Culture commune pour l'homme de demain

Journée d'étude réseau école à Paris / 21 janvier 2012

Quelle culture commune pour l'homme, 

le citoyen, le travailleur de demain? 

Contenus d'enseignement, programmes et curricula

Table ronde 1 : Face aux défis nouveaux de l'économie, de la démocratie et de la société, quel curricula pour assurer la démocratisation scolaire, l'émancipation individuelle et collective ? Quelles pratiques, quels contenus nouveaux ?

Jacques BERNARDIN

Avant de prospecter les contours d'une culture commune au service de la démocratisation, faisons le point sur la façon dont on a jusqu'alors prétendu y parvenir.

I/ Démocratisation scolaire : rapide inventaire de mauvaises réponses...

Pour que l'école parle à tous les élèves, trois voies ont été choisies : réduire l'ambition des programmes, les simplifier pour viser « l'essentiel » ;revoir l'organisation du temps scolaire afin que les apprentissages« passent » mieux ; renforcer les aides...

1) Multiplier les dispositifs d'aide :

PPRE, stages de remise à niveau, aide personnalisée (AP), accompagnement éducatif... Quels sont les effets réels des divers dispositifs mis en place ces dernières années ? Selon le rapport de l'Inspection générale de juillet 2009[1], la nouvelle organisation du temps scolaire contribue à une réduction du temps d'enseignement, source de fatigue pour les élèves et les enseignants (p.4), on fait le « constat d'une certaine saturation des élèves en matière de « soutien scolaire » entre l'aide personnalisée et l'accompagnement éducatif » (p. 12) et surtout que les aides, quelle que soit la façon dont elles se déclinent, ont un effet fugace, peu durable sur les apprentissages, notamment pour les élèves les plus en difficulté (p.7)...

2) Modifier les rythmes scolaires :

Tel le serpent de mer, le débat sur les rythmes était réapparu dans les débats éducatifs. Mais après un an et demi de débat public, le ministre Luc Chatel y renonce, faute de consensus sur le sujet. En 2010,plusieurs établissements ont expérimenté la formule : cours le matin,sport l'après-midi. Selon la DEPP (janvier 2012), cela n'a pas eu d'influence notable sur la ponctualité, les absences, les sanctions, pas plus que sur les capacités de concentration,d'attention, de mémorisation et d'efforts.

3) Alléger le programme :

Socle commun prétendument garanti, version minimaliste des programmes [3] qui,dans leur nouvelle mouture, se caractérisent par une réduction des contenus à l'essentiel (apprentissages fondamentaux, réduction des horaires consacrés aux autres domaines : histoire, sciences, EPS)[4] et par une conception passéiste des apprentissages : approche cumulative (du simple au complexe), primauté des mécanismes et procédures au détriment des activités de recherche / découverte.

Quelles conséquences ?>Faute d'appui sur des domaines diversifiés, des supports culturellement riches, des activités intellectuellement ambitieuses, l'affadissement du sens des apprentissages contribue à une moindre implication des élèves. Par ailleurs, l'insistance sur l'acquisition de mécanismes dans un cadre contraint par la réduction horaire et sous la pression évaluative amène à solliciter davantage la mémoire,au détriment de la compréhension avec, dès la maternelle[5], des apprentissages « forcés », prématurés (tendance à la primarisation de la maternelle), des activités papier/crayon envahissantes (usage excessif de fiches constaté régulièrement dans les classes par les conseillers pédagogiques). Autrement dit, cela conduit à laisser une moindre place au « faire », à la recherche, au questionnement,au tâtonnement, à l'expérimentation...

Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, de l'accroissement de la ségrégation scolaire. Malgré tous nos efforts, voyez comme ils peinent... Ne les laissons pas souffrir inutilement. Il ne restait plus qu'à avaliser la situation avec la fin du collège unique, c'est fait avec les voeux du Président de la République invitant à « recentrer la 6è et la 5è sur les fondamentaux » et à assurer « la diversité des parcours de la 4è à la 3è ». Orientation sélective dès fin 5è et promotion de l'apprentissage qui amputent l'Education Nationale de ses ambitions formatives.

II/ Une école plus juste...

L'idée d'une« école plus juste » a été un des arguments avancés pour plaider la loi d'orientation de 2005. Il y a deux manières de l'envisager : du côté de la« justesse » ou du côté de la justice !

 1) Juste ce qu'il faut pour l'avenir auquel on se destine (ou est destiné), selon le principe : à chacun selon son mérite, ses « talents », sa« forme d'excellence », dans une occultation des conditions d'existence. Logique d'une « égalité des chances » traduite par l'écrémage sélectif des « meilleurs » d'entre les pauvres.

