Pédagogie générale

La démarche de construction du savoir

Odette Bassis

La notion de démarche de construction du savoir, élaborée dans la filiation historique de l'éducation nouvelle , ne cherche aucunement à tomber dans les commodités d'une terminologie devenue courante aujourd'hui. Une telle notion appelle des clarifications nécessaires afin de dégager suivant quelle problématique, suivant quelles pistes et quels repères elle prend sens.

I Des savoirs savants aux savoirs scolaires : quoi transmettre ?

  • L'aventure humaine des savoirs

L'approche des savoirs par leur genèse historique nous apprend de quels questionnements ils sont issus: pour les uns de l'imprévu, de l'insolite, de l'imaginaire et pour d'autres de nécessités quotidiennes, tant matérielles que sociales, de la vie. Or c'est de ces questionnements, lorsqu'ils sont pris à bras le corps et qu'ils sont mis en travail, qu'émergent élaborations et ruptures créatrices qui vont constituer l'ossature culturelle proprement dite de ces savoirs.
Se construisant toujours au cours de processus, suivant des temps très variables (y compris, pour certains, sur des siècles...) et dans des inter-relations multiples entre savants, créateurs, entre cultures, entre sociétés, ces savoirs ont dû faire face à de nombreux aléas, contradictions, voire conflits dont ils ont tiré en définitive leur force de signification et leurs capacités confirmées d'usage et de possibles réinvestissements.
Ce sont de tels parcours qui donnent à ces savoirs, dont nous devenons héritiers, leur dimension d'aventure humaine. Aventure humaine parce que ces savoirs sont toujours plongés en leurs débuts dans des implications de « sujets », plongés dans un espace social. C'est pourquoi, si tout savoir a été d'abord un « savoir pour soi » il est devenu ensuite, dans les processus de sa constitution et en son aboutissement « savoir en soi », c'est à dire apte à être séparé de ses origines, comme objet de pensée, de culture, réinvestissable dans d'autre situations que celles de ses débuts.

  • Une transposition nécessaire, mais en fonction de quelles normes ?

