L activité, espace de transformations
| le 30/11/-0001 00:00
C'est dans la confrontation de ses différents milieux que se construit le petit d'homme, dans une activité qui le transforme.En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jacques BERNARDIN
(IUFM d'Orléans-Tours / ESCOL Paris 8)
Les apports de Vygotski... toujours d'actualité
Au cycle 2, la confrontation aux apprentissages fondamentaux s'avère redoutable pour encore trop d'élèves. Les thématiques récurrentes du « manque de maturité » et des rythmes d'apprentissage renvoient aux différences interindividuelles, qui seraient à traiter comme telles,invitant à développer l'individualisation et la différenciation de l'enseignement, notamment pour les élèves fragiles. Contre ces « allant-de-soi » paresseux qui n'interrogent guère les pratiques qui parfois consacrent ces différences, en développant l'idée que le développement ne peut être pensé en dehors de ses relations dialectiques avec l'apprentissage, Vygotski s'oppose tant à l'attentisme qu'à un enseignement « indifférent aux différences » : « L'apprentissage n'est valable que s'il devance le développement. Il suscite alors, fait naître toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans la zone de proche développement »1. Il interroge également l'idée d'individualisation en rappelant que le développement est dénature sociale. Notre rapport au monde est, dit-il, médiatisé par des systèmes de signes,« instruments psychologiques » 2, qui ont leur origine dans l'histoire sociale et culturelle des hommes et dont l'appropriation ne peut se réaliser, pour chacun, qu'au travers d'activités menées en interaction avec autrui. Nature doublement sociale donc de ces outils, qui cristallisent « les moyens et modes d'activité formés socio-historiquement (et) qui sont transmis à chaque homme par les hommes de son entourage au cours de sa coopération et de ses rapports avec eux »3. Mais comment assurer cette transmission ? Certes, elle passe par le langage ou l'action, mais encore, en matière d'apprentissages scolaires ?
Des perspectives pour l'enseignement
A quelles caractéristiques la situation d'apprentissage doit-elle répondre ? Pour Vygotski,« c'est seulement lors de l'émergence d'un besoin déterminé (...), seulement dans le processus d'une activité appropriée à une fin, douée de sens, orientée vers un but déterminé à atteindre ou la solution d'un problème donné, que peut apparaître et prendre forme le concept » 4. C'est dire l'importance de l'activité, de la finalité qui la légitime, du questionnement qu'elle doit enclencher,en phrase avec le concept visé. Situation qui intègre « le rôle essentiel joué par l'élément fonctionnel dans l'apparition du concept ». Mais cela suffit-il pour que tous les élèves se sentent également concernés ?
Selon Léontiev, « l'exécution réussie de la tâche ne dépend pas seulement du contenu objectif de cette dernière, mais avant tout du motif qui incite l'enfant à agir, autrement dit, du sens que revêt pour lui son activité »5. Pour ne prendre qu'un exemple, selon qu'une leçon est apprise par intérêt personnel pour le contenu ou pour ne viser qu'une bonne note au contrôle,l'apprentissage s'avère plus ou moins efficace et durable. Certes, bien des choses peuvent être apprises par répétition de routines ou « par cœur », dans une mémorisation faisant l'impasse sur la compréhension, mais « il ne peut y avoir d'assimilation réelle, et non pas formelle, des opérations de la pensée théorique que s'il existe des motifs proprement cognitifs ».Comment impliquer les élèves ? De façon apparemment paradoxale, « pour donner plus de consistance au problème, il faut compliquer la situation », concevoir une activité nécessitant de s'assigner des buts d'ordre cognitif. Autrement dit, si l'intérêt peut être relancé en modifiant la structure de l'activité de l'extérieur (avec une consigne qui la réoriente), il peut aussi être suscité de l'intérieur : processus de mobilisation qui s'amorce au cours de la ressaisie du problème par les élèves quand - après avoir éprouvé les limites de leurs réponses - ils identifient le but conceptuel au-delà de la tâche initiale, intérêt qui déborde alors l'effet d'accroche lié à l'habillage de la situation. Pour élaborer l'activité, il est donc indispensable d'identifier le problème conceptuel qui en sera au cœur, ce qui nécessite une interrogation épistémologique préalable de chacun des objets d'apprentissage
La signification sociale des objets à transmettre, progressivement cristallisée, se transmet aux nouvelles générations dans un autre cadre que celui du contexte partagé de leur naissance. Ces objets ont « perdu » leur motif initial et les étapes constitutives leur essence actuelle. S'il est illusoire de prétendre « faire réinventer le monde », comment néanmoins éviter une falsification préjudiciable à leur appropriation ? Pour Léontiev, « Même les instruments ou outils les plus élémentaires doivent être découverts activement dans leur qualité spécifique par l'enfant qui les rencontre pour la première fois ». Celui-ci « doit effectuer à leur égard une activité pratique ou cognitive qui réponde de façon adéquate (ce qui ne veut pas dire forcément identique) à l'activité humaine qu'ils incarnent »6. Autrement dit, pour que l'appropriation soit effective , « à charge pour l'activité présente de réveiller ces cristallisations sédimentées, de les réchauffer' en déployant à leur égard une activité qui reproduit les traits essentiels de l'activité incarnée, cumulée dans l'objet lui-même' »7.
