L'aide personnalisée
| le 30/11/-0001 00:00
Un état des lieux de l'aide personnalisée dans les écoles montre qu'elle n'a pas les effets attendus et peut même avoir des...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jacques BERNARDIN (GFEN)
S'il y a des limites objectives à nos ambitions - ce qui amène à se défaire de l'idée de toute-puissance pédagogique - il nous faut éviter l'autre écueil professionnellement mortifère : le sentiment d'impuissance fataliste. Selon les collègues des Réseaux d'Aide spécialisée, bien des élèves qui leurs sont adressés relèvent de la difficulté « ordinaire ». Et beaucoup estiment que leur action ne peut avoir d'effet qu'en articulation avec ce qui se passe en classe.
Qu'est-ce qui légitime cette poussée institutionnelle de l'aide ? Les résultats seraient-ils si catastrophiques qu'il faille davantage d'école en plus de l'école pour en réparer les méfaits ? L'opinion publique pourrait le croire à l'écoute du ressac des médias. Mais qu'en est-il exactement ? Nous ne prendrons ici que deux indicateurs : le taux d'adultes en difficulté face à l'écrit et le nombre de sortants sans qualification, à partir de données officielles.
Si l'Agence Nationale de Lutte contre l'Illettrisme relève qu'en 2004-2005, cela concernait 9 % des adultes en moyenne, elle estimait ce taux à 12 % en 2002. Par ailleurs, contrairement à ce qu'on laisse croire, les jeunes sont bien moins touchés que leurs aînés par les difficultés face à l'écrit (de 4 à 4,3 % en grande difficulté, chiffre qui croise d'autres études). Peut-on alors parler de baisse de niveau ?
Autre serpent de mer : le scandale de jeunes sortant sans qualification. On a oublié que dans les années 75 plus de la moitié de la population était non diplômée (56,5 %) et qu'à l'époque, cela concernait 33 % d'une classe d'âge. Aujourd'hui, 7 à 8 % d'une classe d'âge sort sans qualification, ce dont on ne peut se satisfaire... mais c'est néanmoins quatre fois moins (soit une baisse de 75 %). Le dit-on, suffisamment ?
Les moyennes masquent une différenciation croissante entre les élèves, dont témoignent les évaluations nationales et internationales. Qui sont les élèves faibles ? Pour la DEP, «en mathématiques comme en français, la variable la plus discriminante pour le score est la catégorie socio-professionnelle du chef de famille » [1].
Selon l'Observatoire des inégalités, « les catégories sociales les moins favorisées (...) les enfants d'ouvriers, d'employés et des sans-activité représentent 84 % des élèves en difficulté alors qu'ils constituent la moitié des jeunes qui suivent un enseignement général »[2].
Concernant les jeunes sortant sans qualification, l'Inspection Générale notait dans son rapport en 2005 : « Pour un certain nombre de jeunes, l'absence de qualification se conjugue avec de grandes difficultés sociales (absence de revenus, absence de soutien familial, absence de logement, voire dans quelques cas charge de famille). Pour ces jeunes, l'accès à une qualification n'est pas toujours perçu comme la première des priorités ». Autrement dit, les conditions de vie des familles et des jeunes bornent les responsabilités de l'École. Ainsi que le concluait ce rapport : « L'objectif de 100 % des jeunes sortant du système avec une qualification ne pourra être atteint qu'en ayant traité, parallèlement, ces situations ». L'École peut-elle être pensée hors de la question sociale ?
Au-delà de ces constats récurrents, pour qui veut agir, reste à comprendre comment les inégalités sociales se transmuent en inégalités scolaires. Cela amène à interroger à la fois :
- les effets de la socialisation familiale (où s'élabore une vision du monde et de l'école, des manières de parler, d'agir et d'apprendre, une image de soi, un rapport à l'avenir...) ;
- la façon dont l'école prend en compte et « rebondit » sur ces singularités pour tisser des apprentissages valant pour tout ceux qu'elle accueille.
De l'élémentaire au secondaire, on peut remarquer des constantes différenciant les élèves, concernant le sens de l'école, la valeur des savoirs et l'apprentissage lui-même.
