Pédagogie explicite contre pédagogie de la découverte ?
Jacqueline BONNARD | le 27/02/2014 00:00
Et si la question était mal posée...
Si l'on admet que la pédagogie est l'ensemble des méthodes et pratiques...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
L'approche des savoirs par leur genèse historique nous apprend
de quels questionnements ils sont issus: pour les uns de l'imprévu,
de l'insolite, de l'imaginaire et pour d'autres de nécessités
quotidiennes, tant matérielles que sociales, de la vie. Or c'est
de ces questionnements, lorsqu'ils sont pris à bras le corps
et qu'ils sont mis en travail, qu'émergent élaborations
et ruptures créatrices qui vont constituer l'ossature culturelle
proprement dite de ces savoirs.
Se construisant toujours au cours de processus, suivant des temps très
variables (y compris, pour certains, sur des siècles...) et
dans des inter-relations multiples entre savants, créateurs, entre
cultures, entre sociétés, ces savoirs ont dû faire
face à de nombreux aléas, contradictions, voire conflits
dont ils ont tiré en définitive leur force de signification
et leurs capacités confirmées d'usage et de possibles
réinvestissements.
Ce sont de tels parcours qui donnent à ces savoirs, dont nous devenons
héritiers, leur dimension d'aventure humaine. Aventure humaine
parce que ces savoirs sont toujours plongés en leurs débuts
dans des implications de « sujets », plongés dans un
espace social. C'est pourquoi, si tout savoir a été d'abord
un « savoir pour soi » il est devenu ensuite, dans les processus
de sa constitution et en son aboutissement « savoir en soi »,
c'est à dire apte à être séparé
de ses origines, comme objet de pensée, de culture, réinvestissable
dans d'autre situations que celles de ses débuts.
Devant un tel foisonnement de cheminements d'invention, devant une
telle épaisseur de temps nécessaire à la construction
historique des savoirs, on comprend fort bien combien, pour enseigner,
devient indispensable d'élaguer, de faire des choix, de devoir
transposer ces savoirs-savants en savoirs-scolaires utilisables au mieux
dans une transmission réaliste et efficace.
C'est le fait d'une telle transposition, tout à fait nécessaire,
qui pose la question centrale, déterminante: quelle transposition
? suivant quels choix ? quelles normes ? en vue de quelles finalités
concernant les connaissances à acquérir ? Sachant d'autant
plus que les modes de transmission ne sont pas indépendants des
choix sous-jacents à toute transposition.
Or nulle transposition n'est neutre. Elle est le fait de choix culturels,
éducatifs, éthiques, dits ou non dits, élucidés
ou non, qui président à l'établissement des
savoirs-enseignés. Et cela, à tous les échelons de
l'établissement des programmes et référentiels,
de l'écriture des manuels jusqu'aux modes de réflexion
et de transmission par l'enseignant . Toute transposition ne peut
donc être neutre, parce que lourde de normes qui dépendent
à la fois, en amont, de tel ou tel rapport aux savoirs-savants
comme ils dépendent tout autant, en aval, de telle ou telle finalité
éducative dont les modes de transmission de ces savoirs dépendront.
Et ce sont ces normes de transposition qui font notamment que va être
minimisé ou non, évacué ou non des connaissances
tel ou tel pôle qui les constitue, comme tel contexte possible ou
non de leurs réinvestissements,... avec des conséquences
sur les possibilités et les modes d'activité des élèves,
rendus possibles (ou non) dans la pratique de transmission.
Ainsi la question des méthodes, y compris parfois à propos
de "méthodes actives", quand elle risquent d'être
réduites seulement à une question d' "outils",
séparables d'une interrogation sur les contenus, peut participer
au cloisonnement théorie-pratique. C'est bien ce qui interroge
toute "méthode", quelle qu'elle soit, que de rendre les
apprenants acteurs, non seulement dans les procédures et justifications
qui légitiment les savoirs à qui sont de l'ordre du comment
à mais plus encore dans ce qui est de l'ordre du "pourquoi"
qui les fait entrer de plain pied dans les raisons d'être des savoirs
comme concepts. Pour ne pas se contenter de leur fonctionnalité,
et pour aller jusqu'au sens.
A cet égard, le prétendu espace de « liberté
pédagogique » laissé à l'enseignant risque
d'être mal entendu si on néglige à quel point il n'est
pas de méthode qui ne soit déterminée en grande partie
par le rapport au savoir dont elle se fait le vecteur.
C'est là où "rapport au savoir" et "rapport
à savoir" sont à travailler dans une relation de réciprocité.
? Une transposition pour justifier l'évidence des
résultats ?
Ainsi en est-il de la transposition courante, caractérisée
par l'accent prioritaire mis sur les productions finales des savoirs-savants
(définitions, théorèmes, procédures) qui induit
une transmission présentant comme allant de soi d'avoir à
restituer d'emblée ces produits-achevés, en les accompagnant
en conséquence d'explications (en mathématiques :
de démonstrations) soutenus par une logique rigoureuse. La notion
devenue courante de "compétences" est d'ailleurs à
interroger quand elle ne s'appuie pas réellement sur les processus
de construction des savoirs, par lesquels se construisent ou non elles-mêmes
ces compétences.
La logique expositive traditionnelle de l'enseignant est bien compréhensible,
qui s'appuie sur une rationalité dont la fonction devient,
en fait, non pas de retrouver les questions-clés qui permettraient
de comprendre la raison d'être de ces savoirs, mais de justifier
directement la légitimité indiscutable des produits-finis
que sont devenus ces savoirs .
Justification de leur évidence, rendue ainsi incontestable, plus
que des questionnements, des étonnements et même des turbulences
de pensée qui les ont suscité et les ont fait découvrir.
Est ainsi escamoté le fait que très souvent les savoirs
se sont construits « contre » l'évidence de l'époque,
y compris contre celle du mathématicien lui-même qui, pourtant,
les produit. Escamotage qui devient une forme masquée de violence
.
Ce qui ne prépare guère l'élève à
assumer pour lui-même les ruptures réflexives, conceptuelles
auxquelles seront affrontées ses propres représentations
mentales. Condition décisive de ses avancées dans l'exploration
de savoirs nouveaux, non comme savoirs accumulés, juxtaposés,
mais comme autant d'étapes formatrices d'une intelligence
toujours en éveil.
