Qu'est ce que la rationnalité néolibérale
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Texte paru dans l'Appel des Appels, qui analyse et met à plat les ressorts de l'idéologie néolibérale En savoir plus
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Aussi, lorsque Nicolas Sarkozy se livra à une attaque en règle de Mai 68 et de
ses héritages lors du discours qu'il prononça à Bercy le 30 avril 2007, force
me fut de me poser des questions. Comment se pouvait-il que je retrouve
certaines critiques que je faisais sur Mai 68 dans le discours de cet homme
dont les valeurs sont aux antipodes de celles que je porte ? Comment cet homme
de droite pouvait imputer aux valeurs de Mai 68 les dérives du capitalisme
financier ? Pourquoi une telle attaque en règle de Mai 68 ? Certes on pouvait y
voir une manifestation de la campagne-marketing qu'il menait, le rejet de 68
apparaissant comme un moyen de souder autour de sa candidature les électorats
du centre, de la droite et de l'extrême droite. Etait-ce suffisant ?
J'ai donc décidé de faire un cours de deux heures sur l'histoire des évènements
de 68 à mes élèves de terminale. Une façon d'essayer d'y voir un peu plus
clair.
En préparant ce cours j'ai réalisé que je disposais de peu d'ouvrages (1) où cet
épisode d'histoire contemporaine était analysé ; preuve supplémentaire de la
faible place qu'occupait 68 dans mes préoccupations.
Comme il le fut pour moi, le discours de Bercy me servit de document d'accroche
pour les élèves : je le leur donnais à lire en préalable au cours, en leur
demandant de dire ce qu'il avait bien pu se passer, d'après eux, en mai 1968
qui puisse justifier une critique aussi virulente de la part de Nicolas
Sarkozy. Une élève dira à cette occasion, que « à lire ce texte on a
l'impression que c'était mieux avant ». Puis, après avoir rapidement mentionnés
des épisodes comparables qui eurent lieu concomitamment dans le monde (en
n'oubliant pas le « Printemps de Prague »), je consacrais la suite de la
première heure de cours à donner le cadre chronologique des évènements en
montrant une superposition de trois crises : crise étudiante qui débute avec le
« Mouvement du 22 mars » et la journée du 3 mai ; crise sociale, à partir du 13
mai et du début du mouvement de grève ; crise politique qui va du 24 mai
jusqu'à la reprise en main lorsque le général De Gaulle « siffle la fin de la
récré » le 30 mai. La deuxième heure était consacrée aux interprétations et
bilans que je m'efforçais de présenter dans leurs aspects complexes et
contradictoires. Le 4 mai 2007, Libération avait publié un article sur
Mai 68 d'où j'avais extrait la citation suivante du sociologue Jean Pierre Le
Goff : « Le discours de Sarkozy, c'est de la nostalgie pure. Ça revient à dire
que c'était mieux avant. » Je concluais ce cours en mettant en relation cette
citation avec l'analyse classique de René Rémond qui distingue la droite,
décrite comme foncièrement conservatrice, et l'extrême droite à laquelle il
réserve le qualificatif de réactionnaire au sens où elle passe son temps dans
ses discours à regretter un âge d'or passé. Non pas pour dire que Nicolas
Sarkozy est d'extrême droite mais que le ton de son discours sur Mai 68 l'est.
Je n'avais cependant pas répondu à toutes les questions que je me posais. Dans l'article de Libération cité il y avait une bibliographie. J'y sélectionnais deux titres dont un de l'historienne états-unienne Kristin Ross. Cet ouvrage Mai 68 et ses vies ultérieures (2) est à l'origine directe des analyses qui suivent. J'y ai compris plusieurs choses : d'abord que les interprétations élaborées dans les décennies qui suivirent Mai 68 ont cherché à masquer la dimension révolutionnaire de l'évènement au profit d'autres qui, bien que présentes dans Mai, n'en étaient que secondaires et sont devenues le prisme au travers duquel on lit aujourd'hui l'événement ; que nombre de ces interprétations se retrouvaient dans mon cours faisant de moi un vecteur de l'idéologie dominante ; enfin, et c'est là que je veux en venir, que comprendre Mai 68 permettait de donner du sens à la situation politique immédiate.
