Du tri à l'exclusion

Du tri à l'exclusion... les difficultés d'apprentissage seraient-elles devenues pathologies qu'il conviendrait de soigner ?


Introduction 

Jacqueline BONNARD

A tous les niveaux de la scolarité, les injonctions faites aux enseignants, aux éducateurs sont fortes pour dépister, prévenir, anticiper... afin d'individualiser et traiter les difficultés de façon parcellaire, en rejetant sur l'individu lui-même les causes du dysfonctionnement. A force de chercher des causes individuelles à des difficultés scolaires qui pourtant sont communes à un certain nombre d'élèves issus le plus souvent des classes populaires, on en vient à concevoir la difficulté scolaire comme une maladie. Le vocabulaire utilisé est d'ailleurs sans ambiguïté : on dépiste pour prescrire, on diagnostique pour prévenir, on traite le « problème » après avoir identifié la nature du « dys »fonctionnement en externalisant  ce qui pourrait être pris en charge dans le cadre de la classe par une approche pédagogique concertée.

Le courant neurocomportementaliste tente d'imposer cette conception : prolifération des « dys » (dyslexie, dyscalculie, dyspraxie...), arrivée massive de troubles (de l'attention, de langage, de mémoire...), comme autant de d'indicateurs attestant d'un dysfonctionnement génétique ou neurologique empêchant d'apprendre. Dans un modèle où la difficulté est renvoyée à chaque individu comme un problème personnel à résoudre -ou pire à une fatalité-, la porte est ouverte à une médication dont les effets peuvent être dévastateurs. Tout se passe comme s'il n'existait pas de mémoire pédagogique faite de connaissances et d'expériences à partager, comme si l'expertise de l'enseignant se cantonnait aux routines installées dans la classe. Pourtant l'école a besoin de construire du collectif, à commencer chez les professionnels de l'enseignement : échange de pratiques, regards croisés sur les élèves, élaboration de projets de classe, réflexion sur les enjeux et les visées...

Au sein d'une société ou l'individualisme triomphe, le risque est de faire imploser l'institution si les problèmes repérés sont compris comme organiques ou physiologiques alors même que les sciences de l'éducation nous apprennent que la difficulté est constitutive de l'apprentissage et qu'il conviendrait d'analyser ce qui fait obstacle chez certains élèves. La tentation est grande de laisser croire que les réponses à la difficulté scolaire se trouvent soit dans le soutien scolaire (rattrapage, révisions, aide aux devoirs...) soit dans le soin (orthophonie, rééducation, suivi psychologique...).

Il ne s'agit pas de nier l'intérêt scientifique des neurosciences dont l'apport nous permet de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau,  mais face à une dérive idéologique, on peut à juste titre s'inquiéter de cette propension à externaliser la résolution du problème de l'élève en laissant croire que  ses difficultés n'ont pas de rapport direct avec l'enseignement proposé d'une part, et des discours de neuroscientifiques peu soucieux de l'éthique nous expliquant comment « dépister » dès le plus jeune âge les enfants « à risques ».


  • "Prévenir, dépister... ou enseigner ?" Christine PASSERIEUX
    Le gouvernement ne renonce pas. Du rapport de l'Inserm au rapport Benisti et au carnet de comportement de Sarkozy, le projet du ministère est la dernière tentative pour trier et exclure. Les enfants de 5 ans, pourraient être marqués au fer rouge : « Ras », à « risque » et à « haut risque ». Si tous les enfants sont concernés on voit bien que sont particulièrement visés, ceux que stigmatisait le rapport Bentolila, « ces enfants-là » « en déficit culturel », qui n'ont pas la « chance » d'être des héritiers et dont l'avenir est programmé par les besoins des marchés. C'est le dernier avatar d'une politique d'exclusion, d'une extrême gravité, en cohérence avec le contexte dans lequel elle s'inscrit.

 

Un texte de Laurent CARLE, psychologue scolaire. Face à l'indignation justifiée par le projet gouvernemental de dépistage des enfants « à risques », l'auteur incite à signer la pétition mais s'interroge sur les tabous qui verrouillent les esprits et lient les langues, empêchant les enseignants à faire évoluer un système d'évaluation qui relève d'un logique élitiste. Avec en prime, un lien sur le document « protocole d'évaluation en grande section » sensé aider les enseignants à repérer « l'enfant à risque ».  

 

Un billet d'humeur de Guy TRIGALOT Maître E, qui s'interroge sur « le besoin de néologismes pseudo-scientifiques qui font penser que l'on a une docte maîtrise du problème »

 

Un article très complet et intéressant de Michel S Levy* sur la tentation de médicaliser les difficultés scolaires à partir d'études pseudo-scientifiques qui visent en outre à déresponsabiliser les différents professionnels et de faire porter massivement sur les sujets souffrant la responsabilité de ce qui se passe.

*Michel S LEVY :  Psychiatre, PsychanalYste à Rodez, auteur de "Psychanalyse : l'invention nécessaire", 2005, L'Harmattan et "Psychanalyse : une éthique de l'engagement" 2011, L'Harmattan


L'auteur s'interroge sur la dérive actuelle, avec l'expansion des neurosciences et l'inflation des théories cognitivo-comportementalistes, qui vise à accréditer la thèse que tout s'explique à partir du fonctionnement cérébral et rien d'autre, renvoyant ainsi à chacun l'entreprise de sa santé, « c'est-à-dire s'adapter à toutes les situations auxquelles il ne pourra rien changer, en faisant taire ses contradictions internes et ses conflits avec le réel ».

 

  • Trouble des conduites chez l'enfant et l'adolescent. Rapport de l'INSERM - 2005

    La lecture du rapport de l'INSERM auquel tous les auteurs font référence est fort utile si l'on veut comprendre ce qui se joue et comment - et quoi- l'idéologie libérale s'appuie sur une étude à priori "neutre et désintéressée" pour exclure.


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