Lire/écrire : difficultés et malentendus
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Les différences entre élèves dans l'accès au lire/écrire est lié à des rapports...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
(professeur honoraire de l'IUFM de Toulouse
et auteur de nombreux
ouvrages sur l'enseignement
de la lecture et de la langue)
Décembre 2005
Quels sont les « obstacles épistémologiques
» de la lecture?
Ils sont très importants et leur méconnaissance est en réalité
responsable des difficultés rencontrées par les enfants.
Le premier d'entre eux vient de ce qu'il n'est pas du
tout évident pour un petit que l'écrit ait du sens
et que ce soit un langage, à la fois semblable et différent
de celui qu'il parle et qu'il entend. Un tout petit a beaucoup
de mal à distinguer les objets à lire des autres objets
de son environnement : pour lui, les affiches poussent sur les murs comme
les feuilles sur les arbres et la différence profonde de nature
qui les sépare lui est étrangère, en particulier,
le fait qu'un objet à lire a nécessairement été
écrit par quelqu'un pour donner des informations à
quelqu'un d'autre. D'où l'importance d'habituer
l'enfant très tôt à chercher l'auteur
d'un écrit, et son destinataire : ce qui n'est possible
que si l'on manipule des écrits sociaux véritables
et non des phrases ou des mots.
Pour qu'un enfant apprenne à comprendre, il est essentiel
qu'il y ait dans ce qu'il lit quelque chose à comprendre
!
Mais c'est loin d'être là le seul obstacle épistémologique
de la lecture. On sait depuis pas mal de temps déjà qu'un
tout petit pense que les mots doivent ressembler à leur signification
: un mot qui désigne une chose volumineuse doit être lui-même
volumineux. Le caractère « arbitraire » de l'union
entre un mot (un « signifiant ») et son sens (le « signifié
»), ce qu'on appelle « l'arbitraire du signe linguistique
», dont on doit la mise en évidence à F. de Saussure,
lui est complètement inconnu. C'est pourquoi, avant l'apprentissage
systématique de la lecture, il est souhaitable que les enfants
aient eu l'occasion de le découvrir, et c'est souvent
par la comparaison de langues différentes qu'ils vont pouvoir
le faire. D'où l'importance de la présence de
langues différentes (régionales ou étrangères)
dès l'école maternelle.
On comprend que tant que cette représentation n'est pas rectifiée,
tout apprentissage langagier risque de laisser traîner des séquelles
durables !
On sait aussi que d'importants obstacles résident pour l'enfant
dans la différence entre les objets de l'environnement qu'il
connaît et les objets linguistiques : par exemple, ces derniers
sont orientés dans l'espace, alors que les premiers ne le
sont généralement pas. Que le foyer de la pipe soit en haut
ou en bas, c'est toujours la même pipe ; alors que la partie
arrondie du « p », qui pourrait ressembler au foyer de la
pipe, si elle est en bas de la barre, au lieu d'être en haut,
change le nom de la lettre qui n'est plus un « p ».
On mesure ici le danger de certaines méthodes qui, pour «
faciliter » les choses, assimilaient la lettre « p »
à une pipe, sous prétexte qu'elle lui ressemble et
qu'elle figure dans son nom.
Une autre particularité des signes linguistiques : leur ordre est
déterminant, ce qui n'est point le cas des objets. On peut
modifier l'ordre des objets sans que cette modification change leur
apparence ou leurs fonctions ; pour les lettres, au contraire, tout change
si on en modifie l'ordre : la prononciation et le sens. C'est
ce que les spécialistes appellent « la double articulation
du langage », ou si l'on préfère, le fait que
les mots qui signifient sont composés de lettres qui ne signifient
pas et qui ont besoin, pour produire du sens, d'être dans
un certain nombre et dans un certain ordre.
Un tout petit, surtout s'il vit dans un milieu où l'écrit
est peu présent, n'interprète pas du tout cet ordre
des lettres : lion et loin sont pour lui le même mot. Seul, le fait
que ces mots puissent avoir un sens différent peut le rendre capable
d'accorder de l'importance à l'ordre et au nombre
des lettres qui composent un mot. Mais cela ne peut apparaître que
si on lit des textes signifiants, contenant, par exemple, des anagrammes
de sens différents et non des petites phrases ou des mots.
