La professionnalisation des enseignants
| le 30/11/-0001 00:00
La formation des enseignants est un enjeu essentiel pour la société et implique des transformations radicales dans la conception...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
2012
- la construction de savoirs qui sont différents voire étrangers au déjà connu et inscrivent chaque élève dans un rapport anthropologique à son univers
- la compréhension de ce qu'est l'école, le sens des activités qui y sont menées et la spécificité des modes d'apprendre qu'elle propose : ce sont les modalités de rencontre avec les objets de savoir, avec les autres qui permettront ou non la mise à distance du milieu d'origine et l'émancipation symbolique nécessaire au développement de chacun.
Ces pratiques se définissent par leur dimension collective : un enfant devient un élève, en relation avec d'autres ; l'enseignant est là pour tous ; les objets d'apprentissage appartiennent à un patrimoine commun et doivent devenir des objets de savoir communs ; l'apprentissage s'il est celui d'individus singuliers se fait dans et par le groupe. La constitution du collectif scolaire « impose à ses membres des obligations définies » et «donne de nouvelles formes et des buts particuliers à leur activité » à la condition que les finalités et les règles de fonctionnement du collectif fassent l'objet d'un travail dans les classes.
Mais en fonction de la conception dominante des rapports entre l'individu et le collectif, ces pratiques revêtent des formes différentes qui ont des incidences sur les modalités de l'apprentissage, sur les contenus d'enseignement, les modes d'apprendre et d'enseigner.Le regroupement de tous les élèves sur des bancs ou sur un tapis, face au tableau et à l'enseignant, concerne généralement les rituels, l'annonce des activités du jour, la collation, le temps de chant ou de récitation de comptines, la régulation de la vie collective ou les moments dits de langage (observation d'images, questions après lecture d'un album...). Ce qui fait explicitement collectif pour les élèves, c'est l'organisation spatiale avec en particulier la place réservée à l'enseignant face aux élèves.
Les relations dans le groupe demeurent massivement des relations duelles enseignant, élève. L'enseignant s'adresse successivement à plusieurs élèves, nominativement désignés, qui lui répondent. Ces adresses prennent des formes différentes :- L'adresse collective est de type disciplinaire : une comptine intervient au cours d'une séance pour capter l'attention des élèves. Si elle est reprise collectivement (ce n'est pas toujours le cas), elle recentre individuellement les élèves sur l'enseignant plutôt que sur l'objet de travail. L'apparente même activité, dire ensemble une comptine, n'a pas les mêmes fonctions : l'une relève de l'apprentissage de textes du patrimoine, l'autre du rappel à l'ordre.
- Les interventions de type disciplinaires s'adressent et aux élèves nominativement et à l'ensemble du groupe. Elles occupent une grande place dans les moments de regroupement et leur fréquence brouille la perception ou la compréhension de ce qui ressort de l'activité en même temps que de la fonction du regroupement.
- Le regroupement produit des effets d'entraînement,
sans réflexion ni confrontation lorsque les réponses ne sont pas interrogées
pour être validées, et laissent à penser que ce qui convient c'est d'être tous
du même avis :
M :
« vous êtes d'accord avec Julie »
E (toute la
classe) : « oui »
Les petits groupes, ou ateliers, sont constitués en fonction des tâches à accomplir (ateliers collage, graphisme, découpage, modelage...) et des possibilités offertes par la configuration de la classe. Leur nombre, généralement quatre, est plutôt déterminé par le nombre de tables ou de « coins », tel que le « coin peinture », où peuvent s'installer les élèves. Le nombre d'élèves présents à un atelier dépend du nombre de places offertes à telle table ou tel « coin », ou correspond à une division du nombre total d'élèves par le nombre d'ateliers. On retrouve les mêmes logiques de fonctionnement dans les ateliers que dans les regroupements de toute la classe, avec quelques spécificités :
- Les activités sont généralement des activités
individuelles de réalisation de fiches photocopiées qui concernent les
mathématiques, le graphisme, la lecture (identification de mots, images
séquentielles...), la graphie (prénoms, chiffres...).
L'activité sur fiche apparaît dès la petite section
sans que ne soit préalablement construit pour les élèves un apprentissage sur
la spécificité de l'écrit, son rôle, sa fonction. La plupart d'entre eux ne se
repèrent pas sur l'espace feuille, l'outil scripteur est encore utilisé de
manière malhabile. La non-maîtrise motrice rend impossible une réelle
évaluation des productions car les intentions de l'élève ne sont pas toujours
lisibles, d'autant moins que lui-même n'est pas en mesure d'identifier celles
du maître.
