De l'ambition pour l'école
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
L'école forme, certes... mais à quoi ? Quand l'individualisation sert l'exclusion. Retrouver la saveur des savoirs pour redonner sens...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Christine PASSERIEUX[1]
Membre du bureau national du GFEN - Associée à l'équipe ESCOL
Mais que le duc, cardinal et néanmoins ministre repose en paix : une partie de la population, massivement issue des milieux « populaires », est actuellement écartée de l'accès aux savoirs. L'éducation libérale trie, sélectionne, oriente ou propose des modèles qui ouvrent à la compétition plutôt qu'à la construction d'un sujet critique, à l'exclusion et par là même au communautarisme, au repli identitaire plutôt qu'à la rencontre de l'altérité dans une culture commune.
Et pourtant le système éducatif, même libéral, n'échappe pas aux contradictions qui le constituent depuis Ferry. Et lorsque le monde devient un immense marché, que l'école est réduite à sa valeur certificative, lorsque l'accès aux savoirs est pensé en termes de profits et le savoir assimilé à une marchandise, des enfants issus des milieux « populaires » réussissent à l'école. Cette réussite est intéressante parce qu'elle bat en brèche l'idéologie dominante d'une fatalité de l'échec scolaire, mais aussi parce qu unicode2utf8(0x2018e)lle ouvre des possibles lorsqu'on s'attache à la comprendre. C'est le travail que mènent de très nombreux chercheurs et parmi eux l'équipe ESCOL, qui s'attachent, au-delà des résultats statistiques, à identifier et analyser ce qui est à l'œuvre dans ces réussites, autant qu'à identifier et analyser ce qui fait empêchement à la réussite, dans une observation au plus près de l'activité des élèves, de la mise en place du cadre scolaire, des formes et des modalités de l'activité enseignante. Si l'histoire singulière de chacun (familiale, sociale, culturelle...), ou plus exactement le rapport que chacun entretient à son histoire, est un élément important de compréhension des phénomènes observés, il apparaît de manière très forte que l'école et les modalités pédagogiques de transmission des savoirs jouent un rôle décisif dans la possibilité pour chacun, d'où qu'il vienne, de se constituer une posture d'élève pour accéder aux savoirs, à la culture.
Des données institutionnelles corroborent celles de la recherche : l'observation de résultats aux évaluations nationales dans les classes de CE2 ou de 6ème, montre à moyens constants et à population similaire, des différences sensibles d'une école à l'autre. L'origine sociale des élèves, pas plus que les moyens dont disposent les établissements ne suffisent donc à expliquer des disparités conséquentes.
La question de la construction du sujet est une urgence de civilisation, car les modèles du libéralisme s'imposent dans tous les domaines de l'économie, de la culture, de la politique. Dans son dernier ouvrage, Dany Robert-Dufour [2] nous alerte sur les risques d'émergence d'un homme nouveau, un homme réduit avec l'ensemble de ses productions, de ses inventions, de ses créations à l'état de marchandise monnayable sur le marché, dépourvu de sens critique et soumis alors à toutes les aliénations. Dans ce contexte, la question de l'éducation, de la culture est déterminante car c'est bien un projet de société qui est en jeu : quelle conception de la culture ? quelles conceptions du savoir et de sa transmission ? quelles conceptions de l'apprentissage et de l'enseignement ? quel citoyen en devenir ? A l'ordre du jour il s'agit bien d'un projet politique et de sa mise en actes dans des pratiques ici et maintenant.