De fait, si l'on présente aux enfants des mots à recomposer
en enfilant les lettres comme des perles dans un collier, sans travailler
sur cette étrangeté qu'est l'importance de l'ordre
des lettres, on va laisser les représentations spontanées
s'incruster et entraîner des difficultés de plus en
plus grandes et de moins en moins compréhensibles. La fameuse dyslexie
dont on parle tant n'est probablement pas une maladie des enfants,
mais la conséquence d'un apprentissage trop précoce
des lettres. Elles ont alors été interprétées
comme des objets, dont l'ordre n'a rien de nécessaire.
Que proposent les méthodes syllabiques d'enseignement
de la lecture, pour aider les enfants à franchir ces obstacles
?
Malgré leurs prétentions diverses à l'originalité,
manuels et méthodes ont en commun un certain nombre de présupposés
fondamentaux.
- Des présupposés relatifs à l'apprentissage.
Tous mettent en jeu un apprentissage conçu comme transmission d'un
savoir préalablement défini et dispensé selon un
ordre prévu, difficilement modifiable, où chaque étape
est tributaire de la précédente. L'itinéraire est
le même pour tous et obligatoire. Seules sont parfois prévues
des vitesses différentes dans le passage d'une séquence
à une autre.
- Des présupposés relatifs à l'activité de
lecture elle?même.
Malgré les différences de détails, tous visent à
la mise en place d'un « mécanisme de base » constitué
par une activité de déchiffrage oralisé que l'on
s'efforcera plus tard d'accélérer et d'intérioriser
pour atteindre la lecture « silencieuse ». Mais l'objet du
premier apprentissage est bel et bien l'oralisation, qui d'ailleurs sert
de contrôle à la lecture, sa forme idéale étant
alors baptisée « lecture courante ».
- Des présupposés relatifs à la langue de l'écrit.
Les contenus à lire sont toujours constitués de textes courts
et simples de phrases très simples et de mots prétendant
refléter d'aussi près que possible la langue parlée
même lorsqu'à l'évidence ils en sont fort éloignés
: « la brule broc le buis »(Je veux lire, Hachette)
ou « Tobi dîne d'une panade tiède » (Am?stram?gram,
M.D.I.)... mais on répondra qu'il fallait trouver des mots contenant
le son étudié !.. En tout cas, absurdes, débiles
ou non, ces textes n'ont, à dessein, rien de la langue écrite
: pas ou peu de subordination, pas de sujets «abstraits »,
pas de nominalisations. C'est qu'il ne faut pas troubler les
enfants dans leurs habitudes...
On sait pourtant qu'on ne peut apprendre qu'en situation complète,
afin de connaître d'emblée chacun des éléments
de la complexité, sans quoi aucune maîtrise ne peut être
construite.
Une autre caractéristique de la langue des manuels et des méthodes,
c'est qu'elle met en jeu un lexique n'ayant pratiquement aucune des marques
spécifiques de l'écrit. Si l'on y fait une consommation
si anormale de « panade », de « tomate » et de
« salade » (toujours au singulier !), voire de « pipe
» ou d' « épi », c'est que ces mots ont l'amabilité rarissime dans la langue écrite française
de n'avoir aucune lettre superflue (! ?) et, surtout, de permettre le
fonctionnement d'une combinatoire à l'état pur, sans obstacle
et sans problème : s a = sa ; l a = la ; d e = de. Il n'y
a qu'à combiner sans réfléchir, c'est inutile
et le tour est joué : on lit. Le « mécanisme de base
» est en place. Après...
Après... justement quelles sont les conséquences
de la mise en place d'un tel « mécanisme » ?
