Rythmes scolaires serpent de mer ou cheval de Troie
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
JY Rochex. Ce thème peut être un véritable cheval de Troie de la mise à mal du service public d'éducation et de...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
La nécessité de repenser les « rythmes » et le « temps » scolaires pour les adapter à ceux des élèves est de plus en plus citée comme passage obligé sur la voie de l'amélioration du fonctionnement de notre système éducatif (...). Cette affirmation s'appuie le plus souvent sur deux constats d'évidence : la fatigue, voire le surmenage des élèves, accrus par la répartition déséquilibrée des enseignements sur la semaine ou sur l'année scolaire et l'existence de différences individuelles dans les progressions et apprentissages réalisés par les élèves (...).
La gestion de
l'hétérogénéité des publics et des classes pose massivement problème à des
enseignants peu formés pour l'affronter et qui se demandent « pour qui ils
doivent enseigner » ; elle est devenue la question centrale des
« projets d'établissements »[1],
nourrissant la progression de la notion « d'arrangement local » et le
développement d'un relativisme plus ou moins bien maîtrisé[2]
Ces constats sont, à l'évidence, préoccupants, et la volonté de transformer cet état des choses pour améliorer la réussite de tous est tout à fait légitime. Reste qu'on ne peut qu'être inquiet à considérer les propositions les plus couramment avancées pour traiter ces problèmes, et la manière dont ceux-ci sont habituellement posés : traitement qui, au regard d'objectifs de lutte contre les inégalités sociales et pour la réussite de tous, et d'élévation du niveau de formation, va bien plus souvent dans le sens d'une régression que dans celui d'un progrès. Ainsi de l'apparente solution de bon sens qui consiste à répondre au problème de la fatigue par la diminution des horaires et surtout par la révision à la baisse des contenus et des exigences. Le postulat « naïf » sous-jacent est que, si les élèves sont fatigués et peu motivés, c'est parce qu'ils travailleraient et apprendraient trop. (...) En postulant l'existence de « rythmes » inhérents aux individus, on contribue à faire de cette hétérogénéité ni plus ni moins qu'un phénomène naturel auquel l'École serait contrainte de s'« adapter » en organisant des scolarités et des cursus à plusieurs vitesses, et en pluralisant son niveau d'exigence. Conceptions qui, sous couvert de différences biologiques, ont tôt fait d'entériner les inégalités sociales face au savoir et à la formation. Ruse de l'histoire et de la pensée, qui du « droit à la différence » et de la reconnaissance de celle-ci, fait l'alibi d'une régression vers les formes anciennes de la ségrégation scolaire et de l'idéologie des dons !
(...) Le débat consiste pour l'essentiel à se demander si l'école doit s'adapter aux caractéristiques (rythmes, intérêts, motivations, voire aptitudes) de ses élèves, ou si, au contraire, ce sont ceux-ci qui doivent s'adapter à l'école, à sa temporalité, à ses modes de transmission du savoir, à son fonctionnement normalisé. Dans ce mouvement de balancier perpétuel dont l'accent est mis tantôt sur le sujet apprenant, tantôt sur l'institution et ses exigences (et dont on retrouverait l'écho sur le faux débat opposant éducation et instruction), le développement (biologique, mais aussi intellectuel, affectif, ...) de l'enfant d'un côté, ses apprentissages scolaires et les activités d'enseignement qui les organisent et les structurent de l'autre, sont pensés comme deux processus séparés ayant chacun leurs logiques et leurs temporalités propres, qu'il s'agirait de faire coïncider du mieux possible.
Faute de penser les rapports dialectiques entre ces deux pôles que sont, d'une part, le sujet et son développement, la formation de sa personnalité et de ses intérêts, d'autre part, les apprentissages, l'accès aux savoirs, la formation des compétences et les activités qui les construisent, on n'interroge ni l'un, ni l'autre, on s'interdit de penser et donc de transformer leur procès de formation, pérennisant ainsi l'état des choses en chacun de ces deux registres.
Penser ces rapports nécessite sans doute une première rupture qui ne soit pas seulement de vocabulaire, mais conceptuelle. Il me semble nécessaire de substituer aux faux débats sur les « rythmes » ou le « temps » propres aux enfants ou à l'institution scolaire, une réflexion sur l'activité du sujet apprenant, sur la manière dont il s'y réfléchit et dont il la réfléchit. (...)