La transmission des mathématiques, à cet égard, s'avère
en quelque sorte exemplaire de la distorsion de savoir qu'elle inflige
à en toute bonne conscience (ou souvent sans en avoir conscience)
à aux élèves.
En effet chacun sait combien compte la rigueur des « démonstrations
» ainsi que celle des procédures de résolution utilisées,
qu'elle soit développée par l'enseignant ou
attendue des élèves dans les exercices et problèmes.
Ceci n'est pas à évacuer, bien sûr, mais à
condition de ne pas confondre cette rigueur souhaitable, dans les étapes
d'un raisonnement ou d'une procédure, avec «
l'intelligence » de la situation mathématique qui,
elle, requiert tout le registre du « sens », c'est à
dire de la pertinence de compréhension, laquelle va avec la conscience
de l'immersion des connaissances dans des situations qui leur donnent
vie, c'est à dire contenu existentiel.
C'est là où une transposition qui veut être
fidèle à la vérité des savoirs devrait dissocier
la fonction rationnelle de la preuve de la fonction inventive qui, seule,
permet d'accéder au sens. Et ne pas croire que c'est
comprendre que d'asséner seulement un CQFD à ce qu'il
FALLAIT démontrer à reçu dans ces conditions comme
injonction à laquelle se soumettre d'autant plus impérative
qu'elle se fait au nom de la seule raison, plutôt qu'invitation
à entrer dans une intelligence de signification.
Déjà, Archimède distinguait méthode de démonstration
et méthode de découverte. Il écrivait (à propos
de la méthode d'exhaustion d'Eudoxe dont ce fut Démocrite
qui en énonça le premier la teneur, avant même qu'elle
soit démontrée) : "méthode de démonstration
irréprochable, ce n'est pas une méthode de découverte;
son application repose nécessairement sur la connaissance préalable
du résultat à démontrer"
Hegel, dans la préface à la « Phénoménologie
de l'esprit » écrit : « le mouvement de la démonstration
n'appartient pas au contenu de l'objet, mais est une opération
extérieure à la chose ».
Evariste Gallois écrit : « Ce dont nous nous plaindrons,
c'est que la pensée qui a dirigé l'auteur reste le plus
souvent cachée. On croit généralement que les mathématiques
sont une série de déductions"
Morris Kline écrit :" Amener les étudiants à
maîtriser une organisation déductive polie ne leur apprend
pas comment penser et comment faire des mathématiques, car penser
et faire ne sont pas des processus déductifs. Comment la découverte
peut-elle se produire quand on demande aux étudiants de travailler
avec des idées déjà surchargées de sophistication
et de raffinement? Enfin, l'approche rigoureuse est trompeuse. Du fait
que le cours d'analyse élémentaire est le premier contact
de l'étudiant avec les mathématiques supérieures,
il en retire l'impression que les vraies mathématiques sont déductives
et que les bons mathématiciens pensent déductivement".
C'est la mise en avant quasi systématique, dans l'enseignement,
des « comment » (faire une opération, résoudre
une équation, construire une figure, etc...) plus que des «
pourquoi » qui met l'élève face à des
obligations « procédurales » - à appliquer/reproduire
- et non pas face à une intelligence à mobiliser.
A cet égard, les évaluations faites au cours des différents
cycles et niveaux d'enseignement montrent à l'évidence
combien l'acquisition des techniques opératoires numériques
s'accompagne trop souvent d'une insuffisance notoire des élèves
à comprendre aussi bien les raisons qui justifient les étapes
à suivre de ces techniques que, pire encore, la pertinence de leur
usage dans le contexte de tel ou tel problème à résoudre.
Ces évaluations d'ailleurs, contrairement aux intentions affichées,
ne servent que trop rarement aux enseignants ( et aux formateurs d'enseignants)
pour analyser à la fois ce qui est à modifier dans la conception
des savoirs et leur transmission que ce qui, dans les erreurs des élèves,
se loge comme logique interne à prendre en compte dans la construction
des savoirs. C'est là où il y a lieu d'interroger
quelle nature de savoir est transposée, pour que les élèves
en arrivent là !
Car l'important est moins de se demander ce qu'il y a à
retenir d'une notion que la recherche des clés pour comprendre
cette notion. Ce qui pose la question, derrière l'énoncé
de telle ou telle notion d'un programme ou d'un référentiel,
de la dimension de « concept » qui en constitue la raison
d'être, et en relation avec celle-ci, la question du pari
à oser accorder aux élèves de leurs capacités
à pouvoir y accéder.
En somme il s'agit non seulement de dégager "ce qu'il y a
à savoir" mais aussi et surtout de faire se construire "ce
qu'il y a à comprendre pour savoir".
Poser la question des savoirs en terme de conceptualisation , c'est
entrer délibérément dans la relation complexe et
fondamentale inhérente à tout savoir, entre sens et fonctionnalité,
entre signification et opérationalité.
Relation entre sens et fonctionnalité qui, pour tout savoir, fut
en travail dans sa genèse. Relation que devrait prendre en compte
une transposition qui se donne une finalité telle que, construisant
tel ou tel savoir en sa teneur conceptuelle, l'élève
se construise, se faisant, une capacité réelle à
penser, à inventer, à conceptualiser. Construction du savoir
et construction de compétences sont en interaction.
Le haut niveau à intégrer aux savoirs-scolaires n'a pas
à être moindre, en ce sens, que le haut niveau du potentiel
d'intelligence à reconnaître à tout apprenant,
si tant est que la mise en acte d'un tel potentiel en soit rendue possible,
dans la conception et les conditions de l'acte d'apprendre.
L'enjeu est donc de restituer aux savoirs à enseigner la dimension
conceptuelle qui peut les mettre à hauteur des possibilités
effectives, pour les apprenants, d'en reconstruire sens et fonctionnalité.
On ne peut à ce titre décider de la seule fonctionnalité
comme étape première du temps scolaire, réservant
à plus tard l'accès, devenu alors formel, au concept.