Mais au fait,qu'en est-il réellement ? Prenons deux points emblématiques : l'accès aux grandes écoles et les internats d'excellence. L'IEP de Paris (Sciences Po) a accueilli 600 élèves de 2001 à 2009 (67 par an en moyenne), soit moins d'un élève sur 1.500 pour chaque génération scolarisée dans un collège ZEP. Quant au projet d'Internat d'excellence d'Evry (91) qui doit accueillir 7 élèves à la rentrée 2012 puis 40 d'ici 3 ans, les frais d'investissement s'élèvent à 1.680.000 ?(Etat / Conseil Général), soit environ 40.000? par élève !

Rares et très chères, surtout dans cette période de disette pour le service public, ces dispositions apparaissent comme des écrans de fumée d'une politique violemment discriminatoire...

2) Principe de justice : une « Elévation continue du niveau culturel de l'ensemble de la Nation ».Proposition du Plan Langevin-Wallon qui continue d'être d'actualité face aux défis de notre époque :

- la globalisation des phénomènes (interdépendances économiques, écologiques, géopolitiques) exige de pouvoir appréhender la complexité,de mettre en relation, de penser à la fois local et global, 

- l'accroissement exponentiel des connaissances pousse à une actualisation permanente ;

- avec les nouveaux moyens d'information, le plus peut être le pire, noyer l'essentiel sous l'insignifiant, l'information sous la rumeur, il faut pouvoir exercer son regard critique

- les nouvelles questions éthiques (fécondation in vitro, manipulations génétiques, travail sur l'embryon humain...) obligent à repenser les rapports de filiation, d'anticiper l'avenir de l'espèce ;>

- la complexification des organisations sociales  risque d'amener à une dépossession du contrôle démocratique...

L'ensemble appelle à davantage de culture, d'ouverture et de curiosité pour pouvoir se situer dans son époque, saisir les enjeux d'actualité, exercer son jugement (trier dans le flux d'information, pouvoir échapper aux manipulations), rester ouvert à d'autres cultures, continuer de s'informer / de se former et participer à la vie de la Cité...Autrement dit, promouvoir une « citoyenneté outillée ».

Relancer de façon déterminée la démocratisation de l'accès au savoir et à la culture ne peut se réaliser dans les faits qu'en interrogeant ce qui jusqu'alors était impensé (car « allant de soi »), la question de la culture scolaire,de ses formes et contenus mais aussi de ses modes de transmission.

III/ Quelle culture commune ?

Si l'École ne peut être indifférente aux besoins sociaux, ceux-ci ne se sont pas uniquement ni d'abord économiques. Rappelons le sens premier de l'école : offrir aux jeunes générations un espace protégé de l'impératif économique, de turbulences et de l'urgence du monde non pour l'ignorer, le nier, mais pour nouer avec lui un rapport désintéressé d'apprentissage et de savoir, espace qui permet de « faire l'essai de soi-même au milieu des autres ». C'est réaffirmer la primauté des visées formatives :« Former l'esprit dans l'ordre des raisons » proposait Condorcet.

1) Le programme.

Pour Henri Wallon,le but de l'éducation, c'est de donner le maximum de virtualités à chacun,celles-ci relevant à la fois de la pratique des différents domaines qui participent au développement de l'enfant et plus largement de la personne (pratique des techniques, des arts, du sport) et d'une diversification des formes d'activités :« (...) combiner des caractères habituellement considérés comme opposés : unité et diversité, pratique et raisonnement, rigueur intellectuelle et fantaisie. Car l'éducation ne doit laisser en friche aucune des possibilités culturelles de l'enfant... »[6]).

Aller contre la hiérarchie des disciplines, la spécialisation hâtive, l'hypertrophie de telle forme d'activité au détriment des autres. L'ensemble amène, au-delà de la définition des programmes, à interroger la valeur formative des contenus.

2) L'approche des contenus :

On perçoit les limites de contenus proposés pour eux-mêmes, qui laissent les élèves indifférents quand ils ne provoquent pas la distance ou le rejet. Il est temps de rompre avec cette conception appauvrie de savoirs fossilisés, réifiés, réduits à n'être que des points du programme sujets à évaluation.

Restaurer la valeur, la saveur du savoir amène à ne plus le considérer indépendamment de son sens, du contexte où il s'exprime, de son aspect technique (de ses composantes opératoires) et, si possible, de l'histoire dont il est issu[7].  