Or, l'essentiel des débats sur la fatigue des élèves, sur leurs horaires et sur l'organisation du temps scolaire, s'est cristallisé autour d'un seul modèle de pratiques pédagogiques et de découpage du temps : l'heure de cours « magistral » et son mode de transmission des connaissances, pratique d'enseignement centrée essentiellement sur la parole de l'enseignant et sur l'écoute et la compréhension des élèves sans laquelle rien d'autre n'est possible. Bien souvent le débat sur la fatigue et le temps scolaire se réduit de manière caricaturale au problème de la mesure de la durée maximale d'attention des élèves, et du nombre de fois où on peut répéter cette durée dans une journée, une semaine,... Cette durée maximale d'écoute attentive étant déterminée, il conviendrait alors de découper les contenus en fragments afin de pouvoir les présenter en morceaux suffisamment petits pour pouvoir être assimilables pendant la durée d'une séquence. (...)
On mesure combien une telle approche de l'organisation du temps scolaire est profondément solidaire d'une théorie de l'apprentissage, d'une conception de l'enseignement pensant l'apprenant essentiellement comme un récepteur, voire un réceptacle (à remplir). Les principes qui régissent en conséquence la mise en œuvre d'une telle conception reposent logiquement sur l'uniformité (même durée des séquences, quelles que soient les disciplines, quels que soient les concepts ou les thèmes traités à l'intérieur de ces disciplines, voire quels que soient les âges) et le morcellement (non seulement des contenus mais encore de l'activité des apprenants qui doivent, à intervalles horaires réguliers, se (re)mobiliser et se démobiliser, passer d'un champ disciplinaire à un autre, à charge pour eux de tisser une cohérence et des principes d'unité et d'organisation dans ce perpétuel coq-à-l'âne disciplinaire et institutionnel qu'est leur emploi du temps.
Or il est évident que les activités d'enseignement et les pratiques pédagogiques ne reposent plus sur ce seul modèle. Le travail de groupe n'exige pas la même organisation du temps que le cours de l'enseignant, ni que l'expérimentation (...) ; plus généralement, les activités de recherche et d'appropriation des savoirs ne s'inscrivent pas dans la même temporalité que les activités de structuration ou de renforcement. Les recherches sur les processus et stratégies d'apprentissage, tout comme les acquis des mouvements pédagogiques ont depuis longtemps démontré le caractère caduc de ce modèle de transmission d'un savoir-objet à des élèves-récepteurs, et nourri d'autres pratiques d'appropriation et de construction du savoir (notons ici que l'important n'est pas que les méthodes soient actives, mais bien sûr que les apprenants le soient, et que cette activité, organisée par l'enseignant, leur permette de construire, de structure et d'organiser leurs connaissances).
De même ces recherches et ces acquis ont depuis longtemps montré que l'intérêt, la motivation, la concentration, la fatigue, ne sont pas des phénomènes extérieurs à la nature de la tâche et de l'activité, mais que celles-ci contribuent pour beaucoup à les constituer et à les faire évoluer.
La temporalité subjective d'un élève, son ou ses « rythmes » ne sont pas un donné mais un effet de l'activité qu'on lui propose et dans laquelle il s'engage (ou non). « La durée apparente des tâches décroit à mesure que les activités sont moins morcelées, c'est-à-dire les changements moins nombreux (...). Plus une tâche a d'unité, plus elle risque de paraître intéressante. L'unité renforce la motivation (...). Plus une tâche a une unité, plus elle paraît courte » affirme ainsi Paul Fraisse[3]. Pour sa part, dès 1964, Célestin Freinet s'insurgeait contre la manière scolastique de poser le problème de la fatigue et du temps à l'école : « Il est admis officiellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de 40 minutes, et qu'il faut ensuite, dans toutes les classes, 10 minutes de récréation. Or nous constatons expérimentalement à et cette constatation ne souffre que fort peu d'exceptions à que cette règle scolastique est fausse : lorsqu'il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l'enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s'y appliquer pendant deux ou trois heures. »[4]Affirmation confirmée par de nombreux témoignages d'enseignants qui se sont engagés dans un travail de transformation, non du seul temps, mais des activités scolaires. Freinet va même plus loin lorsqu'il affirme crûment que « la fatigue des enfants est le test qui permet de déceler la qualité d'une pédagogie. »
Tant qu'on ne sortira pas de cette manière de poser la question en termes de temps et de rythmes, individuels d'un côté, scolaires de l'autre, pour penser leurs rapports au sein de l'activité, on s'enlisera dans de faux débats, et l'on contribuera ainsi à pérenniser l'état des choses, d'une part en canonisant une forme particulière d'enseignement et de pratiques pédagogiques, d'autre part en « naturalisant » les notions ou les catégories de temps et de temporalité.
Le temps humain n'est ni une catégorie naturelle, ni une catégorie biologique.Le temps n'est ni une catégorie absolue (...), ni une catégorie biologique, mais une catégorie historico-sociale, un système culturel, et donc une catégorie psychologique.