La première de ces conséquences est que, précisément,
le mécanisme de base prend tout bonnement la place de la lecture
: combiner des lettres pour former des sons devient à la fois un
jeu et le but de l'activité de lecture, aux dépens de la
recherche du sens... On fait unicode2utf8(0x2014)souvent avec plaisir, grâce
au savoir?faire du maîtreunicode2utf8(0x2014) fonctionner un mécanisme
qui se suffit à lui?même, et d'où est exclue toute
exigence de sens, tout raisonnement et bien sûr tout esprit critique.
On assiste en fait à un véritable détournement de
la fonction de la lecture: au lieu d'être un moyen de trouver réponses
et informations nécessitées par telle ou telle situation,
elle devient un but en soi, une activité vide unicode2utf8(0x2014)qui, pour
l'immense majorité des enfants, ne deviendra jamais autre chose.
Ne peut?on penser que là est la cause principale des incompréhensions
constatées beaucoup plus tard en mathématiques, en histoire
et dans tous les domaines mettant en jeu la lecture ? Comment voudrait?on
que les enfants deviennent capables d'utiliser la lecture plus tard, dans
leurs études par exemple, si l'on a commencé par leur faire
pratiquer une lecture qui ne servait à rien ?
Une autre conséquence se situe au niveau des moyens perceptifs
: un tel apprentissage freine la capacité de lecture au lieu de
la favoriser. On sait aujourd'hui que la maîtrise de la lecture
dépend de l'étendue du champ perceptif de l'«
empan » visuel, comme on dit. C'est cet empan visuel qui
est responsable à la fois de la vitesse et de l'efficacité
de la lecture. Plus il est étendu et plus les zones du texte explorées
à chaque fixation oculaire se recouvrent, permettant à chaque
détail d'être perçu plusieurs fois sous des angles
différents. En revanche, un champ perceptif restreint ne permet
qu'une exploration hachée et décousue où chaque détail
n'est perçu qu'une fois pour être oublié presqu'aussitôt,
rendant nécessaires les retours en arrière à la fois
rebutants et inefficaces. Or, l'habitude d'oraliser en lisant a pour effet
de restreindre le champ perceptif en le limitant à ce qu'on peut
prononcer. Il est difficile d'imaginer un résultat plus contraire
à celui qui est attendu.
Cette restriction du champ perceptif a bien sûr une incidence directe
sur la construction du sens : en empêchant toute anticipation et,
en rendant difficile la formulation d'hypothèses, elle ne suscite
guère la compréhension que la situation n'exige point
au demeurant. Lire et comprendre deviennent des activités liées
sans doute, mais distinctes, et dont la première peut exister seule.
Témoin cette affirmation d'une institutrice sur un dossier scolaire
d'entrée en 6ème: « Lit couramment, mais ne comprend
pas ce qu'il lit. »
D'ailleurs, même en admettant que le maître attache à
la compréhension par les enfants de ce qu'ils lisent l'importance
qu'elle doit avoir, le fait qu'aucun raisonnement explicité ne
participe à l'élaboration du sens déshabitue l'enfant
d'y avoir recours. Il conserve en face des textes écrits un comportement
passif, se contentant d'un sens approximatif et superficiel. Il devient
de moins en moins capable d'aller au-devant du texte et l'activité
d'inférence, fondamentalement nécessaire dès que
le vocabulaire ou la syntaxe sortent des habitudes langagières.
Et devant le non?dit (littéraire ou non), cette activité
d'inférence qui consiste à construire le sens de ce qui
n'est pas dit ou mal connu devient à peu près
impossible.
Plus grave encore : en proposant aux enfants des phrases dépourvues
de marques orthographiques pertinentes, on habitue l'enfant à n'attacher
aucune importance à de telles marques même lorsqu'il
rencontre un texte où elles existent. De plus, la nécessité
d'oraliser détourne son attention perceptive de ces marques qui
n'interviennent généralement pas dans la prononciation.