Le concept:
Gérard Vergnaud considère qu'un concept est un triplet
de trois ensembles :
C = (S, I , S )
S : ensemble des situations qui donnent du sens au concept (la référence)
I : ensemble des invariants (propriétés notamment), sur
lesquels repose l'opérationalité de schèmes
(le signifié)
S : ensemble des formes (langagières ou autres) qui permettent
de représenter symboliquement le concept, ses propriétés,
les situations et les procédures de traitement (le signifiant)
cf : extrait de Didactique des mathématiques (Delachaux et Niestlé,
1996)
Si la rationalité est indispensable pour donner
valeur de vérité incontestable à un savoir dans sa
constitution, si elle est aussi indispensable pour assurer la valeur instrumentale
d'efficacité d'une procédure, par contre l'histoire
et l'épistémologie des mathématiques montre
combien la plupart des apports réellement nouveaux, conceptuellement,
se sont démarqués à chaque fois des conceptions courantes
des champs culturels et sociaux de leur époque (les nombres décimaux,
les irrationnels, les imaginaires et les uns par rapport aux autres, le
calcul infinitésimal, les géométries non-euclidiennes,
les notions de groupes, d'anneaux, etc.. ).
Ruptures dans les modes de pensée qui ont modifié y compris
les formes de rationalité en cours. Ainsi en a-t-il été
par exemple pour l'irruption du "zéro" dans l'histoire
de la numération, pour la notion de limite d'une suite infinie
, proscrits si longtemps du champ de la pensée, et par des cultures
par ailleurs prestidigieuses.
La réalité historique de la notion de rupture épistémologique
qui a eu lieu dans l'élaboration des savoirs savants doit
pouvoir prendre sa place dans l'enseignement, et dans la conception
d'une transposition qui, loin d'en escamoter l'existence,
considérée comme secondaire, voire comme anecdotique, en
travaille au contraire les modes pédagogiques possibles de son
insertion, comme clés de compréhension, comme raison d'être
des concepts à construire.
C'est l'objet des situations proposées dans toute "démarche
de construction du savoir" que de tenter d'aller précisément
dans ce sens. D'autant plus que, de toutes façons, et qu'on
le veuille ou non, les élèves sont amenés à
devoir affronter et intégrer des ruptures qui leur sont propres,
par rapport à leurs représentations mentales du moment .
Ainsi en est-il par exemple des évidences installées chez
les élèves du primaire alors qu'ils sont amenés
à modifier, voire renverser leur façon de penser, par exemple
devant admettre (ou découvrir suivant les situations qu'on
leur offre) qu'il est possible de soustraire d'un nombre un
autre qui lui est supérieur (dans Z, comme nouvel ensemble de nombres),
de diminuer un nombre quand on le multiplie par un autre (par ex : par
0,5 ; dans Q comme autre ensemble de nombres), de ne pas changer la valeur
d'un rapport quand on augmente les deux termes du rapport (en les
multipliant par un même nombre), etc ...
Autant de constats qui font rupture par rapport aux acquis antérieurs
et qui, suivant l'activité de conceptualisation initiée
auprès des élèves peuvent constituer, en fait, autant
d'étapes enrichissantes qui prennent sens dans ce qu'ils
vivent au cœur même de ce que « savoir » devient
chaque jour, pour eux, comme aventure humaine dans le présent de
leur histoire.
Rationalité et sens constituent, ensemble quoique différemment,
la teneur d'un concept. Car la rationalité sans le sens devient
exercice formel, relevant d'une compétence seulement instrumentale,
de la raison, faite de la maîtrise de procédures régulées
à l'avance. Et le sens, dépourvu des moyens de la
raison, devient connaissance sans fondement de légitimation, au
risque du flou, de l'improbable, fermant la voie à des recherches
plus fouillées et plus fiables.
Evidemment la tâche n'est pas facile de concilier rationalité
et sens dans une transmission qui veut être à hauteur d'une
cohérence à trouver entre eux. Mais l'histoire des
savoirs montre combien c'est une telle cohérence, lorsqu'elle
est recherchée, qui confère aux savoirs leur valeur culturelle.
Alors pourquoi pas dans une transmission qui veut refuser l'obscurantisme
d'une évidence obligée, laquelle va avec l'ennui,
aussi, qui installe ou mystifie une idée figée des mathématiques,
ou pire encore, qui fait subir à nombre d'élèves
en échec une image d'eux-mêmes dévalorisée.
Alors, pourquoi pas restituer aux savoirs transposés leur dimension
culturelle d'où la signification prend toute sa place sous
le regard vigilant de la raison ? Pourquoi pas, dans cette transmission,
mettre en écho ce qui des savoirs, fut conquête humaine du
passé avec cette autre conquête qui se joue ,dans l'ici
et maintenant de l'acte d'apprendre, par l'apprenant
lui-même ? Conquête qui le fait se reconnaître comme
sujet existant dans sa pensée, dans son imaginaire.
Toutefois, les choses ne vont jamais de soi et dans l'histoire même
des savoirs, rationalité et sens ont pu se tourner le dos au point
d'ériger un barrage, une sorte d'interdit, à
des explorations possibles de la connaissance.
Ainsi en a-t-il été pour les grecs, par rapport à
la mesure de la diagonale d'un carré, dont ils ne purent
admettre qu'elle s'exprime par un nombre autre qu'un
rapport d'entiers alors que la rationalité exigeante dont
ils firent preuve aurait dû les amener à s'en convaincre.
C'est là un exemple majeur où la rationalité,
à elle seule, n'entraîne pas la conviction. Elle-même
est évacuée (et par ceux-là mêmes qui en assurèrent
les fondements) parce que les conséquences qui en découlent
ouvrent sur une signification qui ne correspond pas aux représentations
imaginaires, philosophiques, culturelles, sociales en vigueur .
Cas révélateur d'une rationalité mise en défaut
quand elle se donne pour unique référence.
Ainsi des questions fort légitimes peuvent-elles (devraient-elles)
se poser pour l'enseignant.
A propos de la numération : pourquoi grouper, et grouper
par dix ? pourquoi écrire un nombre de gauche à droite quand
on déchiffre de droite à gauche? etc...
et pour les décimaux : pourquoi quand un nombre a beaucoup
de chiffres (4,573) peut il être plus petit qu'un nombre qui
a peu de chiffres (7,8) ?..
et pour les périmètres et surfaces : pourquoi avec
un même périmètre on peut avoir des figures ayant
des surfaces différentes ? ...
et pour les polygones : pourquoi un carré c'est aussi
un rectangle, et aussi un losange, un parallélogramme ?...