Pour les élèves fragiles, l'école sert essentiellement à avoir un bon métier. Ce qui compte, c'est de faire ce qu'il faut pour « passer ». Il n'y a pas toujours de lien entre l'avenir projeté et leur implication présente. Dans un tel rapport à l'école, le savoir n'a de valeur que s'il apparaît utile (dans la vie, pour les notes, passer ou pour le métier envisagé). La relation d'extériorité vis-à-vis de savoirs conçus comme produits finis (qu'il s'agit de recevoir et mémoriser : « On apprend des trucs... pour le contrôle ») va de pair avec une façon d'appréhender l'apprentissage : on sait, on peut ou pas, dans une conception bipolaire laissant peu de place à la recherche, aux efforts durables. Ces élèves sont souvent prêts à faire mais dans l'aveuglement du but visé, sans repères quant aux critères de pertinence de leur travail, centrés sur des tâches parcellaires sans lien entre elles. Dans ces conditions, outre le faible transfert de ce qui a été vu et revu (voire appris par cœur), ces élèves restent dans une dépendance excessive à l'enseignant, fréquemment sollicité pour redire la consigne ou apprécier leur travail. Apparaissant seul juge de la qualité des résultats, celui-ci s'expose au ressentiment des élèves, dans une relation éducative parasitée par les affects.
Pour les élèves en réussite, dès les petites classes, l'école et les apprentissages qui s'y réalisent sont des gages d'autonomie, d'émancipation à l'égard des parents et des aînés. L'école fait sens non seulement pour plus tard mais ici et maintenant. Les savoirs sont importants pour « connaître plein de choses », « savoir comment vivaient les générations précédentes » mais aussi pour exercer sa pensée, échanger des significations avec d'autres (« ça nous fait réfléchir », « ça aide à devenir intelligent »). Supports de la réflexion intellectuelle, les savoirs valent au-delà d'eux-mêmes et des situations où ils sont initialement mis en œuvre. Dans cette perspective, apprendre est un processus nécessitant l'engagement, dans la durée (GS maternelle : « il faut essayer tout seul... jusqu'à ce que tu y arrives »). Les élèves évoquent la progressivité des acquisitions, ce qui légitime efforts et persévérance. Loin de réduire le travail scolaire à l'effectuation successive des tâches prescrites, ils s'interrogent sur leur but, leur finalité. Attentifs à la consigne, ils analysent la situation, anticipent, puis régulent leur travail... et profitent de la correction pour juger de leur maîtrise des contenus en jeu au regard des attendus alors explicités. Tendus vers la compréhension (y compris pour mémoriser plus efficacement et plus durablement), ils sont en mesure de nommer les objets d'apprentissages ou les compétences exercées en classe, ce qui les aide à faire lien entre les divers moments. L'ensemble concourt à une plus grande autonomie tant vis-à-vis du travail qu'à l'égard de l'enseignant.
Qui ne souhaite pas aider ses élèves ? Quel parent refuserait que son enfant soit soutenu dans ses apprentissages ? Quel élève fragile refuserait une attention bienveillante et accrue ? Mais cela apparaît dans la réalité des faits moins simple qu'on l'imagine. En effet, le bon sens et la compassion ne suffisent pas à rendre l'aide efficace, c'est du moins ce que semblent nous indiquer les différentes études sur le sujet, hors comme dans l'école.
L'accompagnement à la scolarité a une fonction réparatrice pour certains élèves, qui apprécient la disponibilité d'un adulte compétent. Cet espace tiers, soulagé des impératifs scolaires comme de l'impatience parentale, permet de reprendre confiance en soi et de se réconcilier avec l'univers scolaire. On note moins de refus ou rejet de l'école, un recul de l'absentéisme chez ceux qui en bénéficient, ce qui n'est pas rien.
