Qu'est ce que la rationnalité néolibérale
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Texte paru dans l'Appel des Appels, qui analyse et met à plat les ressorts de l'idéologie néolibérale En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Il faut interroger l'héritage...
Le message de Ferry est clair, tant sur le plan structurel que sur le
plan idéologique : il s'agit bien d'une " restauration ".
Un bref détour par l'école de ...Jules Ferry s'impose.
L'école républicaine de la fin du XIXème siècle
avait plusieurs missions : faire de l'école un levier pour asseoir
l'unité de la nation sur des bases morales et patriotiques et lutter
contre l'influence de l'église ( pour instaurer une " religion
civile ") tout en maintenant un cloisonnement social étanche.
Deux écoles cohabitent, l'une gratuite et obligatoire jusqu'au
certificat d'études pour les pauvres, l'autre payante et sélective
qui ouvre pour les riches la voie aux études longues (lycées),
aux concours de la fonction publique et aux emplois socialement et économiquement
gratifiants. Car il s'agit bien de faire accepter (la Commune est présente
aux esprits) " une adhésion raisonnée et volontaire
à la loi naturelle des choses " (Ferry : discours de 1883
à Vierzon). " Il n'y a ni inférieur, ni supérieur
; il y a deux hommes égaux qui contractent ensemble et alors dans
le maître et dans le serviteur, vous n'apercevrez plus que deux
contractants ayant chacun leurs droits précis, limités et
prévus, chacun leurs devoirs et par conséquent chacun leur
dignité. ". La question de l'émancipation collective
n'était déjà pas au programme...
Défendre l'école pour
tous...
L'école est malade de la société
... Et pas le contraire comme on voudrait le faire accroire.
- Par les injonctions permanentes faites à l'école de régler
tous les dysfonctionnements (accidents de la route, hygiène dentaire,
alimentaire, lutte contre l'obésité), injonctions particulièrement
pesantes en ZEP comme si les enfants de pauvres ne pouvaient être
que de pauvres enfants. Pendant ce temps ailleurs on étudie l'histoire
ou la géographie. L'école à deux vitesses est déjà
à l'œuvre même si c'est avec les meilleures intentions
du monde.
- Par le silence sur les problèmes de chômage, de précarité,
de logement, de ghettoïsation des quartiers qui ne sont jamais cités
dans la fameuse " lettre ", par l'absence de perspectives d'avenir.
- Par l'imposition des modèles dominants : l'individualisme, la
compétition, l'impunité, la marchandisation de tout ce que
l'homme produit y compris de lui-même.
Une société qui ne pense pas l'économie en termes
politiques, mais strictement en termes de rentabilité immédiate
est une société qui a décidé d'exclure une
partie de ses membres au profit d'une minorité. C'est le programme
de l'OCDE : " Les pouvoirs publics n'auront plus qu'à assurer
le succès de l'apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais
un marché rentable et dont l'exclusion de la société
en général s'accentuera à mesure que d'autres vont
continuer de progresser.. ". Par ailleurs, la table ronde européenne
des industriels (ERT) affirme dans un rapport publié en 1989 que
l'éducation et la formation " sont considérées
comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite
future de l'entreprise ". L'éducation intéresse doublement
l'industrie : les entreprises ont besoin de travailleurs formés
pour répondre au plus près de leurs exigences, et l'éducation
est en elle-même un secteur économique.
L'échec scolaire : une " invention "
récente
En 1900, 20% de la population avait le certificat d'études primaires
et jusqu'à 1930 seulement 2% d'une classe d'âge obtenait
le baccalauréat. En 1995 67% des élèves parviennent
à ce niveau et 62% réussissent l'examen. Peut-on conclure
que, parce qu'il se démocratise, un examen perd de sa valeur, en
d'autres termes que la valeur est associée à une catégorie
de la population ? Avant la démocratisation de l'accès à
l'école, lorsque des élèves d'origine sociale différente
faisaient des cursus différenciés (puisque une partie de
la population n'accédait pas au lycée), lorsque l'avenir
professionnel ne dépendait pas autant des résultats scolaires,
lorsque l'école avait pour mission première d'alphabétiser,
le problème de l'échec scolaire ne se posait pas dans les
termes que l'on connaît depuis les années 60. Ce qui ne signifie
pas qu'il n'existait pas de différences radicales entre enfants.
C'est la démocratisation de l'accès aux études qui
a fait de cette question une question centrale, lorsque les élèves
réunis dans un même cursus ont été évalués
sur les mêmes critères. Par ailleurs, les attentes concernant
l'apprentissage ont considérablement changé en un siècle.
Pour ce qui est de la lecture, les élèves sont aujourd'hui
confrontés seuls à un texte, doivent le lire pour mener
d'autres activités (résoudre un problème, étudier
une leçon dans un manuel), doivent en construire le sens, le mettre
en réseau avec d'autres lectures. Il y a un siècle il suffisait
de le déchiffrer, de faire une explication de mots, de " bien
le dire " après explication du maître. Il ne s'agit
donc pas du tout de la même activité. Faire des comparaisons
de résultats sur un siècle relève donc de la malhonnêteté
intellectuelle, d'autant que les élèves ont désormais
un certain nombre de connaissances qu'ils ne possédaient pas au
début du XXème siècle.