Est-ce un principe si courant dans l'enseignement ? Pourtant, lorsqu'on se penche sur les difficultés récurrentes des élèves, on est frappé par leur résonance avec des obstacles rencontrés par l'humanité. Ainsi par exemple, les hypothèses successives que les enfants font sur la nature du système écrit, le passage de la conception ordinale à la conception cardinale du nombre ou la délicate conceptualisation du principe de numération positionnelle dont les erreurs de retenue sont le symptôme. Sans aller jusqu'à penser que le développement ontogénétique reproduit ou récapitule les étapes de la phylogenèse culturelle, reprenant ce qu'en dit Wallon, « le rapprochement garde son intérêt » car il éclaire les conditions de l'évolution de la pensée. « Les difficultés qu'elle doit résoudre sont ainsi mieux mises en évidence par la similitude de l'effort qu'elles exigent de l'intelligence individuelle, à la conquête de ses moyens, et de l'intelligence collective, à la conquête de ses concepts » 8. Propos qui font écho à ceux de Bachelard, invitant à se pencher sur «l'enseignement des découvertes le long de l'histoire scientifique » pour ne pas priver du « sens des nouveautés spirituelles »9. D'où l'importance d'interroger la genèse des outils à transmettre, afin d'en éclairer la nature et d'anticiper ainsi les difficultés : de quels besoins sont ils nés ? Quels écueils ont jalonné leur mise au point et en quoi leur facture actuelle en témoigne-telle ?
Reste ensuite à imaginer « l'activité pratique ou cognitive adéquate ». Contrairement à ce qui s'apprend par simple expérience ou par imitation/répétition, les concepts scientifiques travaillés à l'école « se distinguent des concepts spontanés par un rapport autre avec l'expérience de l'enfant», ils « ne sont pas enregistrés par la mémoire, mais naissent et se forment grâce à un très grande tension de toute l'activité de sa propre pensée » nous dit Vygotski, qui insiste sur le rôle du langage comme opérateur cognitif et sur « la prise de conscience, (qui,) conçue comme généralisation, conduit directement à la maîtrise »10. C'est dire l'importance du contexte problématique initial, du processus de conceptualisation et des changements d'orientation que cela exige.
Quelques tentatives d'approche socio-historique des premiers apprentissages...
Parmi les premiers apprentissages, considérons l'initiation au système écrit, à la numération et à la pratique du schéma. Rappelons ce qu'en dit Vygotski : « au début de l'apprentissage du langage écrit, aucune des fonctions psychiques fondamentales qui en forment la base n'a achevé ni même encore commencé son véritable processus de développement ; l'apprentissage s'appuie sur des processus psychiques immatures »11, cela vaut pour les autres apprentissages. A quels besoins ont-ils répondu ? Quels problèmes conceptuels se sont posés ? En quoi les outils gardent-ils trace de leur résolution ? Et quelles situations imaginer avec de jeunes élèves pour en optimiser l'appropriation ?