La pédagogie a perdu ses lettres de noblesse au fil des siècles Elle est ignorée, ou vilipendée selon les besoins de la cause qu'il s'agit de défendre. Elle revient actuellement sur le devant de la scène comme dernier « modèle explicatif » de l'échec scolaire de nombreux élèves des milieux populaires dont l'origine socioculturelle est également stigmatisée (du don au handicap socioculturel jusqu'à une conception dévoyée parce que chosifiée du rapport au savoir). Les deux « explications » ont une origine commune, politique, quand le politique se réduit à de l'idéologie. La doxa, au mépris de nombreux travaux menés depuis Bourdieu, assimile origine et handicap, pédagogie et méthodes (ou dispositifs) et dans les deux cas il s'agit véritablement de détournement de sens. Ainsi Luc Ferry impute « l'illettrisme » à la méthode globale (méthode que personne n'a jamais rencontrée car elle n'a jamais été pratiquée), Alain Finkelkraut pleure la mort de l'autorité des maîtres (en oubliant de s'interroger sur ce qui fait autorité dans une approche réductrice du concept), Jean-Pierre Terrail réduit l'éducation nouvelle aux pédagogies dites actives (dont on sait en effet qu'elles favorisent les élèves issus des milieux culturellement favorisés). D'autres encore réfutent ce qui ne serait que du bricolage en attendant la révolution. Des positionnements apparemment antinomiques convergent actuellement vers, au mieux le maintien du statut quo (on ne change rien car rien ne peut l'être sans transformations structurelles de la société), au pire un conservatisme qui prend des tonalités réactionnaires (on supprime le collège unique puisque certains élèves sont plutôt « manuels » qu'intellectuels, on fait faire des dictées pour « apprendre » l'orthographe, on envoie les « perturbateurs » en internat...)
L'acharnement dans la condamnation montre que la question pédagogique est essentielle dans la question scolaire. Le détour par l'étymologie le confirme : en grec la « paidagogia » est la « direction, l'éducation des enfants », non pas la seule instruction mais bien la formation d'un sujet en devenir ; le « paidagôgos » est celui « qui conduit les enfants » de la maison (du père) à l'école, sur les chemins des savoirs...Le pédagogue se situe donc à une place déterminante dans le développement de tout enfant, car il est un passeur, celui par lequel l'accès aux connaissances est rendu possible, celui qui permet de s'émanciper de la tutelle familiale, de se déprendre de ses origines (sociales, culturelles, éthiques) pour rencontrer de l'autre.
Apprendre : une contrainte d'espèce
« L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation »[3]. C'est en cela que l'espèce humaine se distingue et cette contrainte a différents effets : le petit d'homme ne peut survivre seul et dépend de ses parents, ou de tout ascendant au sens générationnel, pour se développer. C'est cette contrainte d'espèce qui fait dire à Henri Wallon que l'homme est « génétiquement social ».
Il est donc d'abord en position de dépendance et de fragilité. Le paradoxe de cette situation a des incidences considérables et sur l'histoire de l'humanité et sur le développement de chaque homme : ce qui est apparemment un handicap ou pour le moins une difficulté l'a contraint à se doter d'outils pour sa survie, en particulier la culture et le langage. Or il n'en dispose pas immédiatement à sa naissance. Il va donc devoir s'approprier des outils qui lui sont extérieurs en même temps qu'ils lui préexistent. Cette appropriation, parce qu'elle ne peut se faire que de façon singulière, en fonction de l'histoire, de l'origine de chacun, participe de la construction de chaque sujet. C'est dans et par cette construction que chacun se différencie et conquiert son identité : c'est donc dans la rencontre avec ce qui lui préexiste et qui est extérieur à lui que chaque petit d'homme advient comme sujet singulier, dans un double processus de filiation et de rencontre avec l'altérité. Cette spécificité de l'homme nous intéresse particulièrement dès que nous sommes confrontés à la question de l'éducation. Car cette appropriation d'un patrimoine, cette rencontre avec ce qui n'est pas soi, ne sont pas une opération « blanche ». Elles provoquent une double transformation : celle du sujet, qui devient autre dans l'acte même de l'appropriation, si l'on admet qu'apprendre c'est changer, déplacer des conceptions déjà là ; celle de l'objet (le savoir) produit d'un processus qui n'est ni unique ni linéaire.