Il ne s'agit pas pour autant de nier que 8,5% des élèves
sortent sans qualification du système éducatif (chiffres
de 1998) mais plutôt de s'interroger sur les causes profondes de
ces échecs et aussi d'interroger les mobiles politiques des pourfendeurs
de l'illettrisme, devenu mot-valise qui recouvre des réalités
différentes et permet les discours les plus réactionnaires.
La question des méthodes
Depuis quand apprend-on l'orthographe en faisant des dictées ?
Et si les méthodes actives ont montré leurs réelles
limites, il ne faudrait pas trop vite oublier qu'avec de nombreux mouvements
d'éducation populaire, elles ont fondé des pratiques sous-tendues
par des valeurs progressistes. Comment ne pas être d'accord avec
certaines évidences : les savoirs ne peuvent être créés
ex-nihilo par les élèves, les représentations des
élèves ne sont pas des savoirs scientifiques, l'étude
grammaticale de la langue ne se situe pas exactement sur le même
registre que la créativité et l'expression (encore que faire
de la grammaire c'est aussi explorer la langue et pas apprendre par cœur
des formules toutes faites). Des années de recherche en éducation,
en didactique des disciplines, les travaux des mouvements pédagogiques
convergent sur la nécessité d'aménager des situations
d'apprentissage pour démocratiser l'accès au savoir. Des
enseignants chaque jour inventent pratiques qui visent à faire
reculer l'échec. Mais ils le font seuls et la formation initiale
et continue, réduite à sa portion congrue ne permet pas
la divulgation et la mise en partage de ces travaux.
L'école maternelle, un maillon essentiel
Monsieur Ferry persiste : dans sa lettre 14,5 lignes seulement sont consacrées
à l'école maternelle. Certes pour en vanter l'exemplarité
ce qui ne saurait suffire à calmer les inquiétudes. La scolarisation
des enfants de deux ans est un vieux souvenir, on ne sait ce qu'il adviendra
des trois et quatre ans. C'est ainsi que dans l'académie "
expérimentale " de Rouen, trois écoles maternelles
ont fermé et leurs locaux ont été récupérés
pour ouvrir des crèches privées, évidemment plus
rentables !
Le collège unique
Peut-être faudrait-il rappeler que le collège français
est l'un " des plus performants et un des moins injustes " (1).
Car, " aussi profondes et diverses que soient ses insuffisances,
le collège unique, dans le prolongement de l'école primaire
est le seul lieu public institutionnel susceptible de contribuer à
un certain brassage social des jeunes sur une grande échelle. Il
assure le maintien d'une scolarité dont l'obligation fut obtenue
socialement de haute lutte pour la mise en actes de l'égalité
des droits " (2).
La disparition du collège unique entérine la déscolarisation
massive de milliers de jeunes issus des milieux populaires et banalise
voire légitime une ségrégation de fait. Cette déscolarisation
ne peut qu'accroître les clivages culturels, sociaux et les ressentiments
à une période de la vie où les élèves
sont en droit d'avoir des attentes, des projets. Les réponses données
à leur désarroi relèvent de la sanction plutôt
que de l'éducation, de la stigmatisation qui produit de l'enfermement.
L'enseignement par alternance c'est l'assignation pour une partie de la
population à des postes subalternes, sans avenir. C'est aussi une
réponse individualisée au détriment d'une analyse
des constructions sociales scolaires et non scolaires qui sont facteurs
d'échec ou de réussite des élèves. Là
encore s'affrontent deux logiques inconciliables : l'école c'est
le temps des prises de risque intellectuelles, du droit à l'erreur,
des avancées autant que des reculs, des expérimentations,
de la réflexion avec les autres ; l'entreprise c'est la logique
du rendement, de la soumission à la hiérarchie, de la rentabilité.
...c'est la transformer
Le regard sur les élèves.
Pour le lointain successeur de Jules Ferry la " loi naturelle des
choses " c'est que " tous les enfants n'ont pas les mêmes
goûts et les mêmes talents ". Et tout le monde sait bien,
au moins au café du commerce, que les goûts et les couleurs
ça ne se discute pas. La vieille idéologie des dons est
de retour ! Les élèves en difficulté scolaire ne
sont pas des élèves auxquels il manquerait quelque chose
(du vocabulaire, le sens de l'effort, le désir de savoir...).