C'est le besoin de conserver des données, mais surtout de transmettre des significations dans des contextes non partagés qui est à l'origine de la mise au point des systèmes d'écriture : comment se faire comprendre d'un interlocuteur absent sans risque d'ambiguïté ? Si initialement, les systèmes d'écriture ont été majoritairement idéographiques (dans une représentation symbolique assez« directe » des choses), leur lourdeur et les impasses rencontrées ont progressivement amené à l'émergence d'autres principes, notamment phonologiques, dont le fameux principe alphabétique mis au point par les Grecs (suite aux Phéniciens) dont les Romains ont repris et actualisé l'héritage. Les mots ne sont alors plus représentés comme auparavant, mais par le biais d'un système de signes renvoyant à leur signifiant oral. L'histoire ne s'est pas arrêtée là, d'autres marques s'y sont adjointes, parlant moins à l'oreille qu'à l'œil, au service du sens : marques lexicales (distinctives d'homophones, étymologiques, affiliant à des familles de mots) ou grammaticales. On parle désormais de pluri-système graphique, dont les diverses marques et au delà,l'ensemble de l'organisation de l'écrit (typographie, ponctuation, etc.) doivent être pris en considération pour composer un écrit compréhensible ou pour comprendre soi-même un écrit lu. Vygotski s'est arrêté sur les difficultés des élèves à l'égard de l'écrit, au niveau du rapport au langage (« l'enfant se trouve maintenant devant un problème nouveau : il doit faire abstraction de l'aspect sensible du langage lui-même, il doit passer au langage abstrait, au langage qui utilise non les mots mais les représentations des mots »), des situations langagières (« le langage écrit implique une situation qui exige de l'enfant une double abstraction : celle de l'aspect sonore du langage et celle de l'interlocuteur (...) c'est un discours sans interlocuteur, situation verbale tout à fait inhabituelle »), ou encore au niveau des motifs de l'investir (« L'écolier qui aborde l'apprentissage de l'écriture non seulement n'en ressent pas le besoin de cette nouvelle fonction verbale mais n'a encore qu'une idée extrêmement vague de sa nécessité en général ») (p. 260-261).
Pour les élèves, l'exploration des usages de l'écrit et l'interrogation menée sur les origines de l'écriture permettent d'affermir le projet d'apprentissage, tout comme le sentiment de progresser lors des confrontations successives à des énoncés écrits. C'est dans ces activités complexes de lecture/écriture qu'avec leurs moyens (initialement lacunaires ou hasardeux), les élèves vont résoudre les problèmes d'interprétation ou d'encodage de textes, en mobilisant l'ensemble de leurs ressources. Si initialement, l'expertise de l'enseignant est plus fortement sollicitée pour valider leurs essais et hypothèses, grâce au cumul des expériences et du matériau, les remarques se multiplient sur des analogies et les stratégies les plus opératoires sont sélectionnées. En début d'année, un travail parallèle de systématisation vise à mieux se repérer dans la chaîne écrite, à asseoir la notion de phrase et faciliter l'identification des mots. Un fichier lexique est constitué au gré des lectures, collectant les mots les plus fréquents.
Un moment s'avère particulièrement intéressant : celui du classement des mots du fichier (rendu indispensable vu leur quantité, qui alourdit excessivement la recherche lors des lectures ou des productions écrites). Dans un premier temps, les élèves ne considèrent que l'aspect sémantique du mot, ce dont témoignent leurs propositions de classement (par thèmes [manger/gâteau] ou catégories [ours/cheval/chien]). Ce n'est qu'à l'issue de tout un processus de mise à l'épreuve invalidante qu'ils vont opérer une « révolution mentale » les amenant à des considérations morphologiques. Les termes témoignent de l'affinement progressif de la règle commune (« c'est pareil », « ça se ressemble », « le début ») avant que le langage serve la prise de conscience du critère opératoire unique (« la première lettre »), consacrant la pertinence du classement alphabétique comme principe de généralisation valant pour le repérage et le classement de tous les mots.
Décentration qui n'est pas mineure. Le classement exige en effet une rupture avec l'expérience passée du mot : « L'établissement d'un rapport entre le mot et l'objet signifié par lui, suscité chez les élèves par le dessin, et les processus psychologiques qui conduisent à distinguer dans les mots leurs racines communes, sont des processus d'orientation, pour ainsi dire, opposée » 12. L'activité permet ici d'orienter l'attention vers les aspects formels constitutifs du système écrit. Cette rupture dans le rapport à l'écrit n'est pas sans rappeler le rôle que la liste a pu jouer historiquement il y a 5 000 ans, à Sumer comme en Égypte !
L'inventaire du vocabulaire sumérien par les scribes mésopotamiens fut un lent processus s'étalant sur des siècles, face au problème à résoudre : comment classer ? Plus on avance dans le temps, plus cette caractéristique devient évidente : «On en vint bientôt à regrouper les entrées ayant le même signe initial sans s'occuper de leur sens, et dans certains cas, les regroupements menèrent à des considérations morphologiques». Dans un système d'écriture qui représente les mots par des signes, les logogrammes obtenus peuvent être rangés en fonction soit d'une ressemblance de forme, soit d'une ressemblance de son.