Devant un tel foisonnement de cheminements d'invention, devant une telle épaisseur de temps nécessaire à la construction historique des savoirs, on comprend fort bien combien, pour enseigner, devient indispensable d'élaguer, de faire des choix, de devoir transposer ces savoirs-savants en savoirs-scolaires utilisables au mieux dans une transmission réaliste et efficace.
C'est le fait d'une telle transposition, tout à fait nécessaire, qui pose la question centrale, déterminante: quelle transposition ? suivant quels choix ? quelles normes ? en vue de quelles finalités concernant les connaissances à acquérir ? Sachant d'autant plus que les modes de transmission ne sont pas indépendants des choix sous-jacents à toute transposition.
Or nulle transposition n'est neutre. Elle est le fait de choix culturels, éducatifs, éthiques, dits ou non dits, élucidés ou non, qui président à l'établissement des savoirs-enseignés. Et cela, à tous les échelons de l'établissement des programmes et référentiels, de l'écriture des manuels jusqu'aux modes de réflexion et de transmission par l'enseignant . Toute transposition ne peut donc être neutre, parce que lourde de normes qui dépendent à la fois, en amont, de tel ou tel rapport aux savoirs-savants comme ils dépendent tout autant, en aval, de telle ou telle finalité éducative dont les modes de transmission de ces savoirs dépendront. Et ce sont ces normes de transposition qui font notamment que va être minimisé ou non, évacué ou non des connaissances tel ou tel pôle qui les constitue, comme tel contexte possible ou non de leurs réinvestissements,... avec des conséquences sur les possibilités et les modes d'activité des élèves, rendus possibles (ou non) dans la pratique de transmission.
Ainsi la question des méthodes, y compris parfois à propos de "méthodes actives", quand elle risquent d'être réduites seulement à une question d' "outils", séparables d'une interrogation sur les contenus, peut participer au cloisonnement théorie-pratique. C'est bien ce qui interroge toute "méthode", quelle qu'elle soit, que de rendre les apprenants acteurs, non seulement dans les procédures et justifications qui légitiment les savoirs à qui sont de l'ordre du comment à mais plus encore dans ce qui est de l'ordre du "pourquoi" qui les fait entrer de plain pied dans les raisons d'être des savoirs comme concepts. Pour ne pas se contenter de leur fonctionnalité, et pour aller jusqu'au sens.
A cet égard, le prétendu espace de « liberté pédagogique » laissé à l'enseignant risque d'être mal entendu si on néglige à quel point il n'est pas de méthode qui ne soit déterminée en grande partie par le rapport au savoir dont elle se fait le vecteur.
C'est là où "rapport au savoir" et "rapport à savoir" sont à travailler dans une relation de réciprocité.
? Une transposition pour justifier l'évidence des résultats ?
Ainsi en est-il de la transposition courante, caractérisée par l'accent prioritaire mis sur les productions finales des savoirs-savants (définitions, théorèmes, procédures) qui induit une transmission présentant comme allant de soi d'avoir à restituer d'emblée ces produits-achevés, en les accompagnant en conséquence d'explications (en mathématiques : de démonstrations) soutenus par une logique rigoureuse. La notion devenue courante de "compétences" est d'ailleurs à interroger quand elle ne s'appuie pas réellement sur les processus de construction des savoirs, par lesquels se construisent ou non elles-mêmes ces compétences.
La logique expositive traditionnelle de l'enseignant est bien compréhensible, qui s'appuie sur une rationalité dont la fonction devient, en fait, non pas de retrouver les questions-clés qui permettraient de comprendre la raison d'être de ces savoirs, mais de justifier directement la légitimité indiscutable des produits-finis que sont devenus ces savoirs .
Justification de leur évidence, rendue ainsi incontestable, plus que des questionnements, des étonnements et même des turbulences de pensée qui les ont suscité et les ont fait découvrir. Est ainsi escamoté le fait que très souvent les savoirs se sont construits « contre » l'évidence de l'époque, y compris contre celle du mathématicien lui-même qui, pourtant, les produit. Escamotage qui devient une forme masquée de violence .
Ce qui ne prépare guère l'élève à assumer pour lui-même les ruptures réflexives, conceptuelles auxquelles seront affrontées ses propres représentations mentales. Condition décisive de ses avancées dans l'exploration de savoirs nouveaux, non comme savoirs accumulés, juxtaposés, mais comme autant d'étapes formatrices d'une intelligence toujours en éveil.
La transmission des mathématiques, à cet égard, s'avère en quelque sorte exemplaire de la distorsion de savoir qu'elle inflige à en toute bonne conscience (ou souvent sans en avoir conscience) à aux élèves.
En effet chacun sait combien compte la rigueur des « démonstrations » ainsi que celle des procédures de résolution utilisées, qu'elle soit développée par l'enseignant ou attendue des élèves dans les exercices et problèmes. Ceci n'est pas à évacuer, bien sûr, mais à condition de ne pas confondre cette rigueur souhaitable, dans les étapes d'un raisonnement ou d'une procédure, avec « l'intelligence » de la situation mathématique qui, elle, requiert tout le registre du « sens », c'est à dire de la pertinence de compréhension, laquelle va avec la conscience de l'immersion des connaissances dans des situations qui leur donnent vie, c'est à dire contenu existentiel.
C'est là où une transposition qui veut être fidèle à la vérité des savoirs devrait dissocier la fonction rationnelle de la preuve de la fonction inventive qui, seule, permet d'accéder au sens. Et ne pas croire que c'est comprendre que d'asséner seulement un CQFD à ce qu'il FALLAIT démontrer à reçu dans ces conditions comme injonction à laquelle se soumettre d'autant plus impérative qu'elle se fait au nom de la seule raison, plutôt qu'invitation à entrer dans une intelligence de signification.
Déjà, Archimède distinguait méthode de démonstration et méthode de découverte. Il écrivait (à propos de la méthode d'exhaustion d'Eudoxe dont ce fut Démocrite qui en énonça le premier la teneur, avant même qu'elle soit démontrée) : "méthode de démonstration irréprochable, ce n'est pas une méthode de découverte; son application repose nécessairement sur la connaissance préalable du résultat à démontrer"
Hegel, dans la préface à la « Phénoménologie de l'esprit » écrit : « le mouvement de la démonstration n'appartient pas au contenu de l'objet, mais est une opération extérieure à la chose ».
Evariste Gallois écrit : « Ce dont nous nous plaindrons, c'est que la pensée qui a dirigé l'auteur reste le plus souvent cachée. On croit généralement que les mathématiques sont une série de déductions"
Morris Kline écrit :" Amener les étudiants à maîtriser une organisation déductive polie ne leur apprend pas comment penser et comment faire des mathématiques, car penser et faire ne sont pas des processus déductifs. Comment la découverte peut-elle se produire quand on demande aux étudiants de travailler avec des idées déjà surchargées de sophistication et de raffinement? Enfin, l'approche rigoureuse est trompeuse. Du fait que le cours d'analyse élémentaire est le premier contact de l'étudiant avec les mathématiques supérieures, il en retire l'impression que les vraies mathématiques sont déductives et que les bons mathématiciens pensent déductivement".
C'est la mise en avant quasi systématique, dans l'enseignement, des « comment » (faire une opération, résoudre une équation, construire une figure, etc...) plus que des « pourquoi » qui met l'élève face à des obligations « procédurales » - à appliquer/reproduire - et non pas face à une intelligence à mobiliser.
A cet égard, les évaluations faites au cours des différents cycles et niveaux d'enseignement montrent à l'évidence combien l'acquisition des techniques opératoires numériques s'accompagne trop souvent d'une insuffisance notoire des élèves à comprendre aussi bien les raisons qui justifient les étapes à suivre de ces techniques que, pire encore, la pertinence de leur usage dans le contexte de tel ou tel problème à résoudre. Ces évaluations d'ailleurs, contrairement aux intentions affichées, ne servent que trop rarement aux enseignants ( et aux formateurs d'enseignants) pour analyser à la fois ce qui est à modifier dans la conception des savoirs et leur transmission que ce qui, dans les erreurs des élèves, se loge comme logique interne à prendre en compte dans la construction des savoirs. C'est là où il y a lieu d'interroger quelle nature de savoir est transposée, pour que les élèves en arrivent là !
Car l'important est moins de se demander ce qu'il y a à retenir d'une notion que la recherche des clés pour comprendre cette notion. Ce qui pose la question, derrière l'énoncé de telle ou telle notion d'un programme ou d'un référentiel, de la dimension de « concept » qui en constitue la raison d'être, et en relation avec celle-ci, la question du pari à oser accorder aux élèves de leurs capacités à pouvoir y accéder.
En somme il s'agit non seulement de dégager "ce qu'il y a à savoir" mais aussi et surtout de faire se construire "ce qu'il y a à comprendre pour savoir".

  • Concept: sens et fonctionnalité

Poser la question des savoirs en terme de conceptualisation , c'est entrer délibérément dans la relation complexe et fondamentale inhérente à tout savoir, entre sens et fonctionnalité, entre signification et opérationalité.
Relation entre sens et fonctionnalité qui, pour tout savoir, fut en travail dans sa genèse. Relation que devrait prendre en compte une transposition qui se donne une finalité telle que, construisant tel ou tel savoir en sa teneur conceptuelle, l'élève se construise, se faisant, une capacité réelle à penser, à inventer, à conceptualiser. Construction du savoir et construction de compétences sont en interaction.
Le haut niveau à intégrer aux savoirs-scolaires n'a pas à être moindre, en ce sens, que le haut niveau du potentiel d'intelligence à reconnaître à tout apprenant, si tant est que la mise en acte d'un tel potentiel en soit rendue possible, dans la conception et les conditions de l'acte d'apprendre.
L'enjeu est donc de restituer aux savoirs à enseigner la dimension conceptuelle qui peut les mettre à hauteur des possibilités effectives, pour les apprenants, d'en reconstruire sens et fonctionnalité.
On ne peut à ce titre décider de la seule fonctionnalité comme étape première du temps scolaire, réservant à plus tard l'accès, devenu alors formel, au concept.
Le concept:
Gérard Vergnaud considère qu'un concept est un triplet de trois ensembles :
C = (S, I , S )
S : ensemble des situations qui donnent du sens au concept (la référence)
I : ensemble des invariants (propriétés notamment), sur lesquels repose l'opérationalité de schèmes (le signifié)
S : ensemble des formes (langagières ou autres) qui permettent de représenter symboliquement le concept, ses propriétés, les situations et les procédures de traitement (le signifiant)
cf : extrait de Didactique des mathématiques (Delachaux et Niestlé, 1996)