Mais c'est là où l'on touche à la nécessité
d'aller jusqu'à la raison d'être de ces
savoirs, aux relations qu'il y a entre eux, dès leur introduction
à l'école. Pari audacieux mais pari tenable, comme en témoignent
les nombreuses pratiques, malheureusement tenues à la marge, de
l'éducation nouvelle.
Autant de questions que devrait se poser tout enseignant qui ont pour
projet de restituer aux savoirs leur dimension émancipatrice, c'est
à dire de mise en cause d'évidences premières.
Et donc autant de questions qui renvoient, en fait, aux origines historiques
pour aller quérir les sauts qualitatifs de pensée et d'audace
donnant les clés pour comprendre l'émergence de tel
ou tel savoir .
Le choix est donc, dans des "démarches de construction du
savoir", et pour chaque notion abordée, d'aller chercher
autant que possible dans les origines historiques, épistémologiques,
les raisons mêmes de leur genèse conceptuelle. Et quand des
données historiques ont pu faire défaut, ce sont des questions
élémentaires de signification qui ont éclairé
les choix proposés. Des questions toujours de l'ordre du
« pourquoi » avant même ou accompagnant des questions
de l'ordre du « comment ».
Et même à propos du comment : pourquoi cela marche-t-il bien
ainsi ?
En fait, une telle quête, c'est toujours (ou chaque fois que
possible) pour revendiquer l'accès à l'intelligence
incorporée dans les savoirs et les procédures prescrites
des programmes. Avec précisément comme visée : former
à l'exercice de l'intelligence à une intelligence
critique, créatrice, en même temps que responsable d'elle-même
à qui est le meilleur garant d'une transmission réussie,
surtout quand elle revendique des fins d'éducation et qu'elle
se veut de plus formation à la citoyenneté, formation au
débat démocratique .
Se poser de telles questions a des conséquences qu'il faut
oser aborder, et qui viennent bousculer outre la conception de tel ou
tel contenu, leur progression elle-même dans l'ordonnancement
des leçons.
Ainsi en numération, on constate que 10 est bien plus difficile
à comprendre juste après 3 (en base quatre) qu'après
132, quand le problème du zéro n'a pas encore trouvé
sa raison d'être et que le nombre d'objets à grouper
apparaît comme une convention à se donner alors que, dans
un premier temps, seul est nécessaire le fait de grouper.
De même est-il plus profitable d'aborder directement les mesures
par les encadrements, et la division d'abord avec un reste (comme
cela arrive généralement dans la vie concrète), quand
la mesure exacte est bien plus problématique (dans le concret du
mesurage comme dans le conceptuel) et que la division « sans reste
» en fait n'existe pas puisque toute division a un reste (quand
bien même ce reste vaut « 0 »).
Or le plus souvent, dans les programmes scolaires, on présente
d'abord les cas exceptionnels (sous prétexte de partir du
simple) qui sont pris par les élèves comme cas généraux,
d'où leur difficulté ensuite d'être amenés
à considérer comme « compliqué » ce qui
devrait à parce que plus vraisemblable par rapport aux situations
courantes de la vie à être abordé comme tel dès
le départ.
D'où le cloisonnement entre l'école et la vie,
entre les savoirs à l'école et la « vérité
vraie », comme disent les enfants, alors que par ailleurs on sait
combien ils se passionnent pour la science fiction, pour les histoires
complexes à démêler, depuis la mythologie jusqu'aux
rebonds permanents des bandes dessinées, des films policiers, etc..
C'est par rapport à de tels constats que la recherche du
« simple » pour aider les élèves, surtout auprès
des plus en difficulté, est une voie d'impasse tant sur le
plan des contenus car « il n'y a pas d'idée simple
» que sur le plan d'un rapport minoré, faussé,
à l'humain qui est dans l'élève, bien
plus capable qu'on ne le croit d'entendre une parole vraie,
c'est à dire non scalpée de ses difficultés,
surtout à l'égard d'enfants qui ne vivent que
de trop contradictions et complexités .
C'est bien pourquoi il n'y a aucune crainte à avoir
que d'aller jusqu'à « avoir recours aux paradoxes
si utiles à susciter, même dans l'enseignement élémentaire
» .
« Ce qui m'a le plus frappé c'est que, pour aider
les enfants le plus en échec, c'est en leur proposant du
difficile qu'on peut le faire. » Une institurice de ZEP, au
cours d'un projet sur des pratiques pour faire échec à
l'échec.
De même est-il bien plus cohérent pour leurs significations
d'aller des polygones quelconques aux carrés plutôt
que l'inverse. La propension à vouloir partir du prétendu
simple vers le complexe est démentie par l'illusion qui consiste
à croire que le « familier » (en l'occurrence
les carrés que l'on trouve sur tous dallages ou objets quotidiens)
est forcément le plus simple à comprendre, alors que ce
familier à parce que familier justement - empêche une mise
à distance nécessaire pour en dénicher la richesse
conceptuelle et du coup, la maîtrise de son usage.
Bachelard souligne combien le « simple est toujours le simplifié
» , c'est à dire « qu'il apparaît
comme le produit d'un processus de simplification ». Processus
complexe, en fait, qui constitue ce qui se produit de plus précieux,
de plus fécond, dans le vécu de toute démarche de
construction du savoir.
Ce qui va à l'encontre d'une opinion si partagée
dans les mentalités et si institutionnalisée dans les programmes
les plus officiels qu'elle fait partie des « allants de soi
» incontestés alors qu'il y a un véritable renversement
à opérer dont on peut voir, dans les démarches de
mathématiques notamment, et surtout dans leur pratique depuis des
années mises à l'épreuve dans de nombreuses
classes, que ce n'est pas là une utopie absurde mais, une
utopie réalisable, une utopie concrète.
? Des notions à aborder dans un champ conceptuel :
Il est bien moins compliqué qu'il n'y paraît
d'aborder les concepts-clés d'entrée de jeu
avec les élèves. Mais tout dépend des situations
choisies, bien sûr, assorties du pari positif sur les potentialités
des élèves.
Or toute signification ne peut se dégager sans significations connexes
dont elle se différencie et grâce auxquelles elle prend sens.
C'est pourquoi devrait être mise en question l'opinion
là aussi courante, traduite dans les programmes et manuels, et
donc dans les pratiques de transmission, qu'il faut cloisonner les
notions à « ne pas tout mélanger ! » - ce qui
va avec une segmentation, une addition de savoirs juxtaposés, cumulés,
relevant d'une forme de taylorisation des savoirs bien plutôt
que d'une vérité de ces savoirs.