Or, comme le remarque Jack Goody, «le fait de mettre en liste (...) en disposant les signes en fonction du son de la consonne initiale, peut suggérer le passage à l'étape suivante dans l'analyse des sons, celle qui conduit à l'alphabet»13. Si pendant longtemps, ont coexisté les deux principes de rangement lexical, selon le son initial et selon le signe initial, ce dernier est progressivement devenu plus important.
Suite à cette activité, l'attention à l'attaque des mots devient plus systématique lors des lectures et les remarques sur le fonctionnement de la langue se multiplient. Passionnés par l'histoire constitutive des systèmes d'écriture, les élèves ne le sont pas moins par l'histoire de l'orthographe, qui les amène à appréhender autrement la morphologie et les indices graphiques faisant retour au sens (comme la graphie de « loup » ou les pluriels si atypiques de mots pourtant communs : « messieurs / mesdames »). Initiation à la logique de l'écrit qui les inscrit, ce faisant,dans la chaîne de l'histoire humaine.
Selon les historiens, «L'écriture est une invention de comptables appelés à fixer les opérations économiques beaucoup trop nombreuses et diverses pour être confiées à la seule mémoire dans les sociétés en pleine expansion de Sumer et d'Elam»14. A l'origine, l'homme semble avoir été dans l'incapacité de concevoir les nombres pour eux-mêmes. Certaines tribus utilisent très peu de mots pour qualifier les quantités : elles parlent de «un» et de «deux» puis de«beaucoup». Avec le développement de l'agriculture et de l'élevage surtout, un comptage plus précis s'est avéré nécessaire. Les hommes ont d'abord utilisé des intermédiaires matériels de toutes sortes (cailloux, coquillages, osselets, etc.) comme substituts des objets et la pratique de l'entaille.
Dans cette comptabilité visuelle, les nombres ne se séparent pas nettement des objets nommés. La symbolisation du nombre, avant de passer par l'écrit, passera par la numération orale. Dans une première étape, les noms seront inséparables des objets dénombrés (principe de la correspondance élément par élément), en même temps que s'effectuent les gestes correspondants (techniques digitales ou corporelles). Dans une deuxième étape, on utilise le nom des parties du corps servant à la technique du comptage, qui par la force de l'habitude devient insensiblement demi-abstraite. Ce n'est que dans une troisième étape que les noms des nombres seront créés et adoptés, jusqu'à dix car très probablement dérivés du nom des parties du corps initialement utilisées pour le comptage.
Pour les élèves, il est difficile de pouvoir constituer le nombre comme symbole substitutif d'une quantité, séparable des objets dénombrés. La pratique réitérée de classements de collections d'objets divers par groupes, ensuite dessinés avant d'opérer des mises en relations entre les ensembles constitués permet le repérage de ce qui transcende la diversité du matériau d'appui. Lors de la présentation des travaux des groupes, la classe contrôle et valide, met en valeur les similitudes, opère des généralisations et conforte la conception cardinale du nombre, faisant rupture avec l'expérience passée les liant à un ordre dans une suite. Ici, c'est la nécessité de classer des collections diverses par leurs objets mais dont certaines ont des quantités semblables qui oblige à s'émanciper de la captation première du comptage, à opérer un autre type de mise en relation et à cristalliser l'attention sur le cardinal des ensembles constitués, ce qui se poursuivra grâce aux activités de décomposition de nombres.
Deuxième difficulté : la conceptualisation du principe de numération positionnelle. Que sait-on de la mise au point de ce système ? En Mésopotamie, où la civilisation se développe, les échanges, livraisons ou inventaires nécessitaient de garder trace de nombres plus importants. On met au point les calculi (petits cailloux), billes de terre que l'on enferme dans une bourse en argile,en nombre égal aux têtes de troupeau. Par souci d'économie, elles ont des formes différentes selon les quantités qu'elles représentent (1, 5, 10). Puis on a l'idée de symboliser les calculi par différentes empreintes, de formes et tailles différentes. La nécessité de traiter de grandes quantités amènera à imaginer différents systèmes. Dans le principe additif, les chiffres de base sont juxtaposés, ce qui est lourd à manier (les Egyptiens, pour coder 7897 doivent utiliser 31 signes).
On arrivera à des notations hybrides pour tenter de simplifier ces systèmes, en mêlant principe additif et principe multiplicatif (Ex. 5372 : 1000x5 + 100x3 + 10x7 + 2), mais cela rend les opérations compliquées. L'exigence de gagner du temps et de réduire les sources d'erreur fera imaginer une autre solution : le système positionnel, selon lequel la valeur des chiffres dépend de sa position. Il faut attendre le IXème siècle pour qu'apparaisse le zéro, ce petit