La dimension révolutionnaire de Mai 68 n'est pas là où on a
pris l'habitude de la voir (3): une
révolte générationnelle inhérente à la modernisation, porteuse d'une
contre-culture ayant permis le passage d'un ordre bourgeois autoritaire à une
nouvelle bourgeoisie moderne et libérale ; bref un mouvement qui n'aurait eu
d'autre objectif que la fondation du monde actuel. Cette lecture a pour
caractéristique essentielle de vider l'événement de ses dimensions politiques :
« circulez ! y a rien à voir ». Or c'est bien autre chose.
Mai 68 est un événement politique de masse (le plus grand mouvement de masse de
l'histoire de France), un événement lié à la promotion du politique née de la
destruction de l'identité sociale. C'est un refus massif de continuer à
concevoir le social comme un ensemble de catégories séparées et étroites.
L'égalité fut la problématique essentielle des évènements, ce qui a constitué
la véritable menace pour l'ordre établi : une subjectivation rendue possible
par la synchronisation de deux ordres temporels différents, le monde de
l'ouvrier et le monde de l'étudiant. Une égalité qui fut massivement
expérimentée comme une pratique inscrite dans le présent et non pas comme un
objectif à atteindre, par la remise en cause des traditions de représentation
et de délégation. Les évènements de Mai 68 ont visé à « dénaturaliser » les
relations sociales du passé et furent une crise du fonctionnalisme prenant la
forme de tentatives de déclassification et de bouleversement dans la
détermination sociale des statuts. En perturbant les rôles, les places, les
fonctions, Mai s'est orienté vers une critique de la division sociale du
travail et à réalisé des formes de démocratie directe et d'auto organisation
collective, contenant l'amorce d'une organisation sociale différente.
D'autre part, ce n'est pas un événement qui se réduit aux deux mois de mai et juin
mais qui plonge ses racines dans la fin de la guerre d'Algérie et qui se
poursuit jusqu'aux années 70 ; soit une période de 15 à 20 ans de radicalisme
politique. La guerre d'Algérie a été l'occasion d'une « désidentification » à
grande échelle avec l'Etat, de l'enracinement durable en milieu estudiantin
d'un courant mobilisé dans une cause autre que la défense de leurs propres
intérêts. Ce n'est pas un hasard si le 15 juin 68 De Gaulle amnistie les
membres de l'OAS et les généraux putschistes d'Alger. Plus généralement, Mai 68
a connu une forte identification avec le Vietnam et le Tiers-mondisme (4). Une nouvelle subjectivité
politique passant par l'Autre (l'ouvrier mais aussi l'Autre colonial) permit la
fusion entre anticapitalisme et anti-impérialisme et la connexion entre le Mai
étudiant et le Mai ouvrier : les solutions ne pouvant être trouvées que dans la
transformation radicale du système capitaliste et son remplacement par un nouvel
ordre économique.
C'est l'ensemble de ces caractères qu'il s'est agit de tenter d'occulter par
les « confiscations » ultérieures au travers d'analyses deshistoricisées et
dépolitisées, pour faire disparaître d'une histoire « officielle » de Mai 68, la
lutte des classes et l'anti-impérialisme, pour faire disparaître les deux
figures pourtant centrales des évènements : l'ouvrier et le militant
anticolonialiste. Ce travail de déconstruction commence dès la fin des
évènements.
Indiquant bien ce que Mai 68 avait bousculé, les slogans de la grande
manifestation gaulliste du 30 mai visent à réassigner chacun à sa place : « la
France aux Français », « les ouvriers au boulot »... bref laissons les étudiants
étudier, les travailleurs travailler, les enseignants enseigner, la France être
française. Raymond Marcellin écrira plus tard : « à chacun sa place, sa part,
sa dignité ». Après 68, l'hypertrophie de l'Etat (du au sentiment de panique
des élites) s'accompagne d'une naturalisation des rapports entre les groupes de
la société, de la distribution des corps dans la société (la politique étant
perçue comme une perturbation).
Mai 68 va aussi faire l'objet très tôt d'une confiscation par les « experts »
qui se sont autoproclamés les représentants du mouvement. Daniel Cohn Bendit,
Serge July, Bernard Kouchner... sont devenus les « intellectuels dissidents
officiels », prétendant parler pour ceux qui n'ont pas voix au chapitre.
Kristin Ross parle de confiscation « biographique » à ce propos. De fait il est
devenu possible de projeter rétrospectivement sur Mai, tout ce que ces figures
étaient devenues, réinventant Mai 68 en tant que moment fondateur de ces
trajectoires. La simple succession temporelle tient lieu de causalité. Mai
devient l'initiateur de l'individualisme narcissique contemporain, dépolitisé
et réaliste. Loin de se révolter contre le capitalisme, il s'agissait de
pousser vers le futur une France bloquée et arriérée.
