La psychiatrie entre hygiénisme et naturalisme
La psychiatrie entre naturalisme et hygiénisme
Françoise LABES
psychiatre, psychanalyste
Paris
Extraits d'une intervention à Amiens,
Septembre 2011
Journées nationales des
psychiatres d'exercice privé
Je voudrais vous proposer de réfléchir ensemble à ce que je crois être un risque de changement de paradigme pour la profession.[....]
Ces dernières années, plusieurs histoires de cas m'ont semblé refléter l'évolution du regard sur la maladie mentale dans nos sociétés occidentales postmodernistes, que d'aucuns décrivent comme néolibérales.
[....] Ce travail s'inscrit dans l'héritage de Freud, Lacan et Foucault, mais aussi des non foucaldiens, en particulier Pierre-Henri Castel. Je dois également citer Yves Clot et Jean-Pierre Le Goff.
Parallèlement à la clinique et au travail théorique, j'ai été interpellée, comme beaucoup d'entre nous, par la série de rapports remis au gouvernement, parmi lesquels les rapports de l'INSERM sur l'évaluation des psychothérapies, Clery-Melin, Hardy-Bayle, le rapport Bénisti à l'origine des dispositions de la loi dite sur la prévention de la délinquance à laquelle s'est opposé le collectif « pas de 0 de conduite », le rapport Accoyer précédant l'invention du nouveau métier de psychothérapeute, et enfin, passé davantage inaperçu, le rapport du Centre d'analyses stratégiques intitulé : « La santé mentale, l'affaire de tous », qui mérite que l'on s'y arrête. Remis en novembre 2009 à N. Kosciusko-Morizet, ministre de la prospective, il a été élaboré par un groupe de travail présidé par Viviane Kovess, psychiatre, directrice du département d'épidémiologie et de recherche clinique à l'EHESP. Et je vous épargne le dernier rapport de l'IGAS sur l'hospitalisation en psychiatrie [....]
Voici donc quelques vignettes cliniques, plus ou moins détaillées; vous pouvez d'ores et déjà jouer à deviner à quel rapport précité renvoie chacune.
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Je pourrais aussi évoquer des enfants ou préadolescents dont les parents m'ont consultée après avoir vu prescrire de la Ritaline* à leurs fils, prescription qui les alarmait et qui ne fut heureusement jamais exécutée.
Je pourrais relater toutes ces consultations avec des adultes faisant suite à la rencontre de quelque manager ou coach en entreprise les ayant persuadés que s'ils rencontraient des difficultés dans leur travail, ce n'était pas à cause du management par objectif mais parce qu'ils devaient « travailler sur l'estime de soi» (sic) au nom de « la gestion en mode projet » et autre « management de la qualité » (sic) : effets délétères de la rationalité discursive, des discours contemporains sur l'homme entrepreneur de lui-même, compétitif et efficace.
Je pourrais m'attarder sur le nombre de plus en plus élevé de patients venant demander à être soutenus dans leur refus d'avaliser un diagnostic, auquel ils refusent de réduire leur identité. [....]
Je préfère vous parler de ces observations que j'ai collectées et réunies sous l'expression du tas de petits garçons au milieu de la cour de récréation. Le tableau est assez typique : des petits garçons, ne venant pas tous de la même école, âgés de trois et demi à cinq ans, dont les parents consultent parce que l'école les a alarmés. Leur enfant serait particulièrement agressif, voire violent, on leur parle de plaintes des autres parents, d'enfants griffés, on s'inquiète pour leur évolution. Tous ces petits garçons ont été d'abord reçus avec leurs parents. Ils étaient tous très stables et calmes en séance, attentifs à ce qui se disait, participant et dessinant. Tous avaient un bon niveau de langage et de bonnes réalisations grapho-motrices. Il m'est rapidement apparu qu'ils étaient dans des écoles où l'on semblait ignorer ce que pouvait être le mode de réaction et d'expression d'un petit garçon de cet âge-là, avec des pulsions centripètes aurait dit Françoise Dolto, des besoins moteurs, une propension à régler les affaires avec les autres garçons de façon quelque peu « virile ». C'est ce que les institutrices avisées d'école maternelle racontent : il y a toujours au milieu de la cour de récréation un groupe de petits garçons jouant à la bagarre, qu'il faut séparer en les attrapant par le col, sans davantage s'émouvoir. Deux de ces enfants connaissaient une situation familiale génératrice d'angoisse que les entretiens ont rapidement dénouée. Les autres étaient tellement identifiés au monstre qu'on décrivait, et leurs parents étaient tellement angoissés tous les matins en se demandant comment la journée allait se passer, qu'ils ne pouvaient que faire adhérer leur comportement au discours qu'on tenait sur eux. Je dois préciser que tous étaient rejetons de familles aisées, sans rien à voir avec la vulgate habituelle sur les familles en difficulté et les parents défaillants. Dans tous les cas, en quelques semaines, les parents et les enfants étaient suffisamment rassurés sur la normalité des comportements de ces derniers, pour que les enfants s'assagissent suffisamment et ne se fassent pas outre mesure remarquer.