A l'échelle historique l'un des plus grands bouleversements dans le développement de l'humanité, est sans doute la naissance de l'écriture. Dans les sociétés sans écriture, les hommes répètent à l'identique une origine, des fondements empreints de sacré qui n'autorisent aucun retour critique, et ont pour objectif la perpétuation d'un ordre immuable (cosmogonique, social et politique). Les pratiques langagières orales y révèlent des formes sociales à faible degré d'objectivation du « savoir », reposant sur leur incorporation, dans un rapport oral pratique au monde. Tout ce qui fait groupe (savoir, normes, lois) est absent d'une société orale car « ce qui est appris par corps n'est pas quelque chose que l'on a, comme un savoir que l'on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l'on est. Cela se voit particulièrement dans les sociétés sans écriture où le savoir hérité ne peut survivre qu'à l'état incorporé »[4] et ne peut donc souffrir aucune transformation.
L'écriture alphabétique naît en même temps que la démocratie et participe de la construction de la cité grecque. C'est loin d'être un hasard. Les grecs sortent du mythe en les écrivant, c'est-à-dire en organisant leur mise à distance. Les lois, les règles écrites transcendent tous les intérêts particuliers, peuvent être questionnées dans une cité naissante où se déroulent des débats, où le pouvoir n'est plus celui de dieux mais celui des hommes. Dans la société démocratique naît un citoyen qui partage un bien commun, un espace commun de droits dans un espace politique. Le dépassement de la dimension privée permet le passage de la nature et de l'opinion, à la culture et la raison. Les hommes peuvent alors discuter, échanger, interroger : une distance critique est créée qui remanie dans ses fondements le champ social. Désormais ont le pouvoir ceux qui maîtrisent l'écriture.
Et cela conduit à un paradoxe qui traverse l'histoire et que l'on retrouve dans l'école de Jules Ferry : « ...l'écriture participe à la différenciation sociale, mais est aussi outil d'émancipation. Lieu de résistance des communautés à tradition orale, elle a néanmoins permis (grâce au livre) l'interrogation critique sur les plans religieux (XVIème), scientifique (XVIIème) et social (XIXème) »[5]. C'est à l'école que nombre d'enfants des milieux « populaires »rencontrent la culture écrite, une culture dont ils n'ont pas la même représentation. Ils n'y entreront que s'ils perçoivent les pouvoirs d'action et de compréhension du monde qu'elle leur offre, et en quoi elle permet de s'émanciper de fatalités sociales, historiques, ethniques ou culturelles.
« Un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d'éducation, c'est qu'on ne doit pas élever les enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après un état meilleur, possible dans l'avenir, c'est-à-dire d'après une idée de l'humanité et de son entière disposition »[6]. Cela semble d'autant plus d'actualité que l'on ne peut imaginer une école égalitaire dans une société inégalitaire mais qu'il ne saurait non plus être question d'attendre des lendemains qui chantent pour penser la question de la citoyenneté. L'école ne suffira pas à changer le monde, mais ce qui s'y joue, au plus près de la réalité quotidienne des élèves, préfigure les formes que nous donnons à l'avenir.
« L'école, comme institution dans laquelle se jouent des formes de relations sociales reposant sur un énorme travail d'objectivation et de codification, est en même temps le lieu d'apprentissages de formes d'exercice du pouvoir »[7], c'est pourquoi elle est au cœur des réflexions des citoyens autant que des politiques et de nombre d'intellectuels depuis la Révolution Française.