Si la rationalité est indispensable pour donner valeur de vérité incontestable à un savoir dans sa constitution, si elle est aussi indispensable pour assurer la valeur instrumentale d'efficacité d'une procédure, par contre l'histoire et l'épistémologie des mathématiques montre combien la plupart des apports réellement nouveaux, conceptuellement, se sont démarqués à chaque fois des conceptions courantes des champs culturels et sociaux de leur époque (les nombres décimaux, les irrationnels, les imaginaires et les uns par rapport aux autres, le calcul infinitésimal, les géométries non-euclidiennes, les notions de groupes, d'anneaux, etc.. ).
Ruptures dans les modes de pensée qui ont modifié y compris les formes de rationalité en cours. Ainsi en a-t-il été par exemple pour l'irruption du "zéro" dans l'histoire de la numération, pour la notion de limite d'une suite infinie , proscrits si longtemps du champ de la pensée, et par des cultures par ailleurs prestidigieuses.

  • Une transposition pour restituer leur sens aux savoirs

La réalité historique de la notion de rupture épistémologique qui a eu lieu dans l'élaboration des savoirs savants doit pouvoir prendre sa place dans l'enseignement, et dans la conception d'une transposition qui, loin d'en escamoter l'existence, considérée comme secondaire, voire comme anecdotique, en travaille au contraire les modes pédagogiques possibles de son insertion, comme clés de compréhension, comme raison d'être des concepts à construire.
C'est l'objet des situations proposées dans toute "démarche de construction du savoir" que de tenter d'aller précisément dans ce sens. D'autant plus que, de toutes façons, et qu'on le veuille ou non, les élèves sont amenés à devoir affronter et intégrer des ruptures qui leur sont propres, par rapport à leurs représentations mentales du moment .
Ainsi en est-il par exemple des évidences installées chez les élèves du primaire alors qu'ils sont amenés à modifier, voire renverser leur façon de penser, par exemple devant admettre (ou découvrir suivant les situations qu'on leur offre) qu'il est possible de soustraire d'un nombre un autre qui lui est supérieur (dans Z, comme nouvel ensemble de nombres), de diminuer un nombre quand on le multiplie par un autre (par ex : par 0,5 ; dans Q comme autre ensemble de nombres), de ne pas changer la valeur d'un rapport quand on augmente les deux termes du rapport (en les multipliant par un même nombre), etc ...
Autant de constats qui font rupture par rapport aux acquis antérieurs et qui, suivant l'activité de conceptualisation initiée auprès des élèves peuvent constituer, en fait, autant d'étapes enrichissantes qui prennent sens dans ce qu'ils vivent au cœur même de ce que « savoir » devient chaque jour, pour eux, comme aventure humaine dans le présent de leur histoire.

  • Quand rationalité et sens peuvent se tourner le dos

Rationalité et sens constituent, ensemble quoique différemment, la teneur d'un concept. Car la rationalité sans le sens devient exercice formel, relevant d'une compétence seulement instrumentale, de la raison, faite de la maîtrise de procédures régulées à l'avance. Et le sens, dépourvu des moyens de la raison, devient connaissance sans fondement de légitimation, au risque du flou, de l'improbable, fermant la voie à des recherches plus fouillées et plus fiables.
Evidemment la tâche n'est pas facile de concilier rationalité et sens dans une transmission qui veut être à hauteur d'une cohérence à trouver entre eux. Mais l'histoire des savoirs montre combien c'est une telle cohérence, lorsqu'elle est recherchée, qui confère aux savoirs leur valeur culturelle.
Alors pourquoi pas dans une transmission qui veut refuser l'obscurantisme d'une évidence obligée, laquelle va avec l'ennui, aussi, qui installe ou mystifie une idée figée des mathématiques, ou pire encore, qui fait subir à nombre d'élèves en échec une image d'eux-mêmes dévalorisée.
Alors, pourquoi pas restituer aux savoirs transposés leur dimension culturelle d'où la signification prend toute sa place sous le regard vigilant de la raison ? Pourquoi pas, dans cette transmission, mettre en écho ce qui des savoirs, fut conquête humaine du passé avec cette autre conquête qui se joue ,dans l'ici et maintenant de l'acte d'apprendre, par l'apprenant lui-même ? Conquête qui le fait se reconnaître comme sujet existant dans sa pensée, dans son imaginaire.
Toutefois, les choses ne vont jamais de soi et dans l'histoire même des savoirs, rationalité et sens ont pu se tourner le dos au point d'ériger un barrage, une sorte d'interdit, à des explorations possibles de la connaissance.
Ainsi en a-t-il été pour les grecs, par rapport à la mesure de la diagonale d'un carré, dont ils ne purent admettre qu'elle s'exprime par un nombre autre qu'un rapport d'entiers alors que la rationalité exigeante dont ils firent preuve aurait dû les amener à s'en convaincre.
C'est là un exemple majeur où la rationalité, à elle seule, n'entraîne pas la conviction. Elle-même est évacuée (et par ceux-là mêmes qui en assurèrent les fondements) parce que les conséquences qui en découlent ouvrent sur une signification qui ne correspond pas aux représentations imaginaires, philosophiques, culturelles, sociales en vigueur .
Cas révélateur d'une rationalité mise en défaut quand elle se donne pour unique référence.
Ainsi des questions fort légitimes peuvent-elles (devraient-elles) se poser pour l'enseignant.
A propos de la numération : pourquoi grouper, et grouper par dix ? pourquoi écrire un nombre de gauche à droite quand on déchiffre de droite à gauche? etc...
et pour les décimaux : pourquoi quand un nombre a beaucoup de chiffres (4,573) peut il être plus petit qu'un nombre qui a peu de chiffres (7,8) ?..
et pour les périmètres et surfaces : pourquoi avec un même périmètre on peut avoir des figures ayant des surfaces différentes ? ...
et pour les polygones : pourquoi un carré c'est aussi un rectangle, et aussi un losange, un parallélogramme ?...
Mais c'est là où l'on touche à la nécessité d'aller jusqu'à la raison d'être de ces savoirs, aux relations qu'il y a entre eux, dès leur introduction à l'école. Pari audacieux mais pari tenable, comme en témoignent les nombreuses pratiques, malheureusement tenues à la marge, de l'éducation nouvelle.
Autant de questions que devrait se poser tout enseignant qui ont pour projet de restituer aux savoirs leur dimension émancipatrice, c'est à dire de mise en cause d'évidences premières. Et donc autant de questions qui renvoient, en fait, aux origines historiques pour aller quérir les sauts qualitatifs de pensée et d'audace donnant les clés pour comprendre l'émergence de tel ou tel savoir .
Le choix est donc, dans des "démarches de construction du savoir", et pour chaque notion abordée, d'aller chercher autant que possible dans les origines historiques, épistémologiques, les raisons mêmes de leur genèse conceptuelle. Et quand des données historiques ont pu faire défaut, ce sont des questions élémentaires de signification qui ont éclairé les choix proposés. Des questions toujours de l'ordre du « pourquoi » avant même ou accompagnant des questions de l'ordre du « comment ».
Et même à propos du comment : pourquoi cela marche-t-il bien ainsi ?
En fait, une telle quête, c'est toujours (ou chaque fois que possible) pour revendiquer l'accès à l'intelligence incorporée dans les savoirs et les procédures prescrites des programmes. Avec précisément comme visée : former à l'exercice de l'intelligence à une intelligence critique, créatrice, en même temps que responsable d'elle-même à qui est le meilleur garant d'une transmission réussie, surtout quand elle revendique des fins d'éducation et qu'elle se veut de plus formation à la citoyenneté, formation au débat démocratique .