Si depuis les années 80 l'égalité est occultée par les mots d'ordre de «
liberté », ce processus a été amorcé par les « nouveaux philosophes », au
premier rang desquels Bernard Henri Lévy et André Glucksman, dans la deuxième
moitié des années 70. A travers eux se réalise le passage de « l'égalité » à la
« liberté ». Critiquant le marxisme qualifié de totalitarisme, leur discours
énonce que toute tentative de changement social produit le goulag. La figure de
l'individu qui souffre, que leur offrit l'œuvre de Soljenitsyne, leur a permis
d'affirmer la primauté de la morale sur le politique, du ressenti sur la
connaissance. Leur critique du goulag, en détournant l'attention portée aux
travailleurs immigrés des banlieues vers les dissidents de l'Est a travaillé à
la liquidation de la mémoire de Mai. Un ton prophétique, qui prédit la « fin »
(de « vieux dogmes ») et le « retour » (au « marché », à la « morale »),
caractérise leur discours fondé sur le silence des masses et leurs plaintes
pathétiques
La critique du tiers-mondisme lancée dès la fin des années 70 par Jacques
Julliard et Bernard Kouchner entraîne la substitution, à la figure du militant
anticolonialiste (porteur d'un discours réfléchi), de celle de la « victime
humanitaire » (privée de toute subjectivité politique, à la fois dépossédée de
son histoire et écartée de l'histoire), marquant le passage de la sphère
politique à la sphère éthique, de l'analyse politique des causes, à l'urgence
humanitaire : « dépolitisation » des analyses au profit de la compassion pour
les victimes. Dans des anciennes colonies qui seraient retournées à l'état
précolonial de misère et de barbarie, il s'agit de sauver les peuples «
victimes » de la violence de leurs dirigeants, au nom des « droits de l'homme »
(rhétorique qui se substitut au discours sur la mission morale et civilisatrice
du colonialisme). Ce passage de la politique à l'éthique implique une relation
inégalitaire entre la « victime humanitaire » et les « commandos humanitaires »
; l'intervention humanitaire servant de justification à l'intervention
militaire. L'humanitaire, comme anti-tiers-mondisme (qui condamnait le
capitalisme), contribue à ancrer l'idée que tout changement systémique radical
est impossible (et conduit automatiquement au « goulag »). Enfin, dans le
prolongement de cet anti-tiers-mondisme, le monde non-occidental est devenu une
force d'invasion face à laquelle il incombe de rester vigilant (5).
Un pas supplémentaire est franchi en 1988, pour le 20ème anniversaire de Mai
68. Bernard Kouchner réalise une émission télévisée intitulée « le procès de
Mai » : l'événement est reformaté comme un crime. Il faut construire
l'interprétation que l'idée même de changement mène inexorablement vers le
totalitarisme ; dans la continuité de la voie déjà largement balisée par les «
nouveaux philosophes »
L'interprétation générationnelle sera au centre de la « commémoration » des
trente ans de 68. Tous les jeunes se révoltent, cela fait partie de la
jeunesse. Poser la problématique en terme de génération tend à substituer une «
nouvelle » vision du monde social clivé selon les âges, à la représentation
marxiste « traditionnelle » d'une société divisée en classes. Dès 68 Raymond
Aron écrivait : « Nous sommes en présence d'un phénomène biologique autant que
social »(6). Une
biologisation de la société qui implique en outre, une conception unilinéaire
du progrès.
Aujourd'hui Mai 68 est présenté comme un phénomène purement discursif, pas
comme un événement politique ; une morale, pas une forme sociale alternative ;
un prélude à la société actuelle qui prétend lier de façon indissociable,
démocratie / marché / droits de l'homme. Dans ce discours une seule rupture est
fondamentale, celle qui sépare un passé définitivement obsolète parce
qu'admettant des possibilités de changement, du présent d'une phase du
capitalisme qui nie toute étape historique future.