Avec sa fonction anthropologique, former l'homme, la fonction socio-politique, former le citoyen est une des missions centrales de l'école ; mais en fonction des projets politiques qui la portent cette fonction recouvre des réalités différentes. Une conception actuelle, assez dominante (elle fait l'objet de nombreux discours concernant les ZEP) la réduit à des comportements dits civils ou civilisés, d'obéissance à l'ordre établi, souvent dans une relation minimale aux savoirs . Elle trouve ses sources dans la politique de Jules Ferry dont le projet était à la fois la promotion des apprentissages à destination d'une classe ouvrière qui doit gagner en productivité, s'adapter aux avancées technologiques sans pour autant utiliser ses savoirs à des fins subversives d'émancipation. « Je ne viens pas prêcher » dit Ferry en 1870, « je ne sais quel nivellement absolu des conditions sociales qui supprimeraient dans la société des rapports de commandement et d'obéissance...Dans le maître et dans le serviteur, vous n'apercevrez plus que deux hommes égaux qui contractent ensemble (...) ayant chacun leurs droits précis, limités et prévus, chacun leurs devoirs et par conséquent leur dignité. »
Pour un autre courant, hérité de Condorcet, la citoyenneté s'oppose à l'ignorance. Pour le philosophe, la formation de la raison (opposée à la croyance) et la formation du citoyen sont inséparables ; « le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite mais de les rendre capables de l'apprécier et de la corriger ».[8] En écho Kant affirme qu' « il ne suffit pas de dresser les enfants ; il importe surtout qu'ils apprennent à penser »
Par ailleurs, alors que montent en force des conceptions utilitaristes de l'école, de plus en plus assignée à préparer à un métier, il semble urgent de réaffirmer les enjeux de socialisation, d'accès à la culture, de transmission de valeurs. D'autant que de Giscard d'Estaing à Luc Ferry, les discours sur les manuels opposés aux intellectuels abondent.
La pédagogie est généralement réduite à une forme, une méthode, et ne prend que rarement en compte la question des contenus de savoirs enseignés. Mais comment penser un quelconque mode de transmission sans s'être interrogé sur l'objet de la transmission ? S'agit-il en grammaire de mémoriser les terminaisons des verbes des trois groupes au participe passé ou de comprendre comment s'est construit ce participe passé pour l'orthographier à chaque fois qu'on le rencontre, c'est-à-dire produire un texte qui pourra être compris de tous les lecteurs ?
Plusieurs conceptions du savoir dominent :
- Le savoir est appréhendé comme un en-soi, à l'identique de toute éternité, sans relations dans sa genèse avec les conditions sociales, culturelles, historiques qui l'ont vu naître. Un savoir qui serait advenu en l'état où il nous parvient, qui ne s'est ni transformé, ni développé et qui s'impose alors à nous dans une forme d'évidence qui ne souffre aucune remise en cause. Un savoir dé-historicisé. Le rôle de l'enseignant est alors de le faire « passer » le mieux possible, celui de l'enseigné de l'assimiler le moins mal possible, soit en le recevant soit en le « retrouvant »(comme dans certaines pédagogies dites actives). Dans les deux cas il s'agit de transférer de l'enseignant vers l'enseigné des connaissances, étant entendu que ce transfert serait absolument neutre et ne produirait rien en lui-même. Dans cette approche celui qui enseigne et celui qui apprend sont réduits à de simples réceptacles aseptisés, et non plus appréhendés comme des sujets pensants.
- Le savoir de l'humanité est un empilement progressif (au sens de progrès quantitatif et qualitatif) des connaissances, linéaire et inéluctable alors que le savoir est toujours une réponse que s'est donnée l'humanité confrontée à un problème à résoudre à un moment de son histoire. Amputer les savoirs de leur dimension anthropologique, c'est évacuer le sens même des savoirs comme outils matériels, intellectuels pour vaincre les handicaps qui caractérisent l'espèce humaine. C'est priver les élèves de la compréhension de leur genèse, et en les vidant de leur substance les empêcher d'accéder aux concepts, c'est donc d'une certaine manière les amputer de leur capacité à se réaliser. Pour Dany-Robert Dufour « un sujet privé des questions impossibles de l'origine et de la fin, c'est un sujet amputé de l'ouverture à l'être, autrement dit un sujet empêché d'être pleinement sujet »[9]
Mais c'est aussi les priver de toute inscription dans une filiation, et ce faisant les enfermer dans une conception magique du monde, dans un fantasme de toute puissance qui confronté aux contraintes du réel renvoie chacun, dans la solitude de l'impuissance.