  • Des progressions à inverser: du complexe au simplifié

Se poser de telles questions a des conséquences qu'il faut oser aborder, et qui viennent bousculer outre la conception de tel ou tel contenu, leur progression elle-même dans l'ordonnancement des leçons.
Ainsi en numération, on constate que 10 est bien plus difficile à comprendre juste après 3 (en base quatre) qu'après 132, quand le problème du zéro n'a pas encore trouvé sa raison d'être et que le nombre d'objets à grouper apparaît comme une convention à se donner alors que, dans un premier temps, seul est nécessaire le fait de grouper.
De même est-il plus profitable d'aborder directement les mesures par les encadrements, et la division d'abord avec un reste (comme cela arrive généralement dans la vie concrète), quand la mesure exacte est bien plus problématique (dans le concret du mesurage comme dans le conceptuel) et que la division « sans reste » en fait n'existe pas puisque toute division a un reste (quand bien même ce reste vaut « 0 »).
Or le plus souvent, dans les programmes scolaires, on présente d'abord les cas exceptionnels (sous prétexte de partir du simple) qui sont pris par les élèves comme cas généraux, d'où leur difficulté ensuite d'être amenés à considérer comme « compliqué » ce qui devrait à parce que plus vraisemblable par rapport aux situations courantes de la vie à être abordé comme tel dès le départ.
D'où le cloisonnement entre l'école et la vie, entre les savoirs à l'école et la « vérité vraie », comme disent les enfants, alors que par ailleurs on sait combien ils se passionnent pour la science fiction, pour les histoires complexes à démêler, depuis la mythologie jusqu'aux rebonds permanents des bandes dessinées, des films policiers, etc..
C'est par rapport à de tels constats que la recherche du « simple » pour aider les élèves, surtout auprès des plus en difficulté, est une voie d'impasse tant sur le plan des contenus car « il n'y a pas d'idée simple » que sur le plan d'un rapport minoré, faussé, à l'humain qui est dans l'élève, bien plus capable qu'on ne le croit d'entendre une parole vraie, c'est à dire non scalpée de ses difficultés, surtout à l'égard d'enfants qui ne vivent que de trop contradictions et complexités .
C'est bien pourquoi il n'y a aucune crainte à avoir que d'aller jusqu'à « avoir recours aux paradoxes si utiles à susciter, même dans l'enseignement élémentaire » .
« Ce qui m'a le plus frappé c'est que, pour aider les enfants le plus en échec, c'est en leur proposant du difficile qu'on peut le faire. » Une institurice de ZEP, au cours d'un projet sur des pratiques pour faire échec à l'échec.
De même est-il bien plus cohérent pour leurs significations d'aller des polygones quelconques aux carrés plutôt que l'inverse. La propension à vouloir partir du prétendu simple vers le complexe est démentie par l'illusion qui consiste à croire que le « familier » (en l'occurrence les carrés que l'on trouve sur tous dallages ou objets quotidiens) est forcément le plus simple à comprendre, alors que ce familier à parce que familier justement - empêche une mise à distance nécessaire pour en dénicher la richesse conceptuelle et du coup, la maîtrise de son usage.
Bachelard souligne combien le « simple est toujours le simplifié » , c'est à dire « qu'il apparaît comme le produit d'un processus de simplification ». Processus complexe, en fait, qui constitue ce qui se produit de plus précieux, de plus fécond, dans le vécu de toute démarche de construction du savoir.
Ce qui va à l'encontre d'une opinion si partagée dans les mentalités et si institutionnalisée dans les programmes les plus officiels qu'elle fait partie des « allants de soi » incontestés alors qu'il y a un véritable renversement à opérer dont on peut voir, dans les démarches de mathématiques notamment, et surtout dans leur pratique depuis des années mises à l'épreuve dans de nombreuses classes, que ce n'est pas là une utopie absurde mais, une utopie réalisable, une utopie concrète.
? Des notions à aborder dans un champ conceptuel :
Il est bien moins compliqué qu'il n'y paraît d'aborder les concepts-clés d'entrée de jeu avec les élèves. Mais tout dépend des situations choisies, bien sûr, assorties du pari positif sur les potentialités des élèves.
Or toute signification ne peut se dégager sans significations connexes dont elle se différencie et grâce auxquelles elle prend sens.
C'est pourquoi devrait être mise en question l'opinion là aussi courante, traduite dans les programmes et manuels, et donc dans les pratiques de transmission, qu'il faut cloisonner les notions à « ne pas tout mélanger ! » - ce qui va avec une segmentation, une addition de savoirs juxtaposés, cumulés, relevant d'une forme de taylorisation des savoirs bien plutôt que d'une vérité de ces savoirs.
Là encore Bachelard nous met en garde : « présenter un concept dans son isolement n'est pas penser » car, précise-t-il plus loin « penser ne commence que...dans la jonction de concepts ».
Et en didactique des mathématiques, c'est Gérard Vergnaud qui nous conduit fort justement jusqu'à la notion de « champ conceptuel » ouvrant sur la possibilité, pour les élèves, d'aborder ensemble différents concepts qui entrent en cohérence dans des situations élaborées comme telles tout en étant parfaitement accessibles dans leur compréhension.
Ainsi en est-il ici pour les décimaux et les fractions décimales avec la notion d'encadrement, pour la notion de rapport et celle de proportionnalité et pour celle des polygones dont les concepts s'emboîtent et se structurent les uns par rapport aux autres (polygones, trapèzes, parallélogrammes, rectangles, losanges, carrés) .
Ce qui renvoie, au sujet de ces contenus, à la question précédente de progressions à renverser dans les suites entre elles des leçons à prévoir. Et donc aussi dans les programmes.