Là encore Bachelard nous met en garde : « présenter
un concept dans son isolement n'est pas penser » car, précise-t-il
plus loin « penser ne commence que...dans la jonction de concepts
».
Et en didactique des mathématiques, c'est Gérard Vergnaud
qui nous conduit fort justement jusqu'à la notion de «
champ conceptuel » ouvrant sur la possibilité, pour les élèves,
d'aborder ensemble différents concepts qui entrent en cohérence
dans des situations élaborées comme telles tout en étant
parfaitement accessibles dans leur compréhension.
Ainsi en est-il ici pour les décimaux et les fractions décimales
avec la notion d'encadrement, pour la notion de rapport et celle
de proportionnalité et pour celle des polygones dont les concepts
s'emboîtent et se structurent les uns par rapport aux autres
(polygones, trapèzes, parallélogrammes, rectangles, losanges,
carrés) .
Ce qui renvoie, au sujet de ces contenus, à la question précédente
de progressions à renverser dans les suites entre elles des leçons
à prévoir. Et donc aussi dans les programmes.
Il s'agit avant tout de prendre en compte le potentiel d'intelligence
immense que porte tout enfant, tout jeune, avec ce principe pédagogique
reçu de Rabelais que :
« l'enfant n'est pas un vase à remplir mais un
feu à allumer ».
A cela s'ajoute cette mise en garde, posée par Hélvétius
depuis le siècle des lumières :
« L'homme naît ignorant, mais il ne naît point
sot, et ce n'est pas sans peine qu'il le devient. Pour être
tel et parvenir à éteindre en soi jusqu'aux lumières
naturelles, il faut de l'art et de la méthode : il faut que
l'instruction ait entassé en nous erreur sur erreur. »
Helvétius (De l'homme)
A quoi Helvétius ajoute, pour situer la responsabilité de
l'éducation : « Aussi tout l'art de l'éducation
consiste à placer les jeunes gens dans un concours de circonstances
propres à développer en eux le germe de l'esprit et
de la vertu. L'amour du paradoxe ne m'a point conduit à
cette conclusion, mais le seul désir du bonheur des hommes. J'ai
senti combien la persuasion où l'on est que le génie
et la vertu sont de purs dons de la nature, s'opposait aux progrès
de la science et de l'éducation, et favorisait à cet
égard la paresse et la négligence. »
Paroles qui peuvent s'entendre au positif quand elles s'accompagnent
de pratiques rendues possibles dans le quotidien de la classe et au plus
près des contenus à enseigner.
C'est l'objectif de toutes les démarches de construction
du savoir que de proposer de telles pratiques, avec leurs apports singuliers,
pour donner corps, dans les apprentissages mathématiques au pari
fondamental sur les potentialités insoupçonnées de
chaque apprenant, enfant ou adulte, à se construire des capacités
à apprendre.
Une ambiguïté pourtant est à lever, entre motivation
et mobilisation. Ne pas être motivé ? Mais il est tout à
fait « naturel » de ne pas l'être spontanément,
motivé, pour tel ou tel savoir, telle ou telle question.
Peut-on avoir systématiquement et spontanément envie de
goûter à un plat si l'on n'en a jamais mangé,
ni entendu parler par quiconque, ou pire encore si on en a entendu du
mal ? Mais par contre il devient «culturel» de se découvrir
interpellé, saisi dans ses représentations et conceptions,
par des situations insolites, inattendues, qui viennent mobiliser des
potentialités insoupçonnées en chacun, mettre en
appétit, faire surgir une curiosité nouvelle pour laquelle
se met à germer, à cet endroit, bien qu'inconnu jusqu'alors,
un désir nouveau de savoir.
Il s'agit alors pour les élèves, parce qu'en
situation d'avoir à surmonter l'imprévisible,
de se sentir en eux-mêmes mis au défi d'y faire face,
de vivre des processus où, impliqués comme sujets, ils vont
être amenés à mettre en question et en travail leurs
propres représentations et acquis antérieurs. Défi
où il vont avoir à affronter obstacles et contradictions,
voire même conflits quand ils confronteront avec d'autres.
Et donc défi pour grandir. Enjeu de taille quand il s'agit
en définitive que prenne saveur ce savoir.
Mais si une telle mobilisation peut se faire, c'est parce que la
situation, propose non point une question à de type QRCA - mais
parce qu'elle ouvre sur un objectif à atteindre dont les
moyens d'y arriver sont réellement à chercher.
Avec, pour corser le tout, très vite un obstacle qui apparaît
comme impossible à franchir, alors que l'objectif est clairement
perçu (dénombrer, classer, comparer, reproduire en agrandissant,...)
: d'où la nécessité immédiate d'aller
quérir dans son potentiel d'acquis.
Pourtant, ce potentiel d'acquis ne pouvant suffire, survient la
nécessité de chercher ailleurs : de concevoir, d'imaginer,
d'essayer, d'inventer d'autres façons de comprendre
la situation, d'en saisir l'objectif, d'en tenter d'autres
façons de s'y prendre pour déjouer l'obstacle
et pour cela, se donner une autre liberté de penser pour être
à hauteur du défi que pose, imprévu, cette situation
au premier abord bien accessible.
Bien que toutes les "démarches de construction du savoir"
soient utilisables à des niveaux différents de la scolarité
à y compris en formation à et bien qu'elles soient vécues
avec des comportements différents, elles n'en sont pas moins
tendues par un même fil conducteur à la fois du côté
des contenus conceptuels à construire, du côté de
la conduite d'animation que de celui des modes de cheminements,
de même et surtout que sur le plan des étapes incontournables
à franchir jusqu'à la conceptualisation.
Toutefois il est temps de dégager quelques critères-clés
qui tressent ce fil conducteur, afin de rendre compte de cette notion
et pratique de démarche d'auto-socio-construction du savoir
qui en a constitué la trame.
Bien sûr l'écriture qui existe de nombreuses démarches
apporte des éléments réflexifs à l'enseignant
pour qu'il puisse être accompagné, en quelque sorte,
tout au long des parcours balisés. Pourtant le souhait manifeste
de telles écritures est que l'enseignant puisse se construire à
sa façon, pour lui-même, ses propres repères à
la fois cognitifs et pratiques pour animer et accompagner à son
tour les élèves dans leurs parcours.