- Enfin le savoir est considéré comme une marchandise, une chose qui se négocie (à travers les notes, les examens) ; a plus ou moins de valeur d'échange selon les filières où l'on se trouve (un bac L « vaut » plus qu'un bac STT et moins qu'un bac S). Mais au contraire des marchandises, le savoir s'accroît d'être partagé : autant d'individus qui en sont exclus autant de limites aux possibilités d'invention, de création pour l'humanité entière.
La transposition des savoirs, c'est-à-dire le passage des savoirs savants aux savoirs enseignés, relève de choix qui ne sont ni neutres, ni objectifs. Que va-t-on garder ou au contraire éliminer ? Ces choix ne sont pas explicités et participent d'un véritable conditionnement lorsqu'ils sont présentés comme allant de soi. Pourtant ils s'appuient sur une conception des savoirs, sur une représentation des élèves et de leurs capacités à apprendre, un projet politique de formation du citoyen. Cette transposition socio-historiquement construite, est conduite par les décideurs politiques à travers les programmes, puis véhiculée par les enseignants, eux-mêmes porteurs de valeurs, de positionnements idéologiques, éthiques, qui formalisés ou non produisent nécessairement des effets dans les pratiques de classe. L'intervention directe du marché, via les manuels scolaires, ne peut non plus être négligée dans ses effets. L'exemple de l'apprentissage de la lecture au cours préparatoire est particulièrement éclairant : le projet politique est-il l'alphabétisation (des enfants des milieux « populaires) pour lutter contre « l'illettrisme » (auquel cas une méthode suffit mais les ambitions sont faibles et socialement discriminantes) ou l'entrée (de tous) dans l'écrit pensé comme culture commune et nouveau rapport au monde, (et là il s'agira de travailler conjointement la question du sens de l'écrit, de la signification des textes et la connaissance du code dans des démarches complémentaires d'appropriation et de production). En effet, le système alphabétique n'a pas existé de toute éternité, pas plus que l'écriture : l'un et l'autre correspondent à la nécessité de se donner des outils (au sens conceptuel) efficaces et économiques. Les élèves ont besoin de le savoir si l'on veut qu'ils acquièrent en un an ou deux ce que l'humanité a construit en 15000 ans, si l'on veut qu'il changent de culture, comme le dit Bachelard qui définit ainsi l'apprentissage.
Une conception dominante de la transposition prescrit une progression des apprentissages allant du « simple » au « complexe » et conduit à segmenter les savoirs en petites unités. Cela repose sur une confusion entre complexe et difficile, simple et facile. Ainsi l'apprentissage des lettres de l'alphabet, élément le plus complexe de l'écrit parce que le plus abstrait, exige une compréhension de la nécessité du code.
Le découpage vide de sens le contenu enseigné : lire ce n'est pas combiner des graphèmes et des phonèmes, dégager des significations, comprendre la syntaxe, augmenter un lexique, mais bien articuler dans leurs interrelations l'ensemble des éléments constitutifs d'un texte.
S' «... il importe surtout qu'ils (les élèves) apprennent à penser »[10] et si le choix des contenus d'apprentissage n'est pas neutre celui des modalités de transmission ne l'est pas plus. L'acte pédagogique n'est pas réductible à une méthode : il produit de la soumission ou de l'invitation à penser, il exige docilité ou initiatives, il normalise ou il s'appuie sur les cheminements singuliers, il transmet un savoir déjà là que l'élève doit capitaliser (passivité intellectuelle) ou conçoit l'accès au savoir comme un déplacement, une transformation de soi et de son regard sur le monde (ce qui nécessite une véritable activité intellectuelle).