Ainsi Gaston Bachelard oppose la richesse et la densité du temps : « Il existe un rapport inverse entre la longueur psychologique d'un temps et sa plénitude. Plus un temps est meublé, plus il paraît court. On devrait donner à cette observation banale une place primordiale dans la psychologie temporelle. Elle serait la base d'un concept essentiel. On verrait alors l'avantage qu'il y a à parler de richesse et de densité plutôt que de durée. »[5]Ce qui nous ramène à la dialectique entre temporalité individuelle et subjective d'une part, activité et contenus de l'activité de l'autre.
Le temps, les rythmes, et tout particulièrement le temps et les rythmes scolaires qui nous intéressent ici, ne sont pas plus des catégories biologiques. D'une part parce que, si personne ne songe à nier qu'il existe chez l'homme des processus de maturation biologique et physiologique, tout comme il existe des rythmes et alternances biologiques (rythmes circadiens par exemple), ceux-ci ne prennent jamais place, et ne se donnent donc jamais à voir, indépendamment des repères et structures sociaux et culturels hors desquels ils sont profondément bouleversés, entravés ou détournés. D'autre part, et surtout, parce qu'il existe une différence, une rupture fondamentale entre maturation physiologique et organique, et développement culturel et psychique, intellectuel et affectif : ce dernier est très clairement de nature historico-sociale.
Ainsi, dès 1931, déplorant qu'« aujourd'hui comme dans le passé, la tendance dominante en psychologie de l'enfant considère les faits du développement culturel et organique du comportement de l'enfant comme unis en une seule série, comme phénomènes d'un seul type, d'une seule nature psychologique, régis par des lois communes », Vygotski dénonçait vigoureusement « celles parmi les approches du développement des fonctions psychiques supérieures qui ne relèvent pas de la nature essentiellement historique de celui-ci et qui ne tiennent pas suffisamment compte de la distinction entre ce qui est culturel, historique et social, et de qui, au contraire, est instinctif, naturel et biologique. »[6]
S'il peut sembler « limite » de parler de « rythmes biologiques » en ce qui concerne la maturation organique et physiologique, en parler à propos des fonctions psychiques supérieures que sont l'intelligence, la conscience, le langage, l'affectivité, l'apprentissage... tombe sans l'ombre d'un doute sous le coup de cette critique. (...) Niant, explicitement ou non, la différence entre développement culturel et maturation organique, non seulement les tenants de telles théories et affirmations travestissent les inégalités sociales en différences biologiques, mais ils nient également ce qui fait la spécificité humaine par rapport à l'animalité, c'est-à-dire la culture, l'accumulation du patrimoine de l'espèce sous forme de patrimoine social que chaque individu ne pourra s'approprier à partiellement à qu'au travers de ses activités, matérielles et symboliques, réalisées avec ses congénères (au premier rang desquels, durant l'enfance et l'adolescence, sa famille, ses enseignants et ses pairs). Ce faisant, ils participent, qu'ils le veuillent ou non, de conceptions et théories sociobiologistes, fussent elles habillées de valeurs apparemment progressistes. Et, comme l'a abondamment prouvé l'histoire des idées, la sociobiologie ne peut qu'engendrer le renoncement à tout objectif de transformation sociale et la justification de l'ordre existant considéré comme « état de nature ». A moins que cela ne soit l'inverse, le renoncement engendrant la posture sociobiologiste...
Ne concernant plus seulement la fatigue des élèves et le problème de l'organisation du temps scolaire, l'idée selon laquelle l'institution scolaire se devrait de « respecter » et de s'« adapter » aux rythmes d'acquisition et de progression de chacun est, de fait, profondément solidaire d'une telle « conception maturative du développement »[7].
(...) La conception dominante de leurs rapports postule l'indépendance réciproque entre les processus de développement et les processus d'apprentissage, ceux-ci étant pensés comme utilisant et couronnant les résultats de ceux-là. Ainsi le développement devrait-il avoir atteint un certain niveau, un certain « stade » avant et pour que l'école puisse commencer à enseigner à l'enfant telles connaissances ou compétences déterminées. L'apprentissage suit donc toujours le développement, lequel n'est pensé que comme « pré-requis », jamais comme effet ou résultat de l'enseignement. Selon les termes employés par Vygotski, « l'enseignement se règle (ainsi) sur le développement, sans toutefois y apporter de changements fondamentaux. » Conception traditionnelle souvent renforcée et nourrie par l'affadissement et la simplification de la théorie piagétienne, mais à laquelle celle-ci n'est pas étrangère.