II. Faire que les élèves deviennent concepteurs de leurs savoirs

  • Mobiliser pour motiver :

Il s'agit avant tout de prendre en compte le potentiel d'intelligence immense que porte tout enfant, tout jeune, avec ce principe pédagogique reçu de Rabelais que :
« l'enfant n'est pas un vase à remplir mais un feu à allumer ».
A cela s'ajoute cette mise en garde, posée par Hélvétius depuis le siècle des lumières :
« L'homme naît ignorant, mais il ne naît point sot, et ce n'est pas sans peine qu'il le devient. Pour être tel et parvenir à éteindre en soi jusqu'aux lumières naturelles, il faut de l'art et de la méthode : il faut que l'instruction ait entassé en nous erreur sur erreur. » Helvétius (De l'homme)
A quoi Helvétius ajoute, pour situer la responsabilité de l'éducation : « Aussi tout l'art de l'éducation consiste à placer les jeunes gens dans un concours de circonstances propres à développer en eux le germe de l'esprit et de la vertu. L'amour du paradoxe ne m'a point conduit à cette conclusion, mais le seul désir du bonheur des hommes. J'ai senti combien la persuasion où l'on est que le génie et la vertu sont de purs dons de la nature, s'opposait aux progrès de la science et de l'éducation, et favorisait à cet égard la paresse et la négligence. »
Paroles qui peuvent s'entendre au positif quand elles s'accompagnent de pratiques rendues possibles dans le quotidien de la classe et au plus près des contenus à enseigner.
C'est l'objectif de toutes les démarches de construction du savoir que de proposer de telles pratiques, avec leurs apports singuliers, pour donner corps, dans les apprentissages mathématiques au pari fondamental sur les potentialités insoupçonnées de chaque apprenant, enfant ou adulte, à se construire des capacités à apprendre.
Une ambiguïté pourtant est à lever, entre motivation et mobilisation. Ne pas être motivé ? Mais il est tout à fait « naturel » de ne pas l'être spontanément, motivé, pour tel ou tel savoir, telle ou telle question.
Peut-on avoir systématiquement et spontanément envie de goûter à un plat si l'on n'en a jamais mangé, ni entendu parler par quiconque, ou pire encore si on en a entendu du mal ? Mais par contre il devient «culturel» de se découvrir interpellé, saisi dans ses représentations et conceptions, par des situations insolites, inattendues, qui viennent mobiliser des potentialités insoupçonnées en chacun, mettre en appétit, faire surgir une curiosité nouvelle pour laquelle se met à germer, à cet endroit, bien qu'inconnu jusqu'alors, un désir nouveau de savoir.
Il s'agit alors pour les élèves, parce qu'en situation d'avoir à surmonter l'imprévisible, de se sentir en eux-mêmes mis au défi d'y faire face, de vivre des processus où, impliqués comme sujets, ils vont être amenés à mettre en question et en travail leurs propres représentations et acquis antérieurs. Défi où il vont avoir à affronter obstacles et contradictions, voire même conflits quand ils confronteront avec d'autres. Et donc défi pour grandir. Enjeu de taille quand il s'agit en définitive que prenne saveur ce savoir.
Mais si une telle mobilisation peut se faire, c'est parce que la situation, propose non point une question à de type QRCA - mais parce qu'elle ouvre sur un objectif à atteindre dont les moyens d'y arriver sont réellement à chercher.
Avec, pour corser le tout, très vite un obstacle qui apparaît comme impossible à franchir, alors que l'objectif est clairement perçu (dénombrer, classer, comparer, reproduire en agrandissant,...) : d'où la nécessité immédiate d'aller quérir dans son potentiel d'acquis.
Pourtant, ce potentiel d'acquis ne pouvant suffire, survient la nécessité de chercher ailleurs : de concevoir, d'imaginer, d'essayer, d'inventer d'autres façons de comprendre la situation, d'en saisir l'objectif, d'en tenter d'autres façons de s'y prendre pour déjouer l'obstacle et pour cela, se donner une autre liberté de penser pour être à hauteur du défi que pose, imprévu, cette situation au premier abord bien accessible.