On pourrait penser que le « tour est joué » : du moment
que des pratiques innovantes ont été tentées et surtout
si elles sont réussies, alors point n'est besoin de s'embarrasser
de quelque théorie qui paraîtrait à cet égard
bien formelle et plate. Mais comme nous l'a répété
Piaget, il ne suffit pas de réussir pour comprendre.
Car si réussir est « comprendre en acte », par contre
comprendre est « réussir en pensée ». il y a
une étape incontournable pour passer de l'un à l'autre
qui est la « prise de conscience », c'est à dire
un temps de mise en recul, de formulation qui, au travers des vécus
concrets, permet de dégager des invariants caractéristiques
et de chercher à les formuler comme tels.
Il en est du savoir en pédagogie comme de tout savoir. Et c'est
peut-être plus difficile à admettre en pédagogie que
dans tout autre savoir, tant il va de soi pour beaucoup à c'est
de l'ordre des habitus !à que de penser la pédagogie
comme un « art » qui n'a point besoin, ou si peu, de
connaissance spécifique... si ce n'est en terme de didactique
des disciplines, ce qui laisse entière la question d'une théorisation
trandisciplinaire .
Mais c'est justement parce que la pédagogie fait jonction
entre savoirs et sujets, entre théorie et pratique que c'est
cette relation même qui est à travailler comme savoir spécifique.
Et pourquoi n'en serait-il point ainsi dans ce champ si fondamental
pour la construction de tout sujet, qui est aussi champ fondamental pour
la construction de l'avenir de la société ?
C'est pourquoi, c'est en terme de paradoxes qu'ont été
choisies les façons de caractériser les principes sur lesquels
repose une telle notion de démarche d'auto-socio-construction du
savoir par ce que c'est en terme de paradoxes que se pose toute
vraie question d'éducation et de formation:
Paradoxe des processus enclenchés
où les différences, contraintes, contradictions et même
conflits
qui sont à surmonter, suscitent et développent les conditions
d'un esprit autonome et solidaire, critique et créatif.
- LE 1ER PARADOXE, CELUI DE L'ENSEIGNANT-FORMATEUR
C'est un paradoxe inaugural de tout acte d'éducation
et de formation : celui qui fait que tout acte d'éducation
(ou de formation) a atteint sa finalité. Avoir crée les
conditions d'une autonomie de l'éduqué, ou du
formé.
Mais créer ces conditions, là est la difficulté.
Et cela suppose ni le laisser-faire ni une autorité si rigide que
lorsqu'elle n'y est plus, tout s'effondre !
Cela suppose des conditions, qu'on pourrait appeler corollaires,
pour rester volontiers dans le champ de la mathématique.
Il s'agit du pari, comme on l'a vu, sur les potentialités de chacun et de tous à apprendre. Ce qui n'est rien d'autre que le pari sur l'éducabilité cognitive (dans le langage universitaire) qui, dit autrement, devient le "tous capables" de l'éducation nouvelle .
L'enseignant doit fournir un grand travail pour qu'il en soit ainsi
: que ce soit avant, pendant et après toute démarche.
Avant : dans la recherche par lui des concepts-clés qui sont à
construire derrière tel titre de leçon, tel libellé
du programme, c'est à dire en fait, en vue de situations-problèmes
à prévoir, la recherche des problématiques centrales
qui, si elles ne sont pas abordées et construites enlèvent
aux savoirs leur raison d'exister, pour en faire des formules ou
procédures vides de sens.
Pendant : pour qu'il incite sans précéder, pour qu'il
« autorise » sans être lui-même l'auteur.
Faire autorité, n'est ce pas permettre à l'autre
de devenir auteur de lui-même ? pour qu'il soit en recherche
permanente SUR la recherche des élèves, à l'affût
des questionnements nouveaux qui surgissent (sans les souligner pour ne
pas freiner ceux des autres), encourageant sans faire à la place,
s'interdisant surtout de poser des questions dont il a déjà
lui la réponse (des QRCA !) mais poussant à s'en poser,
des questions. C'est l'enseignant qui gère avec souplesse
les temps prévus de recherche individuelle, les moment d'échanges
et productions en petit groupe et les moments de confrontation générale
où c'est lui qui « orchestre » le va et vient
entre argumentations, renvoi à tous des questions qui SE posent.
C'est l'enseignant, dans ces moments de confrontation générale,
qui pousse aux formulations, explicitations afin qu'il y ait un
authentique travail de conscientisation à partir des recherches
et résultats déjà là, et que le registre de
la recherche passe sur le plan d'un travail dans le symbolique.
C'est encore l'enseignant, quand des pans d'élucidation
ont été menés qui n'attend pas que «
tout soit réglé » - afin de ne pas étouffer
le bouillonnement - pour renvoyer à une recherche individuelle
ou de groupe.
En définitive, l'enseignant cherche à être ni
dans l'imposition, ni dans l'effacement, mais dans une écoute
permissive, encourageante, dans une attitude de « veille »
active à ce qui s'essaie, se fait, se dit et avec une pratique
de reflet-miroir qui permette que la parole des élèves devienne
« matériau » de réflexion pour tous, dans la
prise en compte des propres cadres de référence de cette
parole. Condition pour qu'elle soit effectivement discutée, travaillée.
Après : c'est l'analyse réflexive
de l'enseignant sur les productions issues de telle démarche,
ce qu'elles lui apprennent de nouveau sur les processus des élèves
et qui le conduisent soit à revenir sur telle ou telle question,
soit à faire rebondir sur une recherche nouvelle que peut-être,
d'ailleurs, lui-même n'avait pas prévue. Ainsi
y a-t-il parfois des surprises tout à fait étonnantes qui
font prendre conscience à l'enseignant soit d'un aspect
du savoir qu'il n'avait pas vu avant, soit de traits d'intelligence
des élèves qui poussent plus avant encore sa réflexion
sur la conduite des processus en classe, soit sur des « logiques
» d'élèves qui l'oblige à chercher
non point pour y répondre mais pour trouver la situation qui va
questionner l'élève autrement, le faisant changer
de regard.
Le plus difficile pour l'enseignant est de ne pas se contenter d'un
objectif atteint (action cherchée à partir de la situation)
mais de pousser plus loin la recherche, sur les matériaux mêmes
(productions, questionnements, formulations) apportés par les élèves,
en tenant le « cap », pour qu'ils parviennent jusqu'à
l'étape de conceptualisation.