Cependant, avoir déchiré ce « consensus » sur Mai 68, c'est l'analyse que
propose Kristin Ross des mouvements de l'hiver 1995 (7). Elle y observe le passage de
revendications partielles à un soulèvement contre la « mondialisation » avec
deux millions de fonctionnaires en grève, soutenus par des centaines de milliers
de gens dans la rue. Les mêmes « intellectuels » qui avaient œuvré à « réécrire
» Mai 68 s'étaient empressés de saluer le projet de réforme d'Alain Juppé et
s'opposaient aux fantasmes égalitaires rétrogrades ; les grèves devenant une
éruption de nostalgie dans le récit de la disparition des classes et du conflit
au sein d'une démocratie consensuelle et moderne. Daniel Cohn Bendit a opposé
le « mouvement de modernisation de Mai » au « mouvement conservateur de 1995 »(8) , une anomalie anachronique,
corporatiste. Les grèves de 1995 furent une nouvelle façon de formuler
l'égalité en dehors de l'Etat et des partis, de surmonter le gouffre entre «
ceux qui savent » (Alain Juppé, les experts...) et ceux jugés incapables de
comprendre « l'impératif économique ». Tout cela rendait caduque
l'interprétation selon laquelle Mai était sensé avoir rendu rétrograde tout
mouvement de masse populaire (la dernière des insurrections du 19ème siècle
selon Raymond Aron). D'autant que depuis, d'autres symptômes de critique de
l'ordre libéral, de la « pensée unique », des lois « naturelles » de l'économie
sont apparus. 1995 semble bien avoir mis fin à la fin de Mai.
Nous devons aujourd'hui redécouvrir l'histoire commencée en 68 et la «
dédommager » de la confiscation qu'elle a subie. Le refus à grande échelle du
nouvel ordre mondial libéral suscite un nouveau regard sur cette période de
telle façon que le sujet colonial et l'ouvrier retrouvent une visibilité. L'anticapitalisme
et la lutte des classes autour de l'année 68 peuvent de nouveau occuper le
devant de la scène. L'événement de 68 peut redevenir une force.
Comment cette lecture de Mai 68 et ses vies ultérieures ne
ferait pas écho à la situation politique immédiate française ? Pour repartir du
discours de Bercy de Nicolas Sarkozy, nombre de critiques faites à Mai 68 au
cours de l'émission de Bernard Kouchner pour le 20ème anniversaire se
retrouvent dans celui-ci (refus de toutes les barrières, rejet de la morale,
discrédit de la connaissance et des études...) ; critiques qui concernent en fait
davantage les évènements des années qui ont suivi et qui se sont développés sur
la base de la déception suite à l'échec de Mai 68, que sur le mouvement
lui-même.
Comment ne pas reconnaître dans la présentation de Mai 68 comme un mouvement
qui voulait « pousser vers le futur une France bloquée », la tonalité de nombre
de discours politiques actuels dressant le tableau d'un pays assoupi, aspirant
à la réforme mais bloqué par des corporatismes qu'il faudrait dépasser ? Ou la
marque de « l'individu dépolitisé et réaliste » né de 68 dans le pragmatisme
devenu le nouveau concept à la mode ? Le pragmatisme contre le projet (le
projet né de l'analyse d'une situation à transformer) ; l'exigence de résultats
immédiats contre l'inscription dans la durée. Ségolène Royal s'est revendiquée
de cette conception pendant sa campagne : on essaye quelque chose ; on regarde
le résultat ; si on s'est trompé, on le dit et on change !
Comment ne pas retrouver la tonalité et le positionnement des « nouveaux
philosophes » s'adressant aux « masses » dans les discours de Nicolas Sarkozy,
dans la façon dont il se présente comme le « porte parole » des « sans voix »,
de « ceux qui souffrent »... Les « nouveaux philosophes » ont contribué à ce que
depuis les années 80 l'égalité soit occultée par les mots d'ordre de « liberté
» (même si aujourd'hui la liberté doit céder devant les exigences de la
politique sécuritaire, devant « des solutions totalitaires sans état
totalitaire »(9) ). Par
ailleurs, la référence à l'égalité pour la droite n'est en fait qu'un «
égalitarisme des riches »(10) : une égalité par le bas pour
les populations par la suppression de petits privilèges pour qu'ils puissent
conserver les leurs. C'est comme ça que la droite justifie sa volonté de
suppression des régimes spéciaux des fonctionnaires, parce qu'ils
instaureraient une inégalité inacceptable parmi les salariés. On est bien dans
une continuité idéologique directe entre les « nouveaux philosophes » et
Nicolas Sarkozy.