  • Les paradoxes de la démarche d'auto-socio-construction de savoir

Bien que toutes les "démarches de construction du savoir" soient utilisables à des niveaux différents de la scolarité à y compris en formation à et bien qu'elles soient vécues avec des comportements différents, elles n'en sont pas moins tendues par un même fil conducteur à la fois du côté des contenus conceptuels à construire, du côté de la conduite d'animation que de celui des modes de cheminements, de même et surtout que sur le plan des étapes incontournables à franchir jusqu'à la conceptualisation.
Toutefois il est temps de dégager quelques critères-clés qui tressent ce fil conducteur, afin de rendre compte de cette notion et pratique de démarche d'auto-socio-construction du savoir qui en a constitué la trame.
Bien sûr l'écriture qui existe de nombreuses démarches apporte des éléments réflexifs à l'enseignant pour qu'il puisse être accompagné, en quelque sorte, tout au long des parcours balisés. Pourtant le souhait manifeste de telles écritures est que l'enseignant puisse se construire à sa façon, pour lui-même, ses propres repères à la fois cognitifs et pratiques pour animer et accompagner à son tour les élèves dans leurs parcours.
On pourrait penser que le « tour est joué » : du moment que des pratiques innovantes ont été tentées et surtout si elles sont réussies, alors point n'est besoin de s'embarrasser de quelque théorie qui paraîtrait à cet égard bien formelle et plate. Mais comme nous l'a répété Piaget, il ne suffit pas de réussir pour comprendre.
Car si réussir est « comprendre en acte », par contre comprendre est « réussir en pensée ». il y a une étape incontournable pour passer de l'un à l'autre qui est la « prise de conscience », c'est à dire un temps de mise en recul, de formulation qui, au travers des vécus concrets, permet de dégager des invariants caractéristiques et de chercher à les formuler comme tels.
Il en est du savoir en pédagogie comme de tout savoir. Et c'est peut-être plus difficile à admettre en pédagogie que dans tout autre savoir, tant il va de soi pour beaucoup à c'est de l'ordre des habitus !à que de penser la pédagogie comme un « art » qui n'a point besoin, ou si peu, de connaissance spécifique... si ce n'est en terme de didactique des disciplines, ce qui laisse entière la question d'une théorisation trandisciplinaire .
Mais c'est justement parce que la pédagogie fait jonction entre savoirs et sujets, entre théorie et pratique que c'est cette relation même qui est à travailler comme savoir spécifique. Et pourquoi n'en serait-il point ainsi dans ce champ si fondamental pour la construction de tout sujet, qui est aussi champ fondamental pour la construction de l'avenir de la société ?
C'est pourquoi, c'est en terme de paradoxes qu'ont été choisies les façons de caractériser les principes sur lesquels repose une telle notion de démarche d'auto-socio-construction du savoir par ce que c'est en terme de paradoxes que se pose toute vraie question d'éducation et de formation:

Paradoxe de l'enseignant/formateur :
dont la plus grande utilité consiste à se rendre inutile

Paradoxe des situations-problèmes :
où ce qui fait problème et paraît pour un temps impossible
met en effervescence de multiples possibles

Paradoxe des processus enclenchés
où les différences, contraintes, contradictions et même conflits
qui sont à surmonter, suscitent et développent les conditions
d'un esprit autonome et solidaire, critique et créatif.


- LE 1ER PARADOXE, CELUI DE L'ENSEIGNANT-FORMATEUR
C'est un paradoxe inaugural de tout acte d'éducation et de formation : celui qui fait que tout acte d'éducation (ou de formation) a atteint sa finalité. Avoir crée les conditions d'une autonomie de l'éduqué, ou du formé.
Mais créer ces conditions, là est la difficulté.
Et cela suppose ni le laisser-faire ni une autorité si rigide que lorsqu'elle n'y est plus, tout s'effondre !
Cela suppose des conditions, qu'on pourrait appeler corollaires, pour rester volontiers dans le champ de la mathématique.

  • COROLLAIRE 1 : un pari

Il s'agit du pari, comme on l'a vu, sur les potentialités de chacun et de tous à apprendre. Ce qui n'est rien d'autre que le pari sur l'éducabilité cognitive (dans le langage universitaire) qui, dit autrement, devient le "tous capables" de l'éducation nouvelle .

  • COROLLAIRE 2 : un travail

L'enseignant doit fournir un grand travail pour qu'il en soit ainsi : que ce soit avant, pendant et après toute démarche.
Avant : dans la recherche par lui des concepts-clés qui sont à construire derrière tel titre de leçon, tel libellé du programme, c'est à dire en fait, en vue de situations-problèmes à prévoir, la recherche des problématiques centrales qui, si elles ne sont pas abordées et construites enlèvent aux savoirs leur raison d'exister, pour en faire des formules ou procédures vides de sens.
Pendant : pour qu'il incite sans précéder, pour qu'il « autorise » sans être lui-même l'auteur. Faire autorité, n'est ce pas permettre à l'autre de devenir auteur de lui-même ? pour qu'il soit en recherche permanente SUR la recherche des élèves, à l'affût des questionnements nouveaux qui surgissent (sans les souligner pour ne pas freiner ceux des autres), encourageant sans faire à la place, s'interdisant surtout de poser des questions dont il a déjà lui la réponse (des QRCA !) mais poussant à s'en poser, des questions. C'est l'enseignant qui gère avec souplesse les temps prévus de recherche individuelle, les moment d'échanges et productions en petit groupe et les moments de confrontation générale où c'est lui qui « orchestre » le va et vient entre argumentations, renvoi à tous des questions qui SE posent. C'est l'enseignant, dans ces moments de confrontation générale, qui pousse aux formulations, explicitations afin qu'il y ait un authentique travail de conscientisation à partir des recherches et résultats déjà là, et que le registre de la recherche passe sur le plan d'un travail dans le symbolique. C'est encore l'enseignant, quand des pans d'élucidation ont été menés qui n'attend pas que « tout soit réglé » - afin de ne pas étouffer le bouillonnement - pour renvoyer à une recherche individuelle ou de groupe.
En définitive, l'enseignant cherche à être ni dans l'imposition, ni dans l'effacement, mais dans une écoute permissive, encourageante, dans une attitude de « veille » active à ce qui s'essaie, se fait, se dit et avec une pratique de reflet-miroir qui permette que la parole des élèves devienne « matériau » de réflexion pour tous, dans la prise en compte des propres cadres de référence de cette parole. Condition pour qu'elle soit effectivement discutée, travaillée.

Après : c'est l'analyse réflexive de l'enseignant sur les productions issues de telle démarche, ce qu'elles lui apprennent de nouveau sur les processus des élèves et qui le conduisent soit à revenir sur telle ou telle question, soit à faire rebondir sur une recherche nouvelle que peut-être, d'ailleurs, lui-même n'avait pas prévue. Ainsi y a-t-il parfois des surprises tout à fait étonnantes qui font prendre conscience à l'enseignant soit d'un aspect du savoir qu'il n'avait pas vu avant, soit de traits d'intelligence des élèves qui poussent plus avant encore sa réflexion sur la conduite des processus en classe, soit sur des « logiques » d'élèves qui l'oblige à chercher non point pour y répondre mais pour trouver la situation qui va questionner l'élève autrement, le faisant changer de regard.
Le plus difficile pour l'enseignant est de ne pas se contenter d'un objectif atteint (action cherchée à partir de la situation) mais de pousser plus loin la recherche, sur les matériaux mêmes (productions, questionnements, formulations) apportés par les élèves, en tenant le « cap », pour qu'ils parviennent jusqu'à l'étape de conceptualisation.
D'où un travail réflexif, de sa part, à partir et au-delà des productions immédiates des élèves.
Mais c'est aussi la prévision des réinvestissements et de leurs formes auxquelles doit s'attacher l'enseignant.