D'où un travail réflexif, de sa part, à partir
et au-delà des productions immédiates des élèves.
Mais c'est aussi la prévision des réinvestissements
et de leurs formes auxquelles doit s'attacher l'enseignant.
- LE 2EME PARADOXE, CELUI DES SITUATIONS-PROBLEMES
Dégager une problématique conceptuelle
ne suffit pas si ne sont pas conçues des situations-problèmes
qui en répondent, quant à leur capacité à
susciter une recherche qui pourra y conduire.
Mais pour cela, encore, deux corollaires.
sur la base du pari de la réussite des élèves il
s'agit que la situation-problème présente des données
et un objectif à atteindre qui soit clairement compréhensible
par tous, c'est à dire sans avoir besoin d'un magistral
lourd explicatif préalable qui éliminerait d'emblée
un certain nombre d'élèves et de toutes façons
nuirait à tous pour le départ dans la recherche. Cette situation
doit être vraisemblable même si elle est fictive ou se présente
comme une situation de « simulation ». Les élèves
ne s'y trompent pas, d'ailleurs et savent reconnaître
si l'objectif recherché est clair pour eux.
c'est là la difficulté principale car il s'agit
de traduire la problématique conceptuelle visée dans une
situation qui va poser un questionnement fort, qui va même bousculer,
étonner et peut-être dans un premier temps paraître
impossible à gérer. Ainsi en a-t-il été au
pays de quatre quand il y avait tellement plus de nombres que quatre à
compter ; mais aussi dans la comparaison de segments, alors qu'on
n'en avait qu'un et qu'il paraissait impossible de trouver
sa mesure. Chaque fois, la situation-problème n'a de sens
que si précisément elle pose problème ! et problème
en relation avec la problématique conceptuelle à atteindre.
Mais cette situation, si elle pose problème, c'est par rapport
à un objectif à atteindre à quelque chose «
à faire » et non point une question... - pour lequel,
ce qui paraît impossible justement à trouver au premier abord,
renvoie à la nécessité d'aller chercher ailleurs
que dans ses acquis immédiats, ailleurs que dans des procédures
connues. D'où ce moment décisif, où, dans l'embarras,
la « mise en déséquilibre » dirait Piaget, l'élève
doit « inventer » - pas moins - c'est à dire
essayer une médiation nouvelle, un détour imaginé,
une relation neuve à créer,...pour « s'en
sortir » c'est à dire au sens propre sortir du cadre
de sa pensée actuelle pour tenter un autre regard, une autre façon
de procéder, un autre angle de vue. Moment où germent et
se mettent en effervescence de multiples possibles.
Mais faut-il encore que l'objectif à atteindre, présenté
dans la situation (classer, dénombrer, comparer, réduire
une figure sans la déformer,...) soit à même de
générer une autre réflexion, une fois qu'il
est atteint, pour aller plus loin encore et que les productions obtenues
conduisent jusqu'à une nouvelle problématique venant,
pour l'élève, faire se construire un savoir nouveau,
réinvestissable ailleurs et dans d'autres conditions.
- LE 3EME PARADOXE, CELUI DES PROCESSUS ENCLENCHES
On est là au cœur de la démarche, ce qui fait sa raison d'être : mettre les élèves en questionnement par rapport à la situation, par rapport à eux-mêmes face à leurs acquis antérieurs, par rapport aux autres, face aux différences qui tout de suite s'affichent. Là encore des corollaires pour donner consistance.
si la situation de départ appelle des « faire », c'est
à dire des conduites initiées par les élèves,
c'est parce qu'ils sont très vite mis à l'essai
par eux, portant déjà la marque de schèmes qui, s'ils
sont d'abord schèmes d'actions, ont en puissance le
fait d'être vecteurs d'une implication cognitive dont
ils n'ont pas encore conscience, dans le feu immédiat de
l'action.
De toutes façons, la marque positive et incontournable de l'action,
c'est qu'elle renvoie à l'apprenant, par les
résultats concrets, palpables qu'elle produit, la validité
ou non des présupposés à cachés ou non à
dont étaient porteuses ces mises en acte.
Car, c'est pour atteindre un objectif envisagé dès
la situation donnée que des tentatives d'actions sont déployées,
souvent fébrilement menées. Mais c'est aussi au cœur
de ces actions que vont se heurter des contraintes de réalité,
des obstacles inattendus qu'il va bien falloir franchir. Moments
qui, mettant en arrêt l'action, obligent à un recul.
Recul bénéfique parce qu'il provoque la nécessité
d'une analyse, d'une mise en relation entre action en cours
et objectif visé.
Analyse qui, si elle est d'abord furtive, vécue presque comme
un accroc imprévu, prendra ensuite la place qui lui revient dans
les développements ultérieurs, au travers des chemins qui
vont des conduites opératoires trouvées jusqu'aux
conduites cognitives qui, elles, construisent plus directement les savoirs.
Car après les conduites opératoires pour lesquelles l'action
est incontournable, viennent, sur les résultats produits par ces
actions, le travail sur les représentations (dessinées,
écrites, formulées) de ces productions agies. Prennent le
relais ici de nouvelles actions, mais de la pensée sur elle-même,
qui sont actions dans le symbolique à partir des représentations
fournies . C'est un autre registre de cheminement qui s'amorce,
décisif parce qu'il entre maintenant délibérément
dans le cognitif.
Il s'agit de se construire non plus seulement les moyens d'atteindre
l'objectif visé mais, sur la base de ce qui a fonctionné
effectivement, de s'interroger pour construire maintenant, au delà
de l'objectif, des outils de pensée désormais devenus
indispensables pour « comprendre » et aller encore plus de
l'avant dans l'action elle-même. Mais dans ce travail
de la pensée de nouvelles contraintes se font jour, propres aux
exigences internes des « représentations ». Exigences
de cohérence quant aux modes représentatifs , à l'écriture
symbolique.
« L'intelligence, instrument de connaissance, sort de l'action
et y retourne » Henri Wallon. Ainsi y-a-t-il dans les processus
en cours une dialectique significative entre pensée et action qui,
souvent, se contredisant pour un temps, se renforcent mutuellement.