C'est cette conception des rapports entre développement et apprentissage que bouleversent les travaux de Vygotski.
Pour celui-ci, si l'apprentissage est bien évidemment en relation avec le développement, il convient, pour comprendre leurs rapports « de déterminer au moins deux niveaux de développement » : le niveau de développement actuel, déterminé par les épreuves et les problèmes que l'enfant peut résoudre seul, et celui qui est déterminé par les épreuves et problèmes que l'enfant peut résoudre sous la direction et avec l'aide d'adultes. La différence entre ces deux niveaux de développement est définie par Vygotski comme « Zone proximale de développement », zone dans laquelle doivent intervenir enseignement et apprentissage, lesquels transforment, modifient en retour le développement.
« Cette question est d'une importance fondamentale et provoque un changement décisif dans toutes les théories qui traient des rapports entre développement et apprentissage à l'âge scolaire. Elle met notamment en question la manière traditionnelle de poser le problème des mesures pédagogiques à prendre sur la base de diagnostics du développement. Auparavant la question se présentait comme suit : une fois défini à l'aide de tests, le niveau de développement mental de l'enfant était considéré comme limite que celui-ci ne pouvait pas dépasser. Cette façon de présenter le problème implique que l'enseignement soit s'orienter sur la base du développement qui a déjà eu lieu, du stade déjà dépassé. L'inexactitude de ces conclusions a été mise en évidence dans la pratique bien avant d'apparaître au niveau théorique (...). Un enseignement orienté vers un stade déjà acquis est inefficace. Il n'est pas en mesure de diriger le processus développemental mais est entraîné par celui-ci. La théorie de la zone proximale de développement se traduit par une formule qui est exactement contraire à l'orientation traditionnelle : le seul bon enseignement est celui qui précède le développement. (...) L'apprentissage donne naissance, réveille et anime chez l'enfant toute une série de processus de développement interne qui, à un moment donné, ne lui sont accessibles que dans le cadre de la communication avec l'adulte et de la collaboration avec des camarades, mais qui, une fois intériorisés, deviendront une conquête propre de l'enfant. Considéré de ce point de vue, l'apprentissage ne coïncide pas avec le développement, mais active le développement mental de l'enfant, en réveillant les processus évolutifs qui ne pourraient être actualisés sans lui. Il devient ainsi un moment essentiel du développement des caractéristiques humaines non naturelles, acquises au cours du développement historique. »
Les travaux et conclusions de Vygotski et des psychologues qui s'en inspirent n'infirment et ne nient certes pas la nécessité, pour l'école et ses professionnels, de prendre en compte les différences entre les élèves (différences d'acquis et de compétences, de rapports à la scolarité...), mais ils interdisent de les mettre au compte de processus « maturatifs » de développement que l'école ne pourrait que constater et accompagner. Si les différences de développement et d'acquisitions entre élèves sont une réalité évidente et indéniable, l'école ne doit surtout pas s'y adapter (...) mais au contraire s'efforcer de les combattre et de les transformer ; et, parce que l'apprentissage est un moment constitutif essentiel du développement, une telle transformation, loin de les « respecter », doit au contraire viser, en prenant appui sur la « zone proximale de développement », à bousculer et modifier ce que l'on s'obstine à nommer les « rythmes » des élèves. Le problème essentiel est bien de faire que les activités d'apprentissage et leurs contenus « dirigent » le développement, et la question de l'organisation du temps scolaire n'a de pertinence que dans ce cadre théorique. Faute de quoi, l'école ne peut que pérenniser pérenniser voire aggraver les différences, les inégalités sociales face au savoir et à la formation qui lui préexiste
[1] Rappelons que cet article a été écrit en 1989.
[2] Jean-Louis DEROUET, Désaccords et arrangements dans les collèges (1981-1986), Revue Française de Pédagogie n° 83, avril-mai-juin 1988, pp 5-22.
[3] Paul FRAISSE, Psychologie du temps, Paris, PUF, 1975.
[4] Célestin FREINET, Les invariants pédagogiques (1964) in « Pour l'école du peuple », Paris, Maspéro, 1969.
[5] Gaston BACHELARD, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1970.
[6] Lev Sémionovitch VYGOTSKI, Les bases épistémologiques de la psychologie, traduction française in Bernard Schneuwly et Jean-Pierre Bronckart (eds), « Vygotsky aujourd'hui », Delachaux et Niestlé, 1985.
[7] Formulation empruntée à un article de Jacques BEAUVAIS consacré à la question des « rythmes scolaires » : Remarques sur quelques « arguments psychologiques » in l'École et la Nation n° 248, février 1975.
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