Comment ne pas repérer aujourd'hui les prolongements de la critique tiers-mondiste,
initiée dans les années 70, dans le « droit/devoir d'ingérence » dont Bernard
Kouchner s'est fait un des promoteur ? Lorsque on affirme que la nouvelle bonne
conscience « humanitaire » des Européens devraient les encourager à se
débarrasser de leur sentiment de culpabilité et de leur haine d'eux-mêmes,
comment ne pas penser à l'anti-repentance proclamée dans les discours de
Nicolas Sarkozy(11) ? Comment ne pas reconnaître,
dans les représentations actuelles, la persistance de cette vision
déhistoricisée des populations des anciennes colonies initiée à la fin des
années 70 par la critique du tiers-mondisme(12) ? Comment ne pas voir en
gestation dans la construction de la représentation du monde non-occidental
comme « force d'invasion », la politique d' « immigration » menée en France à
et ailleurs à depuis 30 ans (inaugurée par Giscard d'Estaing), les discours de l'extrême
droite et jusqu'à la politique sécuritaire actuelle. Des données largement
reprises à son compte par Nicolas Sarkozy(13) ; et de ce point de vue, le «
siphonage » des voix de l'extrême droite par le candidat UMP, loin d'être un
signal positif, ne devrait pas manquer d'inquiéter. Ces représentations
marquent bien au-delà de la droite. Un exemple parmi d'autres : le président
(PS) du Conseil Régional Midi Pyrénées argumente son engagement pro-européen du
fait qu'il y aurait une guerre des continents aujourd'hui.
La naturalisation à l'œuvre dans les tentatives de réécriture de l'histoire de
Mai 68 est une entreprise efficace d'occultation. Marx a montré comment le
moyen de s'imposer d'un discours intéressé (idéologie) est de s'inscrire dans
la nature (naturalisation). La naturalisation est une façon d'affirmer que le
monde n'est pas scientifiquement compréhensible. En économie Milton Friedman
parlait de « taux naturel de chômage » (en deçà duquel il y aurait inflation).
Dans le domaine des comportements, le « dépistage précoce de la délinquance »
impose l'idée du « c'est comme ça » et que pour se protéger il faut les repérer
le plus tôt. L'analyse politique des causes de la délinquance disparaît. Dans
le domaine des inégalités, celles-ci seraient justes (naturelles) puisque
récompensant le mérite. Ceux qui sont dans la misère seraient responsables de
leur situation. Elsa Dorlin(14) , dans un récent travail
autour des notions de race et sexe, parle d'une naturalisation des rapports
sociaux, comme tactique de la domination : aborder les rapports sociaux sous
l'angle de la race ou du genre empêche de poser la question sociale.
Autre chose encore, si la seule rupture réalisée par Mai 68 est entre un «
monde obsolète » et notre présent, on peut émettre l'hypothèse que c'est sans
doute à rendre celle-ci définitive que travaille Nicolas Sarkozy quand il se
présente comme le candidat de la rupture et la contradiction n'est qu'apparente
quand son discours de Bercy vise à revenir à un état préexistant à Mai 68. Il
est le représentant d'une droite pour qui Mai 68 est une violence infligée au
cours naturel des choses, à la marche vers le libéralisme ; la société
française en aurait été défigurée, contrainte de courir pour rattraper sa
propre modernisation manquée(15) . Mai 68 est venu tout
bousculer, jetant son ferment de troubles, faisant croire qu'on pouvait changer
la vie, qu'un autre monde était possible... et il faut rompre définitivement avec
ces vaines espérances. Quarante ans après Mai 68 il n'est plus besoin, pour les
partisants de la droite « décomplexée », de la réécriture de Mai comme le «
moment d'adaptation de la modernité du capitalisme » ; le réduire à la source
de tous nos maux suffit et justifie de vouloir liquider définitivement toute
mémoire de l'événement à vouloir changer l'ordre établi ne peut produire que le
« mal ». De fait, « Ils se sentent plus forts à ils le sont à et puis ils n'ont
plus d'adversaires »(16). A
moins... A moins que ces tenants du monde capitaliste ne redoutent que le «
consensus » sur Mai 68 n'ait été déchiré par les grèves de l'hiver 95 comme
propose de le penser Kristin Ross. C'est un fait, à écouter les journalistes en
cette fin du mois de juin 2007, que le spectre des grèves de 1995 semble hanter
Nicolas Sarkozy.