Ces fiches ont souvent un statut ambiguë : elles
peuvent tenir lieu de séance de découverte, c'est-à-dire être une première
étape, de séance d'entraînement, ou être en elles-mêmes le tout d'une activité.
Elles sont de manière récurrente des moyens d'évaluation pour l'enseignant,
alors qu'elles ne permettent pas à l'élève de se situer, y compris dans ce qui
constitue la fin de la tâche.
Elles renvoient les élèves à la solitude de l'exécution et
sont donc généralement en deçà de leurs réelles possibilités : elles
doivent en effet être réalisées avec le minimum d'interventions de l'adulte. On
constate là encore une baisse des exigences pour des raisons d'organisation
pratique et de disponibilité de l'enseignant à d'autres ateliers.
Dans l'organisation en ateliers, l'enseignant reste le seul référent. Agnès Florin a relevé[10] que c'est dans ce type de dispositifs que les prises de parole de l'enseignant sont le plus nombreuses. Notre observation des classes montre également que, accaparé par le contrôle du groupe, les tâches à distribuer, l'enseignant ne peut accorder de temps à la réflexion collective des élèves, les phases d'élaboration communes. Définie souvent par les enseignants comme plus pratique sur le plan organisationnelle elle se révèle coûteuse en temps et en énergie, peu propice à la mise en place d'activités réellement collectives.
Lorsque l'enseignant s'inscrit dans une logique de transmission, il montre au groupe ce qu'il attend, fait faire une démonstration par un élève, ou encore donne une ou plusieurs consignes à la classe. Généralement il répète ou fait répéter. Dans cette situation, l'enseignant s'adresse à tous les enfants du groupe, mais pas au groupe en tant que tel. Le groupe classe est appréhendée comme la somme de tous les élèves. La consigne alors n'est collective que dans sa forme apparente. Les interrelations entre les élèves, si elles sont attendues ne le sont pas de manière explicite. Bien que répétée par un ou des élèves la consigne ne fait pas l'objet d'une re-élaboration collective. Le collectif n'est pas constitué. Les élèves ne peuvent avoir qu'une interprétation individuelle de la consigne, des explications de l'enseignant. Dans cette situation ils prennent très peu en compte leurs pairs et concentrent leur attention sur les réactions de l'enseignant sans l'aval duquel ils ne commencent pas l'activité. Certains même interrompent la tâche lorsque l'attention de l'enseignant est mobilisée par un autre élève. C'est le mode de faire dominant lorsque les élèves doivent compléter une fiche de travail, mais aussi résoudre un problème sans mise en travail du groupe sur ce qui est demandé et les procédures de réalisation.
Cette situation renforce la dépendance des élèves à l'égard de l'enseignant, dépendance dont Jacques Bernardin[11] a fait émerger la grande prégnance chez les « passifs récepteurs », c'est-à-dire les élèves en difficulté, qui ne se sentent pas investis dans la réalisation d'une activité. Ce sont ces élèves qui n'ont pas compris les spécificités de l'apprentissage scolaire et ses modalités. Ils ne se mobilisent que lorsqu'ils sont individuellement sollicités par l'enseignant. Ils s'agitent avec d'autres, se disputent, se dispersent. Livrés à leur propres ressources, sans possibilités de les mettre en confrontation avec d'autres, ils se retrouvent en position d'attendre l'intervention de l'enseignant pour valider ou invalider leur première production. Cette posture d unicode2utf8(0x2018)élève qui allie individualisation et dépendance à l'adulte est renforcée en même temps que construite par une non-connaissance des critères de réussite de l'activité. C'est l'enseignant qui dit si « c'est bien » et c'est la question que les élèves posent après qu'ils aient demandé, ne pouvant le mesurer seuls, s'ils ont « fini ». Ainsi, en grande section, une élève dit à une autre : « T'as pas fini ton travail. La maîtresse elle va dire que t'as pas fini », après que la maîtresse soit intervenue auprès d'autres élèves pour leur demander de finir.