L' « effet maître »
Les modes de transmission donnent à voir les représentations qui dominent chez les enseignants quant à leurs conceptions du savoir, de son acquisition. Sachant qu'ils sont massivement issus de milieux socioculturels moyens ou favorisés, la question de leur formation et des enjeux politiques de cette formation est fortement posée, car la distance est souvent très grande entre eux et leurs élèves : non plus seulement en termes de méthodes mais en termes d'éthique, où l'objectif est bien, en permettant l'accès aux savoirs, à l'autonomie de pensée, à la capacité à agir dans une vision solidaire de la société, de favoriser l'émancipation mentale de tous. On constate lors d'entretiens, la difficulté pour nombre d'entre eux (produits de la réussite scolaire) à se décentrer de leur histoire personnelle pour comprendre ce qui est à l'œuvre dans la difficulté scolaire, plus encore dans le refus d'école.
* Les enseignants sont porteurs de positions de classe, implicites ou formalisées qui ont des incidences notoires sur le regard porté sur les élèves, leur conviction ou non dans le pari que fait l'école républicaine de l'éducabilité de tous. C'est ainsi qu'en ZEP, des enseignants porteurs de valeurs humanitaires, estiment que l'on ne peut demander autant à ceux qui ont moins (mais de quoi est fait pour eux ce manque), que la complexité n'est pas à leur portée et que viser à un SMIC des savoirs est indispensable au moins dans un premier temps ; qu'enfin, « sortir » de l'école peut permettre par des approches plus ludiques de mieux faire "passer" la pilule amère des apprentissages.
* Les enseignants peu formés pour affronter des élèves dans lesquels ils ne se reconnaissent pas, vivent douloureusement leur « abandon » par l'institution. Ils finissent par s'identifier, dans l'accumulation de difficultés, voire d'échecs, à leurs élèves et s'enferment dans une image péjorée d'eux-mêmes où ils ne s'autorisent plus à penser qu'ils sont capables de réussir, c'est-à-dire de faire réussir les élèves qui leur sont confiés.
Des méthodes...
Expliquer, démontrer, questionner : ces modes de transmission s'affirment sur le registre de l'imposition parce qu'ils présentent les savoirs comme évidences incontestables. Ils répondent, sous couvert de bon sens à des positionnements qui appellent plus des attitudes de soumission à la raison établie, de docilité à la pensée du maître que des compétences à penser sans déléguer. Quelles que soient les formes prises, des « méthodes traditionnelles » à des méthodes dites « actives », le savoir transmis ne peut être soumis à aucun réel questionnement et s'apparente alors à un dogme. Ces modes de transmission se fondent sur le comment plutôt que sur le pourquoi, s'intéressent à ce qu'il faut savoir, au sens de connaître, plutôt qu'à ce qu'il est nécessaire de comprendre pour savoir.
- Le maître sait, agit ; l'élève écoute, apprend c'est-à-dire essentiellement mémorise sans que soit convoquée sa capacité à analyser, réfléchir, interroger, formaliser. Le savoir transmis ne rend pas compte des questionnements dont il est issu. La transposition ne s'avoue pas comme telle et savoirs savants et savoirs scolaires sont très hâtivement assimilés.
- Le maître explique, répète ou alors montre. C'est lui l'acteur principal, alors que comme l'affirmait Henri Bassis, président du GFEN, « expliquer empêche de comprendre quand cela dispense de chercher ». L'élève répond, c'est-à-dire déduit du discours du maître ce qui est la bonne réponse aux questions posées, car elle seule a valeur et non le processus qui a permis d'y parvenir.
Les méthodes dites actives ont d'autres effets négatifs. Elles s'adressent à l'enfant plutôt qu'à l'élève alors que c'est dans les milieux populaires que le passage de l'un à l'autre [11] se révèle difficile. Elles proposent des modèles éducatifs en connivence culturelle avec les couches moyennes ou supérieures de la population. Ainsi à l'école maternelle la pratique du jeu, n'offre pas de lisibilité quant aux apprentissages qu'il favorise, dans les milieux où apprendre c'est travailler, écrire, répéter, être sage...
Ces « méthodes » s'appuient sur une logique du faire, de la manipulation en tenant à l'écart la dimension conceptuelle des contenus de savoir abordés.