C'est donc s'inscrire dans une conception socio-historique du savoir qui, contrairement à l'information et à la connaissance, résulte d'un important « effort d'objectivation » soutient Karl Popper, est fruit d'un processus de construction intellectuelle. Si les savoirs renvoient à des « contenus de pensée objectifs », ils comprennent selon lui « les systèmes théoriques » mais aussi « les problèmes et les situations problématiques » ainsi que « les arguments critiques (...) l'état d'une discussion ou l'état d'un argument critique »[8]

Si les oeuvres   concepts, codes symboliques, outils et techniques intellectuelles sont les produits d'une « théorie de la pratique », il revient à l'école d'organiser leur appropriation à travers une « pratique de la théorisation ». L'enjeu de cette pratique : introduire les élèves dans le mouvement vivant de la production culturelle mais aussi, par cet intermédiaire,à l'histoire de l'humanité en quête d'émancipation, de pouvoir sur le monde. ...C'est dire l'importance des modes de transmission.

3) Quels modes de transmission pour une « mise en culture » ?

Il s'agit, on l'a compris, d'aborder les contenus en lien avec les problèmes auxquels ils ont répondu, les processus qui les ont constitués, les opérations qui les engendrent.

Faut-il tout redécouvrir ? C'est impossible et pas nécessaire. Cela pose le problème de la sélection des contenus selon les degrés d'enseignement et à l'intérieur même de chacun des programmes : quels concepts/oeuvres s'avèrent essentiels ? Ici, clés à partir desquelles les autres connaissances s'organisent (ex. maths : conception cardinale du nombre, principe de numération positionnelle décimale, notion d'étalon...) ; là, objets emblématiques pour introduire à un rapport adéquat au domaine (ex.tel évènement en histoire, occasion d'initier à la critique de témoignage).

 Pour chacun de ces objets, il s'agit de remettre en scène le contexte problématique fondateur, afin que les élèves se saisissent du problème conceptuel à résoudre (processus de dévolution).

 Au niveau de la conduite, c'est faire place à la recherche,au questionnement, à l'analyse des erreurs. Rôle clé de l'échange entre pairs, doublement réglé par la normativité de la situation, de l'objet à comprendre et des autres à convaincre.

Chaque objet peut ainsi fournir l'occasion d'exercer  imagination et créativité ; recherche de mise(s) en relation pertinente(s) ; débat argumenté, rationalité critique ; formalisation, représentation symbolique (schéma, tableau,langage), conceptualisation. Autrement dit, l'activité d'apprentissage participant conjointement :

- à l'appropriation d'outils de compréhension, de maîtrise symbolique du monde

- à la formation intellectuelle

- à l'édification morale et sociale : ouverture à l'altérité, principe de respect mutuel, distinction croyance / concept ;opinion / point de vue argumenté.

 Modalités de transmission qui participent à instruire une manière d'être au monde et avec les autres, à faire « l'essai de soi-même » pour grandir, s'élever,progresser en humanité.

 



[1]Philippe Claus, Odile Roze, Troisième note de synthèse sur la mise en oeuvre de la réforme de l'enseignement primaire,Rapport IGEN-IGAENR N° 2009-072, MEN-MESR, juillet 2009.

[2] Cf. Fenêtre sur Cours revue du SNUipp, 10 janvier 2012.

[3]« Lecollège doit concevoir des solutions permettant de répondre aux besoins dechaque enfant, les uns pour poursuivre l'acquisition du socle, les autres pouravancer plus vite dans certaines discipline » (N. Sarkozy, Convention UMP Éducation, février 2007)

[4] Cf.Rapport de l'IGEN cité précédemment, p. 10.

[5] Cf.Film de Marina Julienne « L'école à bout de souffle », France 5, 10 janv. 2012.

[6] H.Wallon, « L'enseignement en France », 1963,  repris dans Lecture d'Henri Wallon, Paris, Editions sociales, 1976, p. 380.

[7]Pour Wallon, la valeur formative de la culturetechnique est à la fois dans la manipulation des choses, la représentationschématisée, non coupée des concepts physiques ou chimiques, ni desconnaissances historique et culturelle qui correspondent au développement deces techniques elles-mêmes. (« La réforme de l'université », 1954,repris dans Enfance, rééd.1985. Cf.É. Bautier, J-Y. Rochex, « HenriWallon. L'enfant et ses milieux », Hachette, 1999,  p. 121.

[8] KarlR. Popper, La connaissance objective,Bruxelles, Complexe, 1978, cité par J-P. Astolfi, L'école pour apprendre (1992), ESF, 3è éd. 1994, en particulier p.67-77.

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