Dans une classe de MS cinq élèves ont réalisé des colliers avec des perles. V et M ont réalisé un collier rouge, C et F un collier vert et A un collier bleu. L'enseignante donne au petit groupe une nouvelle consigne : chacun doit dessiner exactement le collier qu'il a réalisé. Tous s'accordent sur l'importance de la couleur et comparent leurs productions sans tenir compte ni de la forme des perles ni de leur nombre et donc de la taille de chaque collier. Lors des phases individuelles de travail l'enseignante se rend auprès des autres groupes et revient pour donner de nouvelles consignes. Elle pose un problème au groupe :
M : je reprends les colliers, je les mets dans mon dos, je les
mélange, je les repose et vous allez me dire comment retrouver le collier que
vous avez dessiné. Pour Allan ça va être facile, pour les autres
Les enfants se précipitent sur les colliers, chacun en prend un
M : est-ce bien le même collier que vous avez dessiné
E : oui
M : Comment vous savez que c'est le vôtre ?
E1 : parce qu'on l'a reconnu
M :
Comment tu as fait pour le reconnaître ?
E2 :
Parc'que c'est la même couleur
M :
Ah oui ! on prend la même couleur... Moi je suis pas sûre que vous avez
repris le même collier que j'vous avais donné tout à l'heure
Le silence s'installe
M :
Vincent, t'as le même toi ? Comment tu sais qu'ça c'est ton collier et
celui-ci celui de Marion, c'est p't'être le contraire
E3 :
c'ui-là l'est un peu plus grand
M :
tu penses que le tien il était un p'tit peu plus grand que le sien...Qu'est-ce
qui était plus grand ? Qu'est-ce qui peut t'aider à dire ça que c'était un
un p'tit peu plus grand ? Comment tu peux savoir ? Comment ? Et
toi tu es sûre que tu as le bon collier ?
E3 :
oui
M :
oui c'est bien celui-là. Et toi Marion Parce que moi je reconnais pas tellement
le collier que tu as fait avec des feutres sur la feuille
E4 :
non c'est son collier, c'est son collier
E5 :
j' l'avais vu avec ses p'tits ronds
Les élèves se répondent et l'enseignant intervient lorsque tous les élèves sont dans l'impasse en apportant la nécessité du comptage des perles. Les élèves procèdent à des comptages comparés. L'enseignante prend appui sur les réponses individuelles, y compris celles qui ne prennent pas en compte les autres élèves (chacun se précipite sur un collier) pour renvoyer des questions au groupe, mettre en comparaison les diverses productions, solliciter chacun en mettant en relation sa production et celle des autres. Elle opère par va et vient entre chaque élève et le groupe.
Dans cette situation les élèves sont mobilisés sur la tâche à accomplir en même temps qu'ils mènent une activité intellectuelle d'élucidation des caractéristiques de leurs différents colliers : la situation proposée contraint à échanger puisqu'il est nécessaire de comparer en même temps qu'elle engage fortement chacun (il faut retrouver « son » collier) et permet de lever les blocages individuels (personne n'est seul face à la tâche). Le problème posé l'est au groupe et reste posé au groupe tout au long de sa résolution. Les élèves coopèrent, s'imitent, confrontent leurs productions parce que la situation l'exige. Ils sont plus fortement mobilisés sur l'activité cognitive par le biais des relations intersubjectives, car ils doivent affiner leurs pensées, réagir à des propositions autres, argumenter.
Jacques Bernardin[12] assigne une double fonction au groupe « à la fois limite (frein à la toute puissance de l'individu, il oblige chacun à argumenter ses choix...à justifier ses hypothèses) et aide, point d'appui (à la fois pour éclaircir, intégrer, interpréter les consignes, pour dépasser les obstacles et résoudre le problème) ». L'école est le lieu même du conflit socio-cognitif où les élèves vont pouvoir s'émanciper de leur milieu d'origine par la rencontre de modes de faire et de pensée différents de ceux qui leur sont familiers, en même temps qu'elle leur permet un double mouvement d'appartenance au groupe et d'individuation. C'est dans cette perspective qu' Henri Wallon accorde à l'école une fonction sociale et une fonction psychologique dans la formation des sujets.
La polysémie de la notion d'activité produit de nombreux malentendus, particulièrement lorsqu'elle est assimilée à la tâche. Ainsi lors d'activités géométriques en grande section, alors que la tâche consiste à colorier des formes et que l'activité est la capacité à les différencier, les identifier, cette tâche, signifiée par une consigne qui permet de mener l'activité à son terme, ne fera sens, ne sera pas stricte injonction, que si les élèves connaissent l'activité qui la justifie pour se projeter, convoquer les savoirs déjà construits, envisager des stratégies.