... à la didactique
- Là encore les savoirs transmis ne sont pas interrogés et sont présentés aux élèves comme là de toute éternité. Ils devront s'en imprégner et s'entraîner à les manipuler
- En s'intéressant essentiellement aux savoirs à enseigner la didactique ne prend pas suffisamment en compte les noyaux conceptuels des savoirs savants. Jacques Bernardin [12] met en lumière dans son travail de recherche les points de rencontre entre les cheminements des élèves de cours préparatoire et la construction socio-historique de l'écriture (création du système alphabétique). Il insiste sur la nécessité de travailler ce qui fait butée dans les savoirs sur le plan épistémologique et sur le plan épistémique.
Enfin, une approche très « disciplinaire » risque priver les élèves « de la racine inventive des savoirs »[13], en évacuant la dimension affective ou imaginative, sociale et culturelle de tout apprentissage. Ce faisant elle évacue dans le savoir « les traces d'un sujet » [14], de l'inventeur du concept, à l'élève qui apprend et à l'enseignant qui transmet.
Apprendre c'est passer de réussir en actes à comprendre en pensée. C'est là que se situe la rupture avec les modèles dominants. Et donc s'il y a une méthode d'apprentissage, ce ne peut être que celle de l'élève.
Cela implique que les situations d'enseignement soient conçues comme des chemins ouverts où chacun devra « affronter un champ de contraintes, contradictions et conflits qui permet, dans l'exercice d'une liberté nécessaire pour les surmonter, l unicode2utf8(0x2018)émergence pour chacun de ses pouvoirs créatifs »[15]. Ces chemins des savoirs convoquent l'imaginaire autant que la raison ; partent de la complexité inhérente à toute réalité du monde pour aller vers une logique d'affinement, de structuration, de compréhension des éléments qui constituent cette réalité. C'est là que se font les rencontres conflictuelles entre ses propres représentations et leur nécessaire dépassement, entre soi et les autres si l'on admet qu'apprendre c'est se situer avec/contre les autres. Sur ces chemins les élèves empruntent les impasses du parcours, les voies apparemment sans issues où il faudra inventer pour s'en sortir. L'erreur n'y est plus une faute, un empêchement, mais au contraire ce qui contraint à l'invention de possibles.
L'enseignant est le passeur, sans lequel aucun cheminement n'est possible : c'est lui qui crée les situations qui interpellent, déstabilisent les représentations, provoquent un questionnement ; c'est lui qui, jusqu'au bout, tient le pari de la capacité de tous à réussir non comme un slogan mais comme réalité incontournable ; c'est lui qui s'engage avec les élèves en entendant ce qu'ils disent, apportant des contradictions, faisant rebondir les interventions des uns et des autres ; c'est lui qui fait un cours magistral lorsqu'il a permis en amont tous les questionnements qui le rendront pertinent ; c'est enfin lui qui provoque la capacité à penser de manière autonome c'est-à-dire à terme sans recours au maître.
Les travaux de l'équipe ESCOL montrent que le rapport que les élèves entretiennent au savoir est un élément fort de compréhension de leur échec ou de leur réussite, rapport au savoir pensé comme « l'ensemble (organisé) des relations qu'un sujet entretient avec tout ce qui relève de l'apprendre et du savoir »[16]. Or tous les élèves n'entretiennent pas les mêmes rapports au monde et c'est là que s'organise une différenciation entre eux.
Ce rapport n'est pas figé, il se construit dans la pratique et c'est à l'école, particulièrement à l'école maternelle, de permettre à tous les élèves de passer, par les apprentissages, d'une socialisation restreinte (celle de la famille, de la communauté) à une socialisation élargie (culture commune). A ne pas le faire, elle assigne à résidence de leur origine tous les élèves qui ne sont pas en connivence socioculturelle avec les modèles dominants à l'école dont on sait qu'ils sont ceux de la bourgeoisie.