- LE 2EME PARADOXE, CELUI DES SITUATIONS-PROBLEMES

Dégager une problématique conceptuelle ne suffit pas si ne sont pas conçues des situations-problèmes qui en répondent, quant à leur capacité à susciter une recherche qui pourra y conduire.
Mais pour cela, encore, deux corollaires.

  • COROLLAIRE 1 : être accessible à tous

sur la base du pari de la réussite des élèves il s'agit que la situation-problème présente des données et un objectif à atteindre qui soit clairement compréhensible par tous, c'est à dire sans avoir besoin d'un magistral lourd explicatif préalable qui éliminerait d'emblée un certain nombre d'élèves et de toutes façons nuirait à tous pour le départ dans la recherche. Cette situation doit être vraisemblable même si elle est fictive ou se présente comme une situation de « simulation ». Les élèves ne s'y trompent pas, d'ailleurs et savent reconnaître si l'objectif recherché est clair pour eux.

  • COROLLAIRE 2 : être à même de générer des processus de recherche

c'est là la difficulté principale car il s'agit de traduire la problématique conceptuelle visée dans une situation qui va poser un questionnement fort, qui va même bousculer, étonner et peut-être dans un premier temps paraître impossible à gérer. Ainsi en a-t-il été au pays de quatre quand il y avait tellement plus de nombres que quatre à compter ; mais aussi dans la comparaison de segments, alors qu'on n'en avait qu'un et qu'il paraissait impossible de trouver sa mesure. Chaque fois, la situation-problème n'a de sens que si précisément elle pose problème ! et problème en relation avec la problématique conceptuelle à atteindre. Mais cette situation, si elle pose problème, c'est par rapport à un objectif à atteindre à quelque chose « à faire » et non point une question... - pour lequel, ce qui paraît impossible justement à trouver au premier abord, renvoie à la nécessité d'aller chercher ailleurs que dans ses acquis immédiats, ailleurs que dans des procédures connues. D'où ce moment décisif, où, dans l'embarras, la « mise en déséquilibre » dirait Piaget, l'élève doit « inventer » - pas moins - c'est à dire essayer une médiation nouvelle, un détour imaginé, une relation neuve à créer,...pour « s'en sortir » c'est à dire au sens propre sortir du cadre de sa pensée actuelle pour tenter un autre regard, une autre façon de procéder, un autre angle de vue. Moment où germent et se mettent en effervescence de multiples possibles.
Mais faut-il encore que l'objectif à atteindre, présenté dans la situation (classer, dénombrer, comparer, réduire une figure sans la déformer,...) soit à même de générer une autre réflexion, une fois qu'il est atteint, pour aller plus loin encore et que les productions obtenues conduisent jusqu'à une nouvelle problématique venant, pour l'élève, faire se construire un savoir nouveau, réinvestissable ailleurs et dans d'autres conditions.

- LE 3EME PARADOXE, CELUI DES PROCESSUS ENCLENCHES

On est là au cœur de la démarche, ce qui fait sa raison d'être : mettre les élèves en questionnement par rapport à la situation, par rapport à eux-mêmes face à leurs acquis antérieurs, par rapport aux autres, face aux différences qui tout de suite s'affichent. Là encore des corollaires pour donner consistance.

  • COROLLAIRE 1 : dialectique acte-pensée

si la situation de départ appelle des « faire », c'est à dire des conduites initiées par les élèves, c'est parce qu'ils sont très vite mis à l'essai par eux, portant déjà la marque de schèmes qui, s'ils sont d'abord schèmes d'actions, ont en puissance le fait d'être vecteurs d'une implication cognitive dont ils n'ont pas encore conscience, dans le feu immédiat de l'action.
De toutes façons, la marque positive et incontournable de l'action, c'est qu'elle renvoie à l'apprenant, par les résultats concrets, palpables qu'elle produit, la validité ou non des présupposés à cachés ou non à dont étaient porteuses ces mises en acte.
Car, c'est pour atteindre un objectif envisagé dès la situation donnée que des tentatives d'actions sont déployées, souvent fébrilement menées. Mais c'est aussi au cœur de ces actions que vont se heurter des contraintes de réalité, des obstacles inattendus qu'il va bien falloir franchir. Moments qui, mettant en arrêt l'action, obligent à un recul. Recul bénéfique parce qu'il provoque la nécessité d'une analyse, d'une mise en relation entre action en cours et objectif visé.
Analyse qui, si elle est d'abord furtive, vécue presque comme un accroc imprévu, prendra ensuite la place qui lui revient dans les développements ultérieurs, au travers des chemins qui vont des conduites opératoires trouvées jusqu'aux conduites cognitives qui, elles, construisent plus directement les savoirs.
Car après les conduites opératoires pour lesquelles l'action est incontournable, viennent, sur les résultats produits par ces actions, le travail sur les représentations (dessinées, écrites, formulées) de ces productions agies. Prennent le relais ici de nouvelles actions, mais de la pensée sur elle-même, qui sont actions dans le symbolique à partir des représentations fournies . C'est un autre registre de cheminement qui s'amorce, décisif parce qu'il entre maintenant délibérément dans le cognitif.
Il s'agit de se construire non plus seulement les moyens d'atteindre l'objectif visé mais, sur la base de ce qui a fonctionné effectivement, de s'interroger pour construire maintenant, au delà de l'objectif, des outils de pensée désormais devenus indispensables pour « comprendre » et aller encore plus de l'avant dans l'action elle-même. Mais dans ce travail de la pensée de nouvelles contraintes se font jour, propres aux exigences internes des « représentations ». Exigences de cohérence quant aux modes représentatifs , à l'écriture symbolique.
« L'intelligence, instrument de connaissance, sort de l'action et y retourne » Henri Wallon. Ainsi y-a-t-il dans les processus en cours une dialectique significative entre pensée et action qui, souvent, se contredisant pour un temps, se renforcent mutuellement.