Ainsi, la conjonction entre André Glucksman, Bernard Kouchner et Nicolas
Sarkozy n'est pas conjoncturelle et encore moins surprenante. Au contraire,
elle révèle au grand jour l' « accomplissement » de cette logique en jeu dans
la « réécriture » de Mai 68. On assiste en fait, depuis quarante ans, à une
droitisation(17) de la société. Elle se
traduit par une conception organiciste des rapports sociaux : tout se tient
chacun doit rester à sa place (conception présente dans les discours de
Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle) et s'accompagne d'un
moralisme qui consiste à tout laisser retomber sur la responsabilité des
comportements individuels. Elle se repère encore dans les métaphores militaires
dans les discours politiques du moment qui renvoient à la nostalgie d'un ordre
englobant hiérarchisé. Enfin, plus prosaïquement, lorsque Jean Marie Bockel,
sénateur maire PS de Mulhouse dit pendant la campagne présidentielle, que le
projet du parti socialiste ne peut être un programme de gouvernement, que
Ségolène Royal déclare qu'elle a été contrainte d'intégrer à son programme
présidentiel des mesures non crédibles, telles que le SMIG à 1500 € ou la
généralisation des 35 heures ou que Jean Marie Cavada reconnaît que nombre de
personnalités de l'actuel gouvernement de Nicolas Sarkozy se seraient
retrouvées dans celui de François Bayrou s'il avait été élu, ce sont les
frontières entre droite et gauche qu'on voudrait définitivement brouiller ;
jusqu'au fantasme de disparition de la lutte des classes lorsque Nicolas
Sarkozy fait référence à Jean Jaurès, Gramsci ou Guy Môquet, pour persuader
qu'une vie autre est impossible.
Comparaison n'est pas raison et ces hypothèses mériteraient d'être mieux étayées. Il me semble toutefois qu'elles rendent un peu plus intelligibles les évènements politiques récents. Je n'irai pas jusqu'à dire que la victoire de Nicolas Sarkozy aux élections présidentielles était inévitable. Il est facile à et peu historique à de décréter l'inéluctabilité d'un événement après qu'il a eu lieu. Je dirai que la victoire de la droite est dans la logique d'une époque. J'ajouterai que l'élection de la candidate Ségolène Royal n'aurait peut être pas changé grand chose quant au fond (je ne parle pas de la forme) de la politique qui aurait été menée. C'est à une refondation de la gauche, de son projet politique, qu'il faut travailler aujourd'hui. Reconstruire, comme le propose Toni Negri(18) , une culture de gauche en repartant de ce qui fut l'apport novateur de Mai 68. Ce sera la conclusion de cette réflexion que présenter mon point de vue sur cette thématique.
Refonder la gauche c'est ne pas craindre d'affirmer ses
valeurs c'est à dire être, à l'instar de la droite, « décomplexé ». L'étude de
l'Affaire Dreyfus est à cet égard instructif(19) . Ce sont les hésitations et
compromissions des « républicains de gouvernement » qui ont permis aux
nationalistes de menacer la République en 1899. C'est l'affirmation sans
complexe de ses valeurs, par la gauche républicaine, qui a permis de la
consolider en l'approfondissant (lois de 1901 et de 1905). Les républicains de
gauche formaient l'axe du gouvernement de Waldeck Rousseau (même si des
compromis tactiques furent nécessaires en la personne de De Galliffet ministre
des armées, le « massacreur » de la Commune). Le socialisme découvre dans la
République un avenir possible. Le parti radical naît en 1901. Aux élections
législatives de 1902, c'est la victoire du Bloc des gauches.
Affirmer aujourd'hui les valeurs de gauche, c'est proclamer haut et fort que
les intérêts du capitaliste et de ses salariés sont antagoniques (le code du
travail ne définit-il pas le salariat comme un rapport de subordination ?), que
le capitalisme ne peut exister sans exploitation, que les règles économiques
capitalistes ne sont pas « naturelles », qu'il n'y a pas de place pour un
capitalisme « équitable » - une juste mesure de l'exploitation(20), que l'histoire n'est pas
achevée, qu'un autre monde est possible qui est à inventer car nous ne pouvons
savoir aujourd'hui ce que ce « nouveau » sera (l'évolution historique n'a pas
de finalités).