On sait, en effet, grâce à tous les travaux actuels sur la
perception, que, loin d'être une réception passive de tout
ce qui est soumis aux sens, la perception en fait est le résultat
d'un tri qui ne retient que les détails nécessaires à
l'action. On ne perçoit en fait que ce dont on a besoin. Or, les
détails les plus pertinents dans la construction du sens d'un texte,
sont le plus souvent les détails orthographiques, sans liens avec
la prononciation : « Je vais chercher des poids : c'est la lettre
« d » qu'il faut savoir repérer pour comprendre; «
il a rencontré deux amies » : ici, c'est le « e »...
etc. L'oralisation néglige ces marques, et l'habitude d'oraliser
entraîne de ce fait une véritable « cécité
orthographique » dont on peut formuler l'hypothèse qu'elle
est la source essentielle des difficultés rencontrées plus
tard dans ce domaine. J'ai souvent entendu les enseignants se plaindre
de ce que les élèves ne voient pas l'intérêt
de l'orthographe (il n'est pas rare qu'ils soient sur ce point de leur
avis !). Où pourraient?ils l'avoir perçu s'ils ont constamment
été mis en situation de s'en passer, notamment dans les
premiers contacts qu'ils ont eus avec l'écrit ? Il faut bien admettre
que si le rôle joué par l'orthographe n'a pas été
mis en évidence dans les activités de lecture, il n'a aucune
chance d'apparaître dans les activités d'écriture,
sinon comme une contrainte arbitraire et inutile qu'ils vont refuser de
toutes leurs forces.
Dernier point à souligner à propos des manuels et des méthodes,
et qui rend incompréhensible qu'on puisse les défendre.
La prétendue simplicité des textes proposés aux enfants
contribue à les maintenir en dehors d'un fonctionnement de la langue,
spécifique de l'écrit, fonctionnement caractérisé
par une organisation hiérarchisée et non narrative des contenus,
le recours à des termes précis, souvent techniques, et à
une syntaxe complexe où les subordinations et les pronominalisations
abondent. Or cette langue, ils la rencontrent dès le CE2 dans toutes
les autres disciplines. Il n'est point nécessaire de chercher ailleurs
l'origine du brouillard où semblent plongés tant d'enfants
en face d'un énoncé de problème, d'une fiche de travail,
ou d'une leçon d'histoire à apprendre : plus on retarde
la familiarisation avec ces modes de discours totalement différents
dans leurs composantes et dans leur fonctionnement de ceux utilisés
dans les relations quotidiennes et plus on rend impossible leur
maîtrise.
Décidément, madame Boutonnet, vous avez
grand tort de revenir (comme si on en était partis !!) au B.A.BA
pour enseigner la lecture.
Sachez du reste que dire aux enfants que B et A= BA, outre que cela n'a
aucun sens (B et A BA égalera toujours B et A BA !), cette affirmation est
fausse. Il faut en effet, pour dire cela, être sûr qu'il
n'y a pas un « n » derrière, comme dans «
bandit » ; mais, derrière cet « n », il peut
y en avoir un autre, comme dans « bannir »... Moralité,
il faut avoir lu des yeux et compris le mot tout entier avant de pouvoir
le déchiffrer... Même s'il appartient à
la lecture (ce qui est loin d'être admis par tous), le déchiffrage
ne peut jamais être la première opération d'une
lecture. Il ne peut donc pas être le début de son apprentissage.
La construction de la combinatoire est nécessaire, c'est
une évidence, mais ce n'est évidemment pas par elle
qu'il faut commencer.
En travaillant comme vous le faites, vous fournissez aux enfants des clés
qui n'ouvrent que les portes ouvertes, et ce que vous leur apprenez
n'a pas plus d'utilité que le tabouret pour apprendre
à nager. On peut ajouter que cela les éloigne même
de la lecture véritable, notamment de celle dont ils auront besoin
dans leurs études.
Par les contenus linguistiques qu'elles proposent et par les comportements
de non?lecture qu'elles induisent, les méthodes syllabiques d'apprentissage
de la lecture ne sont que des prothèses inutiles et atrophiantes,
qui laissent les enfants capables d'oraliser, mais pas de lire,
de la même façon que le tabouret qui permet d'apprendre
à bien faire les mouvements de la brasse... mais pas dans l'eau
!
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