Si l'on reprend l'exemple précédent, la plupart des élèves font du coloriage alors que l'enseignant a proposé une activité mathématique. Ils sont donc centrés sur la tenue de leur crayon, la nécessité de ne pas « dépasser », le choix des couleurs. Ils restent dans une perception globale des formes, du déjà-là, sans être en capacité de nommer ce qui différencie un triangle d'un rectangle. L'activité que mènent les élèves n'est pas l'activité pensée par l'enseignant. Dans la plupart des classes observées, lorsque l'enseignant pose une question à l'ensemble des élèves, il valide la première réponse correcte d'un élève sans en appeler au grand groupe. En l'absence de réponses, l'enseignant répète ce qu'il a précédemment énoncé, soit à l'identique soit par une simplification de sa demande, simplification qui touche aussi bien le fond que la forme. Les adresses de l'enseignant aux élèves ne facilitent pas la construction de l'appartenance à un collectif car celui-ci est peu identifiable. Les échanges concernent l'enseignant et un élève ou l'enseignant et quelques élèves. Ils produisent des interventions brèves, peu construites où fonctionne fortement l'implicite (l'enseignant « traduit »). Les élèves qui décrochent attirent l'attention de l'adulte pour des remarques à caractère disciplinaire, individuelle. Dans cette situation, l'enseignant multiplie les questions plutôt que de mettre l'ensemble du groupe en questionnement sur un problème dont la résolution se fera au pas à pas de l'avancée collective, étayée par l'adulte. Face au groupe, les interventions de l'enseignant peuvent concerner des objets divers qui se succèdent, se superposent : adresse au groupe puis adresse individuelle, intervention en direction du groupe et intervention individuelle (sans que soit nommé l'interlocuteur), régulation du groupe et apports de connaissance ou questions sur les contenus. Pour les plus jeunes enfants, en particulier en petite section, ces modes d'intervention ne permettent pas de se situer dans le groupe, comme sujet singulier en même temps que membre du groupe. Elles ne permettent pas non plus de différencier ce qui relève du comportemental et du cognitif. La dispersion des interventions de l'enseignant produit un effet de brouillage, de non lisibilité pour les élèves des attendus de l'enseignant car il est parfois malaisé d'identifier le ou les destinataires des messages, ce à quoi ils réfèrent. On observe alors des décrochages, une augmentation de l'agitation.
Lorsque l'enseignant s'adresse explicitement au groupe pour lui poser un problème, les élèves essaient de résoudre, seuls ou avec un autre, élaborent ensemble par comparaison de leurs productions, échangent, évaluent ensemble leurs réussites. Dans ces situations l'enseignant joue un rôle important d'étayage : il reformule lorsque la formulation première est hésitante, approximative ; il fait préciser les intentions de l'intervenant ; il en réfère au groupe pour valider ou invalider les propositions d'un élève. Dans ce type d'organisation, le collectif est le temps aussi de la formalisation des procédures de réalisation d'une tâche donnée. L'interpellation vise plus à une activité au sens intellectuel qu'à de la tâche. Les élèves apprennent alors à s'inscrire dans le collectif, s'adressent à leurs pairs : leurs prises de parole sont plus longues, plus fréquentes, se répondent.
Lors d'un regroupement des élèves de petite section racontent à leur classe ce qu'ils ont fait avec une autre enseignant : M : j'aimerais que les grands racontent ce qu'il sont fait avec Colette E1 : on a parlé des animaux, de Pipo le petit chien et de Tâche la petite vache et de tous les animaux. Et après on a regardé encore le livre sans que Colette elle nous l'a lu. E : brouhaha M : Chut, chacun son tour, sinon, nous on ne comprend pas. L, il a demandé la parole, on l'écoute L : eh ben, on a dessiné les animaux que Colette a dit M : vous avez dessiné les animaux que Colette vous a dit L : ouais E1 : et moi j'ai dessiné l'ourson poilu L : moi j'ai dessiné Mandarine M : alors on voudrait savoir pourquoi vous avez dessiné des animaux E1 : pacque dans le groupe y avait trois animaux, Mistigri le petit chat, Mandarine la petite souris E2 : non, Valentin E1 : le petit chien E3 : et l'ours E1 : j'ai parlé du chat M : ben oui, c'est vrai E1 : et l'ours je le connais plus
Séance de math en PS-MS :
M : tu colles
une gommette ? Là. (montre du doigt)... Bertrand, On se met au travail...Je
vous aide pas aujourd'hui.......Il faut que tu colles là le même nombre de
gommettes que le chiffre qui est écrit ici. Pour t'aider tu comptes le nombre
de petits points que Martine (la maîtresse) a dessinés...alors...là...il y a...