Au-delà de ce rapport à l'école plus serein, qu'en est-il sur le plan des apprentissages ? D. Glasman[3] note dans son rapport de 2004 « pour une part non négligeable des enfants et des adolescents, l'accompagnement scolaire est loin de faire la preuve de son efficacité en termes d'appui au travail ». Selon lui, « si on centre sur les résultats scolaires, c'est-à-dire l'amélioration des acquisitions, globalement, la fréquentation de l'accompagnement à la scolarité ne se traduit pas par des progrès notables ». Bruno Suchaut, sur la base des études menées par l'IREDU de 2001 à 2003, fait le même constat. « A caractéristiques scolaires et sociales comparables, l'effet global de l'accompagnement à la scolarité est assez ténu : en moyenne, les élèves ayant fréquenté un dispositif, quelle que soit sa configuration, ne progressent pas différemment des autres élèves comparables (non pris en charge dans les dispositifs). »... Et parfois même, on note des effets négatifs ! [4]
Pourquoi ? Il apparaît qu'en tendance, l'aide au travail du soir s'inscrit dans une logique de réussite plus que dans une logique de compréhension. Il s'agit pour les élèves à et souvent pour ceux qui les aident - de faire les devoirs, de les « liquider » selon la formule consacrée, et non d'en profiter pour saisir l'enjeu des tâches et mieux comprendre les notions en jeu. Ce qui conduit à une reconfiguration et à un balisage des tâches qui rétrécit le travail intellectuel : on explique ou on montre au lieu d'inciter à chercher, à mettre les paramètres en relation, type d'aide qui laisse peu de trace et ne modifie en rien la posture face à l'étude.
Il peut prendre plusieurs formes, que ce soit dans des structures spécialisées, dans des heures spécifiquement consacrées ou plus classiquement dans l'enceinte de la classe.
Dans les années 90, l'étude d'Alain Mingat sur les GAPP, avait provoqué bien des remous en concluant qu'à difficultés comparables, il valait mieux ne pas être passé par ces dispositifs pour progresser[5] ! Il avançait alors deux hypothèses explicatives : la réduction de fait du temps d'enseignement des élèves pris en charge, croisé avec l'effet induit par la signalisation, marquage social influant sur les attentes des divers acteurs à leur insu.
Au niveau des collèges, où existent des heures de soutien et des projets d'aide aux élèves inscrits dans l'emploi du temps, bien des professeurs témoignent du doute qui les saisit quand ils constatent la faible incidence de ce soutien dans le cours ordinaire. Non seulement l'aide nourrit le besoin d'aide, mais ils constatent parfois à ce qui est le comble - une dégradation de l'attention de ces élèves lors des cours !
Qu'en est-il de l'aide dans l'ordinaire dans la classe ? Elle opère fréquemment à travers trois modes d'infléchissement des pratiques :
- Redire la consigne. Certains élèves sont spécialistes pour la redemander : ont-ils réellement du mal à entendre ? Doutent-ils de leur lecture, de l'interprétation de ce qu'il faut faire ? Ou retardent-ils la confrontation à l'activité en tentant ainsi de s'y soustraire ? On redit la consigne... jusqu'à la transformer. Pour que l'élève « s'y mette », on constate que les enseignants simplifient la consigne afin de la rendre directement lisible, opératoire. Ce faisant, ils dénaturent parfois le sens et la portée du travail initial.
- Segmenter, fragmenter la tâche est une autre tendance forte, en filiation de ce qui précède, puisqu'il faut bien les faire progresser dans l'effectuation du travail. Mais parvenus à son terme, les élèves concernés ont-ils réalisé la même activité que leurs camarades ? Rien n'est moins sûr, puisqu'ils n'ont pas eu comme eux à analyser la tâche, à mobiliser leurs ressources, à faire des liens, à anticiper, tester et réaménager une stratégie de résolution. Ils ont fait, mais pris par la main, « en aveugles ». Evitement qui retarde mais ne fait que différer la confrontation à la complexité. Demain, il faudra recommencer... On a fait faire, mais toujours pas incité à penser, à réfléchir de façon autonome
- Aider davantage, de façon personnalisée. Les enseignants à tous niveaux déploient des trésors d'inventivité pour mettre leur classe au travail de façon autonome afin de pouvoir consacrer une partie de leur temps et de leur énergie à soutenir les plus faibles. Le problème, c'est que les élèves ainsi soutenus arrêtent rapidement de travailler dès lors qu'on quitte le bord de leur table ! Autrement dit, cet investissement alimente une dépendance accrue à notre égard, que ce soit pour entrer dans l'activité, s'y maintenir ou pour apprécier le résultat, alors même qu'on vise leur autonomie intellectuelle.