Refonder ne veut pas dire retourner en arrière. Il ne s'agit pas de retomber
dans l'illusion d'une société parfaite, harmonieuse, sans conflits, d'un
bonheur total, qui peuvent être accomplis à la commande ; illusion à l'origine
des horreurs du 20ème siècle. Les organisations d' « avant garde » de type «
léniniste », qui prétendent savoir où nous devons aller et comment, ne sont
plus de mise. La conscience ne précède pas l'action ; un mouvement ne naît pas
d'un plan global, d'un projet historiciste(21) , défini
au préalable mais d'une lutte. Le projet se construit dans l'action, se
modifie, se transforme, s'abandonne au profit d'un autre. Nous ne devons pas
craindre d'agir sur des champs fragmentaires(22) de la société sous le
prétexte fallacieux que « on ne changera rien si on ne change pas tout à la
fois ».
Inventer des formes nouvelles d'organisation politique qui sont un produit de
la lutte, comme dépassement de la forme parti traditionnelle, réaliser des
formes de démocratie directe et d'auto-organisation collective qui seraient
l'amorce d'une organisation sociale différente, construire l'égalité dans le
quotidien et ne pas se contenter de la définir comme objectif à atteindre, sont
des enjeux de cette refondation.
Perturber les rôles, les places, les fonctions qui ont été assignées à chacun,
remettre en cause une politique de délégation et de représentation mais aussi
la division sociale du travail, inventer de nouvelles coopérations dans une
société où le chômage massif, par la peur qu'il fait régner, permet aux
entreprises d'imposer les méthodes de management fondées sur la rivalité entre
les individus, générant une société du « chacun pour soi », du « chacun contre
tous », sont d'autres aspects de ces enjeux. Eric Besson(23) , tout à
la justification de son retournement carriériste, explique que si les Français
sont peut-être les meilleurs experts de leurs problèmes, ils ne sont
certainement pas les meilleurs experts de leur solution ; à chacun sa place :
ceux qui savent et les autres, à qui on demande de laisser les premiers faire
pour eux. Refonder la gauche c'est, à l'opposé, considérer que l'intelligence
collective est le meilleur « expert » ; c'est permettre la réalisation de cette
intelligence du collectif dans la coopération ; c'est à dire que ce n'est rien
moins que refonder le politique dans la cité, refonder la démocratie dans le
cadre de la mondialisation.
La démocratie doit être au centre de toutes pratiques sociales, garantissant
les conditions d'une confrontation permanente des idées, des apprentissages par
essais et erreurs, de l'expression de la pensée critique raisonnée d'autrui
pour nous rendre compte de nos erreurs, garantissant, dans le domaine des
institutions politiques, la possibilité réelle de « l'alternance », à chaque
instant, pour « l'opposition ».
Refonder la gauche c'est réinventer l'internationalisme pour réinstaurer à la
place de « l'étranger envahissant » la figure de l'Autre opprimé par le
capitalisme international ; c'est désessentialiser les individus (aux identités
supposées stables et univoques) et lutter contre les logiques identitaires et les
conceptions clivantes des sociétés ; c'est ne plus accepter comme de « bon sens
» des formules du style, « il y a des gagnants et des perdants, comme toujours
avec la mondialisation », « il ne peut y avoir un paradis que s'il existe un
enfer pour quelqu'un d'autre »... ; c'est inventer une autre mondialisation qui
ne soit pas en contradiction avec la démocratie et le suffrage universel, comme
actuellement avec la tentative du néo-libéralisme d'instaurer une nouvelle auctoritas(24) ; une mondialisation qui
soit la libération des travailleurs opprimés de la planète que la division
internationale du travail maintient dans l'oppression. Inventer une
mondialisation qui s'attache à l'entretien de notre environnement planétaire au
risque, sinon de mettre un terme à toute histoire humaine (mais sait-on
jamais), du moins de rendre grandement illusoire une amélioration des
conditions d'existence de l'humanité.
Enfin, refonder la gauche c'est se donner les outils adéquats pour mesurer tout
ce que la révolution scientifique et technique que nous vivons transforme dans
notre conception de l'homme et de ses rapports avec le monde ; on ne voit pas
les ruptures que nous vivons dans les représentations humaines alors que nous
sommes dans une situation comparable à celle qu'ont vécu les hommes de la
Renaissance.
On est loin, avec ces exigences, des pauvres combinaisons autour de Ségolène Royal et de François Bayrou, qui rappellent davantage les arrangements de la SFIO sous la IVème République ; on sait ce qu'il en advint et le devenir des actuels partis de gauche (extrême gauche comprise) ne m'intéresse que marginalement. L'enjeu est au-delà : inventer les actions et les modes d'organisation pour cesser d'être agi à chaque instant de notre vie et être le créateur collectif de notre présent ; non pas une utopie pour un horizon hors du monde mais une désutopie(25) dans notre horizon réel.