E : un
M : un...là il y
a ...
E : deux
Plusieurs
élèves : trois, cinq, quatre
M : quatre...
heureusement qu'elle est là Fatoumata, hein y'a des moyens qui se trompent et
des petits qui les corrigent...très bien donc, là (en montrant du doigt), une
gommette, deux gommettes, trois gomettes...
E : quatre
gomettes, cinq gomettes
M : d'accord et
ensuite comme la dernière fois vous l'avez demandé on réécrit dans la dernière
colonne comme Martine elle a écrit dans la première (montre du doigt). Tu fais
attention Bertrand, le 2 faut le mettre à l'endroit, d'accord l'autre jour tu
me l'as mis à l'envers...
Les élèves attendent pour commencer. Certains s'arrêtent
dès que l'enseignant s'occupe d'un autre. L'intervention individuelle favorise
la répétition de la consigne, un morcellement de la tâche par succession de
micro consignes centrées sur le faire.
Lors de la même séance, la maîtresse s'adresse à un
élève :
M : combien il
y a de petits points ici (elle accompagne d'un geste ses propos)
E : 2 Elle
montre avec son pouce
M : et combien
tu as collé de gommettes
E montre 1 avec son pouce
M : il en
manque une alors deux ptits points il faut coller deux gommettes...Elle
s'adresse à un autre : Pourquoi tu
prends pas celui du dessus, tu t'embêteras moins, regarde. Si tu cherches à
décoller çui-là tu t'embêteras moins qu'à aller chercher celui qui est au
milieu. Elle revient à l'élève précédente : là t'en as oublié, t'arrives pas à les décoller attends je vais
t'en donner d'autres...celles-là...alors là un p'tit point, une gommette c'est bon,
c'est juste, un deux, un deux ça marche, après...Elle montre les points
E : 3
M ; et là il y
a combien de gommettes, 1, 2 ?
E : 2
M : il en
manque une , regarde, là, 1,2,3 p'tits points, tu n'as mis que 2 gommettes donc
il te manque une gommette...
En exécutant au pas à pas de la demande de l'enseignant les élèves perdent la vision globale de leur activité ce qui en rend difficile la compréhension car le but s'éloigne en même temps que les procédures pour l'atteindre ne sont pas automatisées. L'attention est focalisée sur l'adulte et la réponse à donner aux différentes questions qui se succèdent, qu'elles concernent la tâche (coller la gommette) ou l'activité (mener une correspondance terme à terme).L'attentisme est important, les initiatives individuelles réduites, les interactions entre élèves très rares. L'avancée dans la réalisation de l'exercice ne montre pas une autonomisation. L'accumulation de tâches individuelles empêche l'activité cognitive. Livrés à un travail solitaire, les élèves se centrent sur la production finale (dont on vient de voir que sa représentation peut échapper) et non sur les procédures de réalisation. Les élèves ne peuvent réaliser la tâche que lorsqu'ils connaissent déjà les procédures, ils sont donc régulièrement confrontés à des exercices qu'ils savent faire, qui ne leur posent pas réellement de problèmes nouveaux (ceci est particulièrement vrai dans les ateliers dits autonomes). Mais l'exercice nécessaire à l'automatisation, ne fait pas l'objet d'un apprentissage car chacun est confronté à sa tâche sans mise en partage de la pertinence des procédures, de leur économie...Par ailleurs, la confrontation à une trop grande difficulté individuelle, provoque souvent la démobilisation lorsque les pairs ne jouent pas un rôle de relance, de provocation, de questionnement. Les élèves sont en situation d'attente de l'adulte, de non-prise d'initiative. L'enseignant se trouve dans une situation identique. Contraint par la lourdeur de son dispositif à circuler d'élève en élève, il ne peut évaluer que le produit fini des travaux des élèves sans considération des chemins empruntés par chacun.
Les observations de classe montrent que l'individualisation de l'enseignement enferme les élèves dans une logique de dépendance. Cette dépendance est d'autant plus forte que ces élèves sont plus fragiles, et osent moins se risquer à des interventions (langagières, manuelles, cognitives).
Dans une classe de grande section, les élèves sont assis
sur les bancs face à la maîtresse et au tableau. C'est le moment des rituels,
et en particulier celui dit de la météo. La maîtresse s'adresse à un élève,
J :
M : Qu'est-ce
que tu vois ?