  • COROLLAIRE 2 : dialectique moi-les autres

Très vite, le va et vient entre la situation et chacun, dans la recherche d'une conduite ajustée, pertinente, va être relié à un autre va et vient entre chacun et les autres, eux-mêmes aux prises avec leurs propres actions. C'est ce double va et vient ente « moi et l'objet » et entre « moi et les autres » qui va entraîner obligation de se décentrer par rapport à soi-même, mettant à l'épreuve ainsi sa propre pensée, pour entrer dans une phase d'objectivation qui prend d'autant plus de sens, pour le sujet impliqué pourtant comme tel, au cœur de l'acte d'apprendre .
En fait cette dialectique moi-les autres est celle qui justifie, pour cette démarche , sa terminologie de « démarche d'auto-socio-construction du savoir », pour souligner combien la médiation des représentations, de la pensée des autres, contribue à la construction des propres représentations et pensée de chacun, les uns et les autres étant confrontés au tiers que représente la situation à traiter, le savoir à se construire.
C'est Henri Wallon qui nous apprend combien le processus d'objectivation de la pensée se fait dans le double va et vient entre moi et la situation, entre moi et les autres.
Mais les choses ne vont pas d'elles-mêmes. Là encore de nouveaux obstacles vont surgir, et très vite : différences manifestes, contradictions, voire conflits. Il n'est pas question que ce soit la « loi du plus fort » qui l'emporte mais bien plutôt l'argumentation, le retour au faire, à l'objet qui résiste.
Obligation de clarifier sa pensée pour se faire comprendre (et se comprendre soi-même), nécessité d'oser des questions, de les affûter, nécessité aussi d'écouter pour de bon la parole de l'autre pour en arriver à devoir prendre en compte telle ou telle conduite, telle ou telle représentation qui s'avèrent plus fiables.
Ainsi se joue au sein des processus un duel positif avec/contre schèmes et représentations des uns et des autres, avec/contre soi-même en définitive, mettant en cause des acquis antérieurs inutiles ou même en digression par rapport au tour présent que prend la recherche. Le conflit lui-même, inévitable, va devenir moteur d'un affinement plus exigeant à la fois de sa propre recherche mais aussi de l'écoute de celle d'autrui.
« La connaissance est essentiellement un effort pour résoudre des contradictions »
« Rien ne subsiste qui n'ait triomphé du conflit, en réalisant un nouvel équilibre, un nouvel état, une nouvelle forme d'existence » H.Wallon
« La connaissance cohérente est un produit de la raison polémique » G.Bachelard
Dans l'exercice d'une telle dialectique moi-les autres, il est clair que se construit bien plus qu'un savoir mathématique. Ou plutôt, dans la construction de ce savoir, se construit la pratique du débat et ce qu'est un apprentissage solidaire, dans le vif des interactions entre les uns et les autres, où l'expérience se vit d'une richesse plus grande de savoir à et de relation humaine à parce que grandie des différences de chacun.

  • COROLLAIRE 3 : dialectique liberté-contrainte

Contraintes des données de la situation, contraintes des incohérences entre les schèmes à disposition de chacun et l'objectif à atteindre, contraintes des différences à assumer avec les autres, contraintes des contradictions flagrantes entre ses représentations et les productions obtenues, conflits avec les façons de penser des autres, avec soi-même aussi face à des résultats dérangeants, etc...la liste pourrait s'allonger. Mais il n'y a là rien de fatal car c'est de la vie qui circule entre soi, les choses et les autres.
De ce point de vue, contrairement au bon sens commun en pédagogie, les différences et contradictions sont certainement des perles à cultiver ! Non pour aller vers un éclectisme facile et superficiel, mais au contraire pour affiner et affirmer sa propre pensée.
C'est là où se serait tomber dans un faux piège que de croire incompatibles liberté et contrainte quand la liberté n'existe pas sans limites à prendre en compte et parfois à dépasser, sans obstacles à surmonter, sans empêchements à déjouer...
Les plus grandes découvertes, les plus belles créations, les plus étonnants exploits ne sont inouïs que par les dépassements qu'ils ont réalisés face à l'inconnu de la raison et de l'imaginaire, à une époque donnée, face aux fatalités de l'opinion ou du réel, face aux interdits des préjugés et superstitions. La liberté n'existe que dans l'expression de rébellions créatrices et efficientes contre des limites apparemment infranchissables d'allants-de-soi convenus.
Cela peut être à l'honneur de la pédagogie que de croire possible que l'apprentissage de la liberté ne peut se faire que dans l'exercice d'une telle liberté. En cela, Kant à son tour nous accompagne, qui écrit: "on ne peut mûrir pour la liberté qu'à la condition préalable d'être placé dans cette liberté...on ne peut mûrir pour la raison que par des essais personnels qu'il faut être libre de pouvoir effectuer."
On est loin de l'ennui (ou du chahut qui en est l'autre face) qui prend si souvent tant de place dans les classes et qui contribue à générer ou entretenir, à sa façon, agressivité et violence.
Mais aller contre, c'est hausser la pédagogie au rang de praxis c'est à dire d'une pratique où les moyens sont ajustés aux fins qu'ils poursuivent. Des moyens où l'autonomie de pensée tout autant que l'esprit de coopération se conquièrent dans l'exercice même de l'autonomie et de la coopération. Des moyens où la découverte pour soi-même de ses propres pouvoirs de penser et d'imaginer se conquièrent dans l'exercice même d'une mobilisation de ses potentialités à penser et créer.
Et cela, qu'on soit élève ou enseignant, enfant ou adulte.
Hausser la pédagogie au rang de praxis, c'est assurément une tâche décisive, qui déborde largement la classe, l'école, dans nos sociétés en perte de repères. Et c'est assurément une tâche qui n'est pas sans lien avec la formation à la démocratie et à la citoyenneté.
Le souhait de la problématique, des pratiques et analyses liées à de telles démarches de construction du savoir est de contribuer à faire que ce temps de l'école, pour tous les enfants, devienne un temps où ils peuvent explorer et développer pleinement leurs potentialités immenses, quoique souvent ignorées ou laissées en jachère, afin de se construire, au cœur même de l'acte d'apprendre, esprit critique et solidarité, créativité et responsabilité, comme socles d'avenir pour notre société.

Ce texte reprend, en le modifiant, le dernier chapitre "Démarche de construction du savoir" de "Concepts clés et situations-problèmes en mathématiques " d'O.Bassis, Hachette, Oct.2003.

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