Notes
(1) AGULHON
M. La République, II, 1932 à nos jours. Hachette (« Pluriel »), 1999.
PACAUT M., BOUJU P.M. Le monde contemporain, 1945-1975. Armand Colin
(« U »), 1976.
TARTAKOWSKY D., BOURDERON R., GACON J. Histoire de la France contemporaine,
VII, 1947-1968. Editions Sociales, 1981. retour au
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(2) Complexe-Monde diplomatique, 2005.retour au
texte
(3) Je présente dans ce qui suit, les analyses de Mai 68 que j'emprunte au
travail de Kristin Ross. Toutes les réductions schématiques de sa pensée et
d'éventuels contresens dans la compréhension de son raisonnement ne peuvent
être imputés qu'à l'auteur de ces lignes. retour au texte
(4) Le Vietnam est à l'origine du « Mouvement du 22 mars » dont le nom lui-même
est d'inspiration cubaine ( en référence au « Mouvement du 26 juillet »).retour au texte
(5) Réactivation de la représentation qui nait à la fin du XIXème siècle de
l'immigré comme menace pour la nation française.retour au texte
(6) Cité par K. Ross p 214 de son livre.retour au texte
(7) Voir aussi l'analyse qu'en fait Antonio Negri. Goodbye mister socialism.
Seuil, 2007. p 40-58.retour au texte
(8) Cité par K. Ross p 218 de son livre.retour au texte
(9) Une expression empruntée à Zygmunt Bauman. « Camps de l'est, camps de
l'ouest, camps modernes ». Drôle d'époque, n° 6, printemps 2000, p
67-80.retour au
texte
(10) Une expression empruntée à Emmanuel Todd.retour au texte
(11) Ce texte était déjà écrit lorsque j'ai lu des extraits du discours
prononcé par Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007, cités par Véronique
Tadjo dans une contribution aux pages « rebonds » du journal Libération
daté du 13 août 2007. Il m'a paru pertinent d'en reproduire deux passages (ici
et infra note 12) : « La colonisation n'est pas responsable de toutes les
difficultés actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres
sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas responsable des
génocides. Elle n'est pas responsable des dictateurs. Elle n'est pas
responsable du fanatisme. Elle n'est pas responsable de la corruption, de la
prévarication. Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution. »
retour au texte
(12) Dans un discours prononcé le 26 août 2007 (voir note 11) à Dakar, Nicolas
Sarkozy déclare: « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas
assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires,
vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la
nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la
répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire
où tout recommence toujours, il n'y a pas de place ni pour l'aventure humaine
ni pour l'idée de progrès. Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le
présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance ». retour au texte
(13) Renaud Dély écrit dans Libération du 11 mars 2007 : « Promettre un
ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale, c'est considérer (...) que
l'identité nationale, produit du passé, serait menacée à de dilution ou de
métamorphose à par l'avenir, ces nouveaux arrivants qui composent l'immigration
». Le 22 mai 2007, le Conseil scientifique de Migrations société déclare : «
L'association dans un même intitulé ministériel, des notions d' « immigration »
et d' « identité nationale » (...) [accrédite] l'idée d'une « essence » nationale
qui s'opposerait à une « essence » immigrée ». retour au texte
(14) La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la
nation française. La découverte, 2006. retour au texte
(15) K. Ross. Op. cit., p. 161. retour au texte
(16) Hocquenghem en 1985 cité par K. Ross p 186 de son livre. retour au texte
(17) Eric Dupin. A droite toute. Fayard, 2007. Didier Eribon. La
révolution conservatrice et ses effets sur la gauche française. Léo
Scheer, 2007. retour
au texte
(18) Op. cit. retour au texte
(19) DUCLERT V. Alfred Dreyfus ; l'honneur d'un patriote. Fayard.
2006. retour au
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(20) Antonio Negri, op. cit., p. 32. retour au texte
(21) POPPER K. Misère de l'historicisme. Plon - Presses pocket. 1988. retour au texte
(22) Ibid. retour au texte
(23) « Les rendez vous des politiques », France Culture, diffusé le 28 juin
2007. retour au
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(24) En référence au rapport entre auctoritas et potentas
dans l'Empire romain chrétien, l'auctoritas revenant à l'Eglise et la potentas
au pouvoir impérial. retour au texte
(25) L'expression est d'Antonio Negri. Op. cit., p. 32. retour au texte
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