J : y a du
soleil
M : y'a du
soleil. Est-ce que tu vois des nuages ?
J : non
M : regarde la
couleur du ciel
J : c'est bleu
M : C'est tout
bleu ? ah bon ? y'a un petit peu de gris quand même. Est-ce vraiment
bleu ?
J : non
L : du blanc
M : ah !
alors qu'est-ce qu'il y a J ?
J : des nuages
M : et...
J : du soleil
M : ah ben
voilà. Tu vas mettre les dessins là-bas sur le tableau. Vous laissez passer J.
Donc ce matin, il fait quel temps, J ?
J : il fait
froid
M : il fait
froid, il y a tu nous a dit du
J : soleil
M : et des
J : nuages
M : tu les
accroches. Qu'est-ce qu'il fat rajouter aux nuages ?
A : le soleil
M : vas-y, tu
accroches le soleil
J prend l'étiquette représentant le soleil et le pose sur
l'emplacement réservé. En dehors de deux interventions ponctuelles, tous les
élèves sont restés silencieux, les regards tournés vers la maîtresse.
Très massivement c'est l'enseignant qui valide l'activité d'un élève. Soit par une intervention à caractère moral qui ne donne pas d'indication à l'élève sur la validité de son travail (« c'est bien »), ce qui renforce la dépendance affective et cognitive de l'élève à l'égard de l'enseignant. Soit par des validations qui ne sont pas accompagnées de justification. Des élèves attendent une appréciation à chaque pas de la réalisation de la tâche, attendent l'avis de l'enseignant pour savoir s'ils ont terminé le travail demandé. Ces élèves interpellent sans cesse l'enseignant, ne s'autorisent pas à essayer seuls.
Lorsque le collectif, grand ou petit groupe, est sollicité l'attitude des élèves face à l'activité change de manière visible. Des élèves interviennent sur la production de leurs pairs pour émettre un avis, proposer une solution. L'observation accompagnée par l'adulte de la production d'un autre élève peut les conduire à reprendre la leur, ils se complètent par des interventions qui s'appuient les unes sur les autres, changent de procédure et de stratégie de réalisation. Ils sont alors en position de prendre en compte le regard des autres, de penser qu'ils peuvent intervenir sur d'autres productions que la leur, ils ne sont pas dans une stricte relation duelle à l'adulte, ils s'inscrivent dans une logique d'essais /erreurs, confrontations. Ils sont dans la compréhension de la forme scolaire, comme espace collectif d'apprentissage.
Enfin, l'individualisation empêche les interactions entre l'individu et son milieu, dont on sait grâce aux travaux de Wallon et de Vygotski qu'ils sont moteurs dans les acquisitions des enfants et la formation des sujets. Elle prive les élèves de la confrontation avec leurs pairs, les enferme dans l'ici et le maintenant de leur développement. Or « le seul apprentissage valable pendant l'enfance est celui qui anticipe sur le développement et le fait progresser »[13].
[1] Ecole et savoirs dans les
banlieues et ailleurs Bernard
Charlot Jean-Yves Rochex Elisabeth Bautier Colin 1992 retour au texte
[2] Henri Wallon retour au texte
[3] René Amigues Marie-Thérèse Zerbato-Poudou Comment l'enfant devient élève Retz 2000 retour au texte
[4] René Amigues ouvrage cité retour au texte
[5] Agnès Florin Parler ensemble à l'école maternelle Ellipses 1995 retour au texte
[6] Qu'apprend on à l'école maternelle page 112 retour au texte
[7] « Qu'apprend-on à l'école maternelle ? » CNDP XO Editions 2002 retour au texte
[8] « Qu'apprend-on à l'école maternelle ? » préface de Jack Lang p.7 retour au texte
[9] Idem retour au texte
[10] Agnès Florin ouvrage cité retour au texte
[11] Jacques Bernardin Comment les enfants entrent dans la culture écrite Retz 1997 retour au texte
[12] Jacques Bernardin ouvrage cité retour au texte
[13] Lev Vygotski : Pensée et langage Editions sociales 1985 retour au texte
La formation des enseignants est un enjeu essentiel pour la société et implique des transformations radicales dans la conception...En savoir plus
Audition du président du GFEN, Jacques Bernardin, par la Commission de la Culture, de l'Education et de la Communication du Sénat...En savoir plus