Maintien dans une logique du faire, aide de nature à contourner la confrontation à l'inconnu, passivité et attente entretenus vis-à-vis de l' « expert » : ces aides confirment les élèves fragiles dans leurs attitudes et conduites face aux apprentissages. Les nouvelles mesures sont-elles de nature à enrayer ces difficultés ?
Instruits par l'expérience et les recherches, que peut-on anticiper de la nouvelle donne éducative ? Les intentions se présentent généreuses, mais les moyens méritent d'être discutés, afin d'éviter les ornières du passé.
Multiplier les dispositifs (aide personnalisée, accompagnement éducatif, PPRE, etc.) risque de générer une certaine confusion, tant pour désigner les caractéristiques des élèves concernés que pour déterminer la spécificité de chaque instance, pouvant amener chacun à se délester de ce qu'il pense être pris en charge par d'autres. Et il n'est pas sûr que cela éclaircisse la donne pour les parents éloignés des logiques scolaires qui, face à tous ces dispositifs institutionnalisés, risquent de déléguer davantage encore le suivi éducatif à ceux qu'ils estiment plus légitimes et compétents qu'eux, privant ainsi leurs enfants d'un appui déterminant pour leur mobilisation scolaire.
Bien plus gênant, cette prise en charge externalisée à l'interne de la difficulté scolaire exonère de changer l'ordinaire des classes. En effet, l' « aide personnalisée » désigne implicitement la faiblesse du côté de l'élève, des aides qu'il ne reçoit pas de sa famille, dans une individualisation des problèmes qui tend à en masquer la réalité ségrégative. On ne change rien aux pratiques, c'est l'élève qui est inadapté à la marche canonique du cours. Serait-ce une forme d'accompagnement personnalisé de l'exclusion sociale ?
La diminution horaire risque de conduire à l'abandon de domaines jugés « moins fondamentaux », tels les sciences, la technologie, l'histoire, la géographie, l'éducation civique, la pratique des arts, privant les élèves à notamment ceux qui en auraient tant besoin - d'autant d'occasions d'ouvrir les yeux sur le monde, d'accroître leur curiosité et leur imagination, de soutenir l'envie de savoir. Plus généralement, ce temps doublement contraint par la diminution horaire et la pression des évaluations centrées sur les « fondamentaux » pourrait bien conduire à raboter les moments d'ouverture culturelle, pourtant indispensables pour légitimer les apprentissages. C'est le constat que font les Etats-Unis, après 20 ans de politique scolaire axée sur les fondamentaux, ayant révélé d'énormes lacunes des jeunes américains dans le domaine de la littérature, de l'histoire, de la citoyenneté. Des 1994 à 2004, l'horaire de ces domaines a baissé en moyenne de 22 % au bénéfice des « fondamentaux », privilégiés dans les évaluations[6].
Enfin, effet possible sur la conduite de classe : sachant que les élèves en difficulté sont pris en charge après et « en dehors », relâchement de l'attention à leur égard, moins de temps de recherche, de retours sur les erreurs, alignement du rythme de la classe sur les moyens-forts. Effets centrifuges amenant l'enseignant, pour faire tourner la classe, à se délester des plus fragiles (conseil d'un responsable institutionnel à des néo-titulaires : « les élèves en difficulté, vous avez 2H d'AP pour vous en occuper. Pendant la journée, on avance... »).