La façon dont on regarde leurs difficultés détermine
les solutions que l'on va chercher pour y remédier. La logique
de compensation ou de discrimination positive, n'est au mieux qu'un replâtrage
au pire un enfermement. Les élèves ne sont pas naturellement
intellectuels ou manuels, bons en maths ou en français : cela résulte
d'une construction sociale hors l 'école et dans l'école
et c'est sur les modalités de cette construction qu'il nous faut
travailler. En ouvrant le champ des possibles par la construction d'une
culture commune qui ne se limite pas aux lettres classiques (avec tout
le mépris de classe à l'égard de ce qui ne serait
pas noble) pour mieux instaurer des filières de relégation.
Car l'objectif n'est pas de produire des individus dociles, soumis, mais
bien de leur donner la possibilité de penser leur vie et le monde
dans lequel ils se trouvent ; il n'est pas plus de produire des élèves
en concurrence où la réussite des uns ne peut se payer que
du prix de l'échec des autres. C'est un renversement total des
logiques libérales qui est en question à l'école
aujourd'hui.
Le savoir n'est pas une marchandise
... non plus la propriété de quelques uns. Or on assiste
actuellement à une appropriation du service public par les classes
cultivées qui détiennent un capital culturel, dont elles
entendent garder l'exclusivité pour conserver leur position sociale.
Les bacs, les filières, les réussites scolaires ne sont
pas équivalents. L'inégalité existe car le savoir
est devenu un capital négociable ou non pour entrer dans la vie
adulte. D'une certaine manière c'est aussi ce que disent les élèves
les plus en difficultés qui affirment qu'apprendre ça sert
à avoir de bonnes notes, à passer dans la classe supérieure.
Or le savoir n'est pas un outil, un moyen. C'est ce qui permet à
chacun de répondre aux questions qu'il se pose, comme le dit Bachelard,
et en ce sens il est mouvement de la pensée, il permet de conquérir
de nouveaux pouvoirs de compréhension et d'action sur le réel.
Il se construit dans un processus autant qu'il en est le produit : l'accès
au savoir c'est ce qui permet en solidarité avec les autres de
se construire comme un individu libre, héritier d'un patrimoine,
émancipé de ses origines pour accéder à de
l'universel. Construire des liens où les ressemblances priment
sur les différences c'est l'anti-projet Ferry.
L'autorité de l'enseignant pour que les élèves
s'autorisent
Il est pour le moins étrange que les mesures premières pour
que l'école retrouve ses missions " c'est de restaurer l'autorité,
ce qui passe évidemment par des sanctions efficaces " alors
même que le ministre reconnaît que les punitions ne sont pas
efficaces. Croit-il que c'est leur " modernisation " (ce terme
fait frémir) qui va convaincre les élèves des milieux
populaires qu'ils se trompent en pensant qu'ils sont des exclus ? S'agit-il
d'augmenter dans la sophistication du système répressif
et l'on peut craindre en effet que l'imagination de certains ne se soit
pas déployée jusqu'aux limites du possible, à moins
qu'en accord avec Sarkozy l'idée de l'enfermement de tous les "
déviants " tienne lieu de réponse. Monsieur Ferry semble
nostalgique de l'époque où l'autoritarisme assignait une
partie de la population à la passivité, la docilité,
la non-pensée. On retrouve les vieux démons de la bourgeoisie
depuis deux siècles qui assimile " les classes laborieuses
aux classes dangereuses ".
Or l'autorité c'est ce qui autorise, quand les adultes mettent
en acte le pari de l'éducabilité de tous, car l'on sait
en particulier avec les adolescents en rupture que le réinvestissement
dans les apprentissages scolaires passe d'abord par une restauration de
l'image de soi.
Il semble plus que jamais nécessaire d'avancer
ce pari philosophique : " tous les jeunes, tous les adultes portent
en eux des potentialités immenses, souvent inemployées,
pour penser, inventer, apprendre et agir ensemble "(3).
Ils ont tous besoin de perspectives d'avenir et non d'être triés
ni mis en concurrence.
L'école a besoin de se transformer pour plus d'égalité
mais pas d'être décentralisée!
L'école a besoin de former et de se former à plus de démocratie
mais pas d'être démantelée !
(1) François Dubet. Marie
Duru-Bellat : L'hypocrisie scolaire. Pour un collège enfin démocratique
Seuil 2000 retour au texte
(2) GFEN 16 décembre 2002 : Le collège
pour tous a besoin d'égalité et d'équité ,
de se transformer, mais pas de disparaître retour
au texte
(3) GFEN 25 mai 2003 retour
au texte
Texte paru dans l'Appel des Appels, qui analyse et met à plat les ressorts de l'idéologie néolibérale En savoir plus
L'éducation nouvelle, bien que défendant un projet fondamentalement démocratique, n'est pas toujours comprise. Elle doit lever...En savoir plus
La démocratisation s'essouffle comme le montrent les résultats de la politique en ZEP.. L'aide nécessaire exige un regard positif...En savoir plus
Un ancien élève de Korczak rend compte de l'importance de sa pensée qui défendait une conception forte de l'enfance, ayant...En savoir plus
La personnalisation des parcours scolaires s'inscrit dans une idéologie naturaliste des différences qui sont pourtant...En savoir plus