Audition du 20 octobre 2011 à l'invitation de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteur de la proposition de loi n° 447
visant à instaurer l'obligation scolaire à 3 ans
Proposition enregistrée à la Présidence du Sénat le 15 avril 2011
Sylvie CHEVILLARD
Responsable nationale du GFEN
Membre associée à l'équipe ESCOL Paris 8
Paris, le 20 octobre 201
Je ne reviendrai pas sur les thématiques abordées dans l'exposé de la proposition de loi concernant le fait qu'aujourd'hui encore quasi tous les enfants de trois ans sont scolarisés à l'école maternelle, bien que nous puissions être inquiets du fait de la suppression de postes d'enseignants et de la manière dont régulièrement l'école maternelle est attaquée car elle serait trop couteuse.
Je voudrais aborder plus particulièrement les enjeux pour les enfants d'école maternelle du « devenir élève ». Ce vocable très en vogue ces derniers jours peut dire tout et son contraire. Aussi, je vais m'efforcer de développer, à partir des travaux menés dans l'équipe ESCOL et des pratiques analysées au GFEN ce que nous devrions entendre quand nous parlons de ces enfants qui arrivent pour la première fois à l'école maternelle et la nécessaire formation professionnelle qu'exige d'enseigner à de jeunes enfants.
Devenir élève quand on a trois ans
Ces enfants, jeunes, qui en peu de temps ont découvert la marche, le langage, en arrivant à l'école maternelle vont découvrir d'autres enfants, d'autres adultes similaires et différents de ce qu'ils connaissent.
Cet enfant « génétiquement social » (selon Wallon) va à l'école, se « déprendre », s'affranchir de son milieu d'origine, rencontrer l'altérité et par là même, grandir (J-Y. Rochex), devenir de futurs citoyens. C'est dans les relations à l'autre que l'enfant va se développer tant sur les plans moteurs qu'intellectuels et affectifs. Vygotski associe développement et apprentissage : l'enfant accompagné dans ce milieu école va pouvoir apprendre, anticiper dans des situations d'apprentissage alors qu'il ne peut encore réaliser des opérations seul.
Les enfants vont pouvoir construire un rapport au monde, dans des situations proposées par l'enseignant qui vont interroger les usages différents des objets et permettre d'élaborer des sens différents selon l'activité intellectuelle menée. Ex : jouer aux petits chevaux à l'école ou à la maison.
Tout enfant arrive à l'école est riche de son milieu d'origine, son milieu familial dans lequel ses parents sont les premiers éducateurs. Il n'est pas seulement question de milieu social même si bien sûr, la sociologie a montré l'influence de celui-ci sur les manières de dire par exemple (travaux de la sociologie du langage, Bautier). Ce qui est en jeu dans la manière dont l'enfant va aborder l'école maternelle, c'est le rapport qu'il a commencé de construire dans sa famille sur ce qu'est l'école, ce qu'on y fait, ce qu'on y apprend (Charlot).
Je vais éclaircir ce point :
Certains enfants arrivent à l'école en ayant déjà des connaissances de l'école, plus particulièrement en ce qui concerne les pratiques langagières quand d'autres sont fort éloignés de ce milieu institutionnel et de ses manières de dire.
Ex : « j'veux pisser »
« billet ou ticket de cinéma? »
Pour tous, l'école est le lieu d'une culture scolaire qui nécessite d'apprendre l'école : concernant les habitudes, les règles, les manières de dire mais aussi le partage de références pour construire une culture commune.
Par ailleurs, devenir élève, c'est entrer dans l'étude du monde : apprendre à observer le quotidien, questionner les évidences, avoir une activité de réflexion sur les situations, objets...
Ex : « couper »
« triangle - quatrangle »
Devenir élève concerne non pas le tri des élèves en fonction de ce qu'ils donnent à voir de leurs manières de dire, de leurs comportements, mais le « grandir » dans un milieu nouveau dans lequel chacun avec d'autres va apprendre des usages du langage, des connaissances, de manières de dire et de faire avec d'autres.