Plusieurs effets indésirables peuvent contrarier la volonté d'aider sincèrement les élèves :
le décrochage accru, dans la classe, de ceux qui trouvent que « ça va trop vite », qui attendent et préfèrent le moment personnalisé avec un enseignant disponible ;
la stigmatisation consécutive à la désignation des plus faibles auprès de leurs parents et des autres élèves, participant à l'intériorisation du sentiment d'incompétence ;
la moindre émulation dans un collectif trop « homogène », s'inscrivant de fait dans une logique de groupe de niveau, à faible stimulation réciproque (sans compter la confirmation des élèves dans leur faiblesse au gré des signes imperceptibles d'impatience de l'adulte qui se désespère de voir suffisamment avancer les choses) ;
la dépendance accrue à l'enseignant alors bien plus disponible et institutionnellement confirmé dans cette mission d'appui, tenté de reproduire dans des conditions plus favorables ce qu'il fait souvent jouer dans la classe, comme on l'a vu précédemment...
L'aide personnalisée, comme bien des dispositifs de soutien, s'inscrit dans une logique de rattrapage qui est une impasse, tant certains élèves ont cumulé les retards... Rien ne peut significativement et durablement bouger s'ils n'en font pas leur affaire, s'ils ne prennent pas en charge leur propre développement ! Ce qui suppose de bouleverser leurs façons d'être et de faire : renverser leur rapport aux objets du monde et leur posture face aux apprentissages sur le versant épistémique, conjointement restaurer l'estime de soi sur le versant identitaire.
L'activité est le pivot de cette transformation, pour peu qu'on l'envisage dans sa tension dialectique avec les mobiles d'apprendre. En effet, si le besoin d'investir une activité est préférable pour s'y investir, celle-ci peut également générer, en cours de réalisation ou à son terme, de nouveaux motifs d'apprendre. « Plus l'activité se développe, plus sa prémisse à le besoin à se transforme en résultat de l'activité »[7] nous dit Léontiev, renversant la façon de penser la question de la motivation pour en faire une conséquence et non un préalable à l'apprentissage.
Quels éléments sont de nature à optimiser l'entrée puis un tel cheminement dans l'activité ?
Face au manque d'intérêt, plusieurs éléments peuvent avoir un effet attractif, au niveau du contenu (nouveau champ d'activité ; thématique qui résonne avec l'histoire personnelle ; contenu qui questionne les évidences) ou du caractère de la situation (énigme, situation défi). Les savoirs, piégés dans une valeur d'échange, doivent retrouver leur sens premier : savoir, c'est conquérir de nouveaux pouvoirs de compréhension et d'action, grandir symboliquement, reconquérir sa fierté, échapper à la fatalité, ouvrir de nouveaux possibles.
La difficulté de l'enseignant, par rapport aux objets d'apprentissages, c'est de se déprendre de l'évidence, de s'étranger vis-à-vis du familier. Une des clés : puiser dans l'analyse des erreurs des indicateurs de ce qui provoque le « dérapage » du sens ou de leur réflexion afin d'organiser une autre mise en scène des contenus visés.
Souvent, ces élèves n'accrochent pas ou se fourvoient dans des impasses faute d'avoir identifié le pourquoi des choses. D'où l'importance de présenter, avant même la consigne, ce qui légitime l'activité (ce qu'on va travailler et pourquoi). Il s'agit ici de clarifier l'enjeu, qui peut être cognitif (comprendre telle notion, parfaire telle compétence, dévoiler une technique de travail) ou identitaire (défi pour aiguillonner leur fierté, pari sur leurs capacités).
Leurs attitudes balançant entre activisme aveugle et attente passive, il s'agit pour les uns de différer l'entrée dans l'activité, pour les autres de la rendre incontournable : moment clé de la consigne. Les habituer à l'anticiper, à la lire seuls et à reformuler ce qu'ils en ont compris les pousse à analyser la situation, à mettre en relation les données, à anticiper, autrement dit à clarifier le but poursuivi, à « se faire une idée » de ce qui est attendu.
Il faut encore rassurer ceux qui doutent d'eux-mêmes, qui ont peur de se tromper, de se confronter à l'inconnu et de rejouer l'angoissante scène de leur propre faillite devant tous. Outre le regard positif et bienveillant de l'adulte, la présentation des modalités et de la temporalité du travail permet de poser le cadre, sécurisant car structuré. Je peux assumer la solitude initiale du travail individuel parce qu'il sera suivi par un temps d'échange fondé sur les contributions de chacun, échange à parité qui temporise ma présomption d'incompétence. Le travail de groupe peut être une reprise de ce qui s'est amorcé individuellement (« Confrontez vos solutions ») ou une autre étape de l'activité, amorcée par une consigne qui en infléchit l'orientation (« trouvez les invariants » ; « expliquez le phénomène »).