Au passage, je rapporte l'anecdote des parents d'une délicieuse petite fille sage, venant s'émouvoir auprès de l'institutrice de l'école maternelle du fait que leur fillette était très bousculée parce qu'un garçon, leur racontait-elle, lui courrait après pour voir sa culotte. L'institutrice ne put qu'éclater de rire et leur narrer un sketch classique de cour de récréation : un groupe de fillettes tournant autour d'un groupe de garçons, très occupés à leurs jeux de guerrier, en chantant à tue-tête : « Tu verras pas ma culotte » sur l'air des lampions jusqu'à ce que les malheureux n'aient plus d'autre choix que de leur courir après, piqués au vif ! La saynète se passe à la fin du vingtième siècle ; qu'en serait-il au vingt et unième ?
Je passe sur la jeune fille de 14 ans qui a dû expliquer aux directeur, CPE et assistante sociale de son collège réunis en cellule de crise à un collège rural loin des cités tant stigmatisées à que si elle avait collé une claque à son petit camarade, ce n'est pas qu'elle était violente, c'est qu'il lui avait mis la main aux fesses. Elle dut ensuite leur expliquer que cela ne faisait pas de celui-ci un futur prédateur sexuel, juste un préadolescent normal avec des pulsions banales.
Voici donc, rapidement brossés, quelques tableaux de ce qui fait notre quotidien et qui, pris isolément, ne susciteraient sans doute pas d'interrogation sur le contexte discursif dans lequel ils s'inscrivent. Il m'apparaît néanmoins qu'ils illustrent les questionnements que nous devons mener quant aux effets des rationalités discursives contemporaines et à leurs effets de subjectivation[1](au sens de Michel Foucault[2]), quant à la façon dont les troubles psychiques et plus simplement les comportements humains sont appréhendés, et comment il y est répondu. Et je me demande dans quelle mesure nous pouvons nous-mêmes affirmer être à l'abri entre les murs du cabinet, protégés de la contamination par ce que Foucault appelle les modes de subjectivation par assujettissement ou par autonormation. « Pour peu que vous habitiez un discours », dit Lacan, « vous êtes bon pour qu'il vous commande».[3]
Nous devons en particulier nous garder des sirènes du naturalisme et de celles de l'hygiénisme.
Nous sommes face à un mouvement que P.-H. Castel appelle la fiction naturaliste en psychiatrie[4]. En épistémologie, le naturalisme est la démarche qui se fixe pour idéal la résolution des problèmes théoriques selon les canons des sciences naturelles. Cette option naturaliste correspond en économie politique à ce que l'on nomme le néo-libéralisme qui convoque Darwin ; et elle gagne beaucoup de terrain en psychiatrie, avec l'expansion des neurosciences et son corollaire, l'inflation des théories cognitivo -comportementalistes. Nous sommes là loin de l'enseignement de Freud et de la reconnaissance de la castration et de la division du sujet. Il faut dire, avec Lucien Israël, que « tout ce que gagne le sujet à être sexué, c'est de se savoir mortel »[5].
Les crises individuelles deviennent donc des désordres à réprimer, des symptômes à réduire, et non des moments où peut aussi s'entendre la vérité du sujet. L'esprit est désormais ce qui s'explique à partir du fonctionnement cérébral et rien d'autre. Il y a une naturalisation, une cérébralisation de la folie. Et pourtant l'humain résiste et continue à hurler, j'en veux pour preuve les insomnies rebelles à tout traitement. Bien qu'on n'en ait jamais autant su sur le fonctionnement du cerveau, souligne Castel, rien n'a permis d'éradiquer aucune des pathologies mentales décrites depuis deux siècles. On en invente même de nouvelles.
L'autre versant de la rationalité discursive contemporaine est l'hygiénisme. Je voudrais m'y attarder.