Pour cela, encore faut-il que les enseignants puissent non pas réduire les exigences car sachant que tous les enfants n'arrivent pas égaux à l'école maternelle, non pas prévenir les échecs scolaires dans une période de la vie où tous les possibles sont offerts, mais bien exercer leur profession d'enseignant en prenant en compte la spécificité de l'âge de leurs élèves.
Former des enseignants du primaire (de la maternelle au CM2)
La masterisation ne remplace pas une formation professionnelle : concernant les enfants d'âge « maternelle », des apports de la sociologie, de la psychologie, de la pédagogie sont absolument incontournables, de même que des réflexions sur les relations aux partenaires privilégiés que sont les parents, et d'autres professionnels de la petite enfance.
Des lieux (dans des quartiers accueillant des enfants dont le milieu d'origine est particulièrement éloigné de la culture scolaire) ont expérimenté l'accueil d'enfants de moins de trois ans et de leurs parents. Des analyses ont montré des réussites scolaires en élémentaires. Ces classes « passerelle » ont permis de comprendre ce que l'enfant apprenait de l'école en y venant, de constater l'investissement des familles à accompagner leur enfant à l'école, d'analyser quelques facteurs favorisant l'entrée dans les apprentissages scolaires. Là où les rôles des professionnels ont été objet de travail, il a pu être mis à jour la spécificité et la complémentarité des interventions des divers professionnels de la petite enfance. Ainsi, concernant le langage, une éducatrice jeune enfant intervient plutôt sur l'expressivité de l'enfant dans une relation individuelle, une auxiliaire de puériculture, une ATSEM plutôt autour des manières de faire avec les objets, un enseignant plutôt sur les manières de dire l'action menée avec l'objet. Ces diverses manières d'intervenir sont complémentaires. Si elles ont montré leur efficacité pour des enfants de moins de trois ans issus de milieux éloignés des pratiques langagières de l'école, elles ont permis d'interroger les manières de dire dans des classes ordinaires accueillant des enfants de trois ans.
Cet exemple a pour but de montrer un aspect de la formation « spécifique » de l'école maternelle, qui accueille les enfants dès trois ans, toujours avec d'autres professionnels. Comment les enseignants arrivant en maternelle peuvent « deviner » que dans ce métier, poser les bases du sens à enseigner, au-delà des gestes professionnels est incontournable quand on exerce en maternelle? (Clot).
Permettre aux futurs enseignants d'avoir accès aux recherches menées dans les différentes disciplines qui concernent ce que, et comment les enfants apprennent,
pouvoir travailler spécifiquement avec des collègues ayant une analyse de leur pratique prenant en compte le développement des enfants,
réfléchir sur le sens du métier en analysant des pratiques et les enjeux qui les sous tendent,
pourrait redonner plus d'attrait à enseigner, y compris en école maternelle.
Références bibliographiques
Amigues R., Zerbato-Poudou M-T., Comment l'enfant devient élève à les apprentissages à l'école maternelle, Retz, 2009
Bautier E., Apprendre à l'école, apprendre l'école. Des risques de construction d'inégalités dès la maternelle, Chronique sociale, 2006
Bautier E., Rochex J-Y., Henri Wallon à L'enfant et ses milieux, Hachette, 1999
Bonnéry S., Comprendre l'échec scolaire, La Dispute, 2007
Charlot B., Du rapport au savoir à Eléments pour une théorie, Anthropos, 1997
Clot Y., La fonction psychologique du travail, PUF, 2006
Clot Y., Le travail à coeur à Pour en finir avec les risques psycho sociaux, La Découverte, 2011
Geneix N., Chartier L., Petite enfance : enjeux éducatifs de 0 à 6 ans, ESF, 2007
GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, 2009
Giampino S., Vidal C., Nos enfants sous haute surveillance, Albin Michel, 2009
Passerieux C., La maternelle à première école, premiers apprentissages, Chronique sociale, 2009
Passerieux C., GFEN, Pratiques de réussite pour que la maternelle fasse école, Chronique sociale, 2011
Plaisance E., L'enfant, la maternelle, la société, PUF, 1986