Très vite, le va et vient entre la situation et chacun, dans la
recherche d'une conduite ajustée, pertinente, va être
relié à un autre va et vient entre chacun et les autres,
eux-mêmes aux prises avec leurs propres actions. C'est ce
double va et vient ente « moi et l'objet » et entre
« moi et les autres » qui va entraîner obligation de
se décentrer par rapport à soi-même, mettant à
l'épreuve ainsi sa propre pensée, pour entrer dans
une phase d'objectivation qui prend d'autant plus de sens,
pour le sujet impliqué pourtant comme tel, au cœur de l'acte
d'apprendre .
En fait cette dialectique moi-les autres est celle qui justifie, pour
cette démarche , sa terminologie de « démarche d'auto-socio-construction
du savoir », pour souligner combien la médiation des représentations,
de la pensée des autres, contribue à la construction des
propres représentations et pensée de chacun, les uns et
les autres étant confrontés au tiers que représente
la situation à traiter, le savoir à se construire.
C'est Henri Wallon qui nous apprend combien le processus d'objectivation
de la pensée se fait dans le double va et vient entre moi et la
situation, entre moi et les autres.
Mais les choses ne vont pas d'elles-mêmes. Là encore
de nouveaux obstacles vont surgir, et très vite : différences
manifestes, contradictions, voire conflits. Il n'est pas question
que ce soit la « loi du plus fort » qui l'emporte mais
bien plutôt l'argumentation, le retour au faire, à
l'objet qui résiste.
Obligation de clarifier sa pensée pour se faire comprendre (et
se comprendre soi-même), nécessité d'oser des
questions, de les affûter, nécessité aussi d'écouter
pour de bon la parole de l'autre pour en arriver à devoir
prendre en compte telle ou telle conduite, telle ou telle représentation
qui s'avèrent plus fiables.
Ainsi se joue au sein des processus un duel positif avec/contre schèmes
et représentations des uns et des autres, avec/contre soi-même
en définitive, mettant en cause des acquis antérieurs inutiles
ou même en digression par rapport au tour présent que prend
la recherche. Le conflit lui-même, inévitable, va devenir
moteur d'un affinement plus exigeant à la fois de sa propre
recherche mais aussi de l'écoute de celle d'autrui.
« La connaissance est essentiellement un effort pour résoudre
des contradictions »
« Rien ne subsiste qui n'ait triomphé du conflit, en
réalisant un nouvel équilibre, un nouvel état, une
nouvelle forme d'existence » H.Wallon
« La connaissance cohérente est un produit de la raison polémique
» G.Bachelard
Dans l'exercice d'une telle dialectique moi-les autres, il
est clair que se construit bien plus qu'un savoir mathématique.
Ou plutôt, dans la construction de ce savoir, se construit la pratique
du débat et ce qu'est un apprentissage solidaire, dans le
vif des interactions entre les uns et les autres, où l'expérience
se vit d'une richesse plus grande de savoir à et de relation
humaine à parce que grandie des différences de chacun.
Contraintes des données de la situation, contraintes des incohérences
entre les schèmes à disposition de chacun et l'objectif
à atteindre, contraintes des différences à assumer
avec les autres, contraintes des contradictions flagrantes entre ses représentations
et les productions obtenues, conflits avec les façons de penser
des autres, avec soi-même aussi face à des résultats
dérangeants, etc...la liste pourrait s'allonger. Mais
il n'y a là rien de fatal car c'est de la vie qui circule
entre soi, les choses et les autres.
De ce point de vue, contrairement au bon sens commun en pédagogie,
les différences et contradictions sont certainement des perles
à cultiver ! Non pour aller vers un éclectisme facile et
superficiel, mais au contraire pour affiner et affirmer sa propre pensée.
C'est là où se serait tomber dans un faux piège
que de croire incompatibles liberté et contrainte quand la liberté
n'existe pas sans limites à prendre en compte et parfois à
dépasser, sans obstacles à surmonter, sans empêchements
à déjouer...
Les plus grandes découvertes, les plus belles créations,
les plus étonnants exploits ne sont inouïs que par les dépassements
qu'ils ont réalisés face à l'inconnu de la raison
et de l'imaginaire, à une époque donnée, face aux
fatalités de l'opinion ou du réel, face aux interdits des
préjugés et superstitions. La liberté n'existe que
dans l'expression de rébellions créatrices et efficientes
contre des limites apparemment infranchissables d'allants-de-soi convenus.
Cela peut être à l'honneur de la pédagogie que
de croire possible que l'apprentissage de la liberté ne peut se
faire que dans l'exercice d'une telle liberté. En cela, Kant à
son tour nous accompagne, qui écrit: "on ne peut mûrir
pour la liberté qu'à la condition préalable d'être
placé dans cette liberté...on ne peut mûrir pour
la raison que par des essais personnels qu'il faut être libre de
pouvoir effectuer."
On est loin de l'ennui (ou du chahut qui en est l'autre face) qui
prend si souvent tant de place dans les classes et qui contribue à
générer ou entretenir, à sa façon, agressivité
et violence.
Mais aller contre, c'est hausser la pédagogie au rang de
praxis c'est à dire d'une pratique où les moyens
sont ajustés aux fins qu'ils poursuivent. Des moyens où
l'autonomie de pensée tout autant que l'esprit de coopération
se conquièrent dans l'exercice même de l'autonomie
et de la coopération. Des moyens où la découverte
pour soi-même de ses propres pouvoirs de penser et d'imaginer
se conquièrent dans l'exercice même d'une mobilisation
de ses potentialités à penser et créer.
Et cela, qu'on soit élève ou enseignant, enfant ou
adulte.
Hausser la pédagogie au rang de praxis, c'est assurément
une tâche décisive, qui déborde largement la classe,
l'école, dans nos sociétés en perte de repères.
Et c'est assurément une tâche qui n'est pas sans
lien avec la formation à la démocratie et à la citoyenneté.
Le souhait de la problématique, des pratiques et analyses liées
à de telles démarches de construction du savoir est de contribuer
à faire que ce temps de l'école, pour tous les enfants,
devienne un temps où ils peuvent explorer et développer
pleinement leurs potentialités immenses, quoique souvent ignorées
ou laissées en jachère, afin de se construire, au cœur
même de l'acte d'apprendre, esprit critique et solidarité,
créativité et responsabilité, comme socles d'avenir
pour notre société.