L'hygiénisme s'observe quand un gouvernement s'occupe de près de la santé des citoyens. En 2009 a donc été remis le rapport cité en préambule. Il y est affirmé que la France serait très en retard en matière de réflexion sur la santé mentale qui doit être « l'affaire de tous ». Je cite : « Au même titre que la santé ne se restreint pas au fait de ne pas souffrir de maladie physique, la santé mentale ne se limite pas à l'absence de troubles psychiques. On distingue aujourd'hui trois dimensions de la santé mentale :
-Les troubles mentaux
-La détresse psychologique
-La santé mentale positive
Cette dernière dimension longtemps négligée recouvre l'estime de soi, les capacités d'adaptation (la capacité à la résilience, lit-on ailleurs dans le rapport), le sentiment de maîtriser sa vie quelles que soient les circonstances. »
Il s'agirait donc pour un gouvernement d'investir dans la santé mentale, faute de quoi la société pourrait voir « ses capacités de rebond dégradées». Le rapport en tant que tel (quelque 280 pages) mériterait une analyse détaillée, tant y est à l'œuvre la rationalité discursive sur l'individu entrepreneur de lui-même, appelée en bon franglais «l'empowerment ». Il concerne d'ailleurs pour un tiers la question du travail. Le pavé est indigeste, la conclusion édifiante : il s'agit de « pasteuriser le réel »[6].
Je cite encore :« Il ne s'agit pas de s'appuyer sur le seul système de santé et sur les personnels soignants, mais d'amener chacun, pouvoirs publics, employeurs, managers, enseignants, associations, particuliers à faire progresser même modérément, sa prise en considération des enjeux de santé mentale. »
D'où quelques considérations, parmi lesquelles : « Il s'agit de doter chaque jeune d'un capital personnel : développement le plus tôt possible de compétences complémentaires à celles délivrées par les enseignements traditionnels, d'après les travaux anglo-saxons sur l'importance des compétences émotionnelles cognitives et sociales censées favoriser la cohésion et l'intégration, le développement des dispositions à l'apprentissage de l'identité, de la confiance en soi, comme la préparation de la vie en collectivité. »
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Chacun pourra ainsi être entrepreneur de sa propre santé, c'est-à-dire s'adapter à toutes les situations auxquelles il ne pourra rien changer, en faisant taire ses contradictions internes et ses conflits avec le réel.
En résumé (je cite) : « Dans le cas de la France il s'agit de faire rapidement évoluer les approches de santé mentale encore trop réactives, fragmentées ou sectorielles, strictement sanitaires ou médico-sociales.» Par exemple, s'occuper des troubles dits psychosociaux[7] au travail en les médicalisant et en les psychologisant, en les considérant comme des troubles mentaux pour lesquels on évoque une étiologie, et non plus en posant la question des rapports de force et de l'imposition de contraintes insupportables dans le monde du travail[8].
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Qu'en est-il pour nos jeunes collègues qui ont surtout droit à l'université au discours naturaliste mâtiné d'un rien d'hygiénisme ? Qu'avons-nous à leur transmettre, nous qui sommes encore à l'écoute du discours des patients ? Pour paraphraser Lucien Israël parlant de la psychanalyse[9], « si transmission il y a, elle ne pourrait en aucune façon être transmission de doctrine, de connaissances, de savoir calibré. Elle ne pourrait être que transmission de subversion.»
Ne perdons pas de vue que nous sommes, comme nos patients, enfants du discours et qu'à ce titre nous pouvons avec Lacan parler de fraternité avec eux[10].
Nous pourrions sinon être condamnés, ou nous condamner nous-mêmes, à être au service de l'hygiénisme contemporain. Rudolf Wirschow, médecin allemand et inventeur de l'hygiénisme, disait que « la politique, ce n'est que la médecine en grand ». Il était partisan du drainage des eaux usées. Sommes-nous assurés de ne pas nous laisser réduire, selon le mot d'Yves Clot, au « retraitement des déchets subjectifs »[11] ?
[1] Dardot Pierre, Laval Christian, La nouvelle raison du monde, Paris, La découverte, 2009.
[2] Foucault Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
[3] Lacan Jacques, Le séminaire, Livre XVIII. D'un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007.
[4] Castel Pierre-Henri, L'esprit malade, Paris, Ithaque, 2010.
[5] Israël Lucien, La parole et l'aliénation, Toulouse, Eres, 2007.
[6] Clot Yves, Intervention orale dans le cadre d'un groupe de travail, Paris, 2011.
[7] Clot Yves, Le travail à cœur, Paris, La Découverte, 2010.
[8] Le Goff Jean-Pierre, La France morcelée, Paris, Gallimard, collection Folio, 2008.
[9] Israël Lucien, La parole et l'aliénation, op. cit.
[10] Lacan Jacques, Le séminaire, Livre XIX. Ou pire..., Paris, Seuil, 2011.
[11] Clot Yves, Intervention publique, Meeting des 39, Paris, juin 2011.
Le texte paraîtra dans son intégralité en 2012 dans la revue Psychiatrie