Si des élèves se satisfont du faire, nous savons que l'essentiel n'est pas le résultat mais la façon d'y parvenir. Si demain, la donne change, si l'habillage de la situation est modifié, seront-ils en mesure de transférer ce qu'ils ont peut-être mis en œuvre, mais sans le savoir ? Rien n'est moins sûr. D'où l'importance de la gestion des échanges : montrer la pluralité des avis et pointer les contradictions pousse le collectif au « débat de preuves », à sanctionner la pertinence des propositions et à comparer leur économie. Dégager collectivement ce qu'il y a à comprendre, organiser un retour réflexif sur les procédures utilisées permet de dévoiler le dessous des cartes, de clarifier les moyens pour que chacun, demain, puisse mieux y arriver.
Si l'enseignant, en conjuguant empathie et exigence, reste garant du cadre, valide et institutionnalise les avancées à terme, comment peut-il desserrer la dépendance à son égard ? En adoptant la posture paradoxale du « maître ignorant » qui, tout à la fois :
pousse chacun à essayer et à recommencer (« je ne sais pas, d'après toi ? ») ;
renvoie en miroir au groupe quand un élève s'adresse à lui (« qu'en pensez-vous ? ») ;
diffère l'irruption de la « bonne réponse », incite à justifier toutes les propositions ;
fait égale place aux erreurs, témoins du cheminement de la pensée.
Posture qui prépare les conditions de sa disparition, de l'émancipation intellectuelle et affective des élèves, qui vise l'autonomie par l'entremise de l'apprendre ensemble.
C'est le fond de la question. Il n'est pas sûr qu'aujourd'hui, on soit pressé de penser la réussite dans les mêmes termes qu'auparavant, qu'on veuille faire reculer les fatalités par l'éducation et encore moins qu'on souhaite l'émancipation intellectuelle de tous les élèves.
Quand il est difficile de refuser l'éducation à tous, comment néanmoins ne pas donner la même chose à chacun afin de préserver la diversité des statuts dans une société de plus en plus inégalitaire ? La nouvelle donne scolaire s'inscrit dans une continuité historique...
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[1] En 2003, les résultats entre les 10 % des élèves les plus faibles et les 10 % les plus forts vont, dans le champ « savoir écrire », de 39 % à 91,1 % de réussite au CE2 (respectivement de 35 % à 100 % en 6ème), et sur le « savoir lire », de 45 % à 88,7 %.. La dernière évaluation PISA (2003) relève des écarts de score très importants dans tous les domaines : culture mathématique, compréhension de l'écrit, culture scientifique (Notes évaluation 04.05, 04.06 et 04.12, DEP-MENESR, mai et déc. 2004 - www.education.gouv.fr/stateval).
[2] Note de l'Observatoire des inégalités - 2 avril 2008.
[3] Dominique Glasman, Leslie Besson. Le Travail des élèves pour l'école en dehors de l'école. Rapport pour le Haut Conseil à l'Evaluation de l'Ecole, déc. 2004, p. 129-131.
[4] Bruno Suchaut, « Accompagnement à la scolarité et réussite éducative. Intérêts et enjeux de l'évaluation ». 2èmes Rencontres de l'Accompagnement à la scolarité. Université Paris X Nanterre, 27 sept. 2007.
[5] Les Groupes d'Aide Psycho-Pédagogique ont précédé les actuels RASED. Cette étude de l'IREDU montrait que ce n'était pas toujours le cas : deux des structures étudiées avaient des résultats positivement atypiques.
[6] Cf. « Etats-Unis : les fondamentaux sont-ils primordiaux ? » (étude de l'association Common Core), site du Café Pédagogique.
[7] A. Léontiev, Activité, conscience, personnalité. Ed. du Progrès, 1975.
Un état des lieux de l'aide personnalisée dans les écoles montre qu'elle n'a pas les effets attendus et peut même avoir des...En savoir plus