Lorsqu'ils arrivent à l'école, nombre d'enfants de milieux populaires ne sont pas constitués en élèves. Ils vont devoir comprendre le sens (la signification autant que la finalité) de ce qu'ils font, comprendre les modes d'agir à l'école, les codes, les règles et surtout les pratiques langagières, étrangères à leur univers et particulièrement discriminantes. Alors qu'ils ont à la maison un rapport utilitaire au langage, dans l'immédiateté du faire ils vont devoir apprendre à pratiquer le langage comme outil conceptuel de mise à distance de l'expérience, du vécu, pour l'objectiver, l'analyser, se construire des modèles de compréhension.
Il leur faut opérer un renversement de regard et de posture. Ce n'est possible que si l'école propose des perspectives autres que sa propre finalité, si elle ouvre à des territoires de possibles où la rencontre de l'altérité ne provoque ni angoisse, ni sentiment de trahison, ni reniement de ses origines, et où chaque enfant mesure que toute avancée dans les savoirs s'accompagne pour lui d'une autonomie affective et cognitive.
Les fondements de la démocratie sont gravement menacés et l'on assiste à une entreprise de casse systématique de toutes les conquêtes arrachées de haute lutte depuis la Révolution Française. Les droits les plus élémentaires sont en péril : droit au travail, droit à la protection sociale, droit à la santé, droit à la retraite, droit à la culture, droit à l'éducation... Plus qu'un retour en arrière, c'est un véritable déni d'humanité qui nous menace si l'on organise pas la résistance, et un peu plus que cela. Car dans cette offensive sans précédent c'est bien une conception de l'homme qui est en jeu, un homme en situation de dépendance économique et intellectuelle, privé de conscience réflexive, dans l'incapacité à tolérer ou reconnaître une quelconque altérité. Car c'est bien à la perte de tout sens critique que conduit le déni de culture et d 'éducation. Advient alors « un sujet précaire en somme, dont la précarité même est mise à l'encan du Marché qui peut trouver là de nouveaux débouchés en devenant grand pourvoyeur de kits identitaires et d'images d'identification »[17].
L'école a une mission historique, dont l'enjeu est celui d'une émancipation au sens d'affranchissement de toute tutelle, de toute domination (clanique, ethnique, religieuse, familiale...). Cette émancipation, c'est ici et maintenant qu'il nous faut la penser, la mettre en œuvre. Elle ne peut exister que dans des pratiques qui proposent à l'élève d'entrer dans des savoirs, une culture, hérités de notre histoire, où se développera dans la solidarité la volonté commune d'affronter le monde pour le transformer. Les valeurs n'existent que dans les pratiques qui les construisent : c'est en cela que la pédagogie est fondamentalement politique.
[1] Richelieu, cité par Lebrun F., Venard M., Quéniart J., 1981 : Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation, t. 2, Nouvelle librairie de France
[2] Dany-Robert Dufour L'art de réduire les têtes Denoël 2003
[3] Kant Traité de pédagogie, Hachette Education 1981
[4] Pierre Bourdieu Le sens pratique
[5] Jacques Bernardin Dialogue 83-84 1996
[6] Kant, Traité de pédagogie, Hachette Education 1981
[7] Bernard Lahire Culture écrite et inégalités scolaires PUL 1993
[8] Condorcet, Cinq mémoires
[9] Dany-Robert Dufour L'art de réduire les têtes Denoël 2003
[10] Kant Traité de pédagogie, Hachette Education 1981
[11] voir les travaux de l'équipe ESCOL, et l'ouvrage de Marie Thérèse Zerbato-Poudou et René Amigues : Comment l'enfant devient élève, RETZ 2000
[12] Jacques Bernardin Comment les enfants entrent dans la culture écrite Retz 1997
[13] Odette Bassis Se construire dans le savoir ESF 1998
[14] Odette Bassis Se construire dans le savoir ESF 1998
[15] Odette Bassis Se construire dans le savoir ESF 1998
[16] Bernard Charlot Du rapport au savoir Anthropos 1997
[17] Dany-Robert Dufour L'art de réduire les têtes Denoël 2003
[1] Article à paraître dans le numéro de mars 2004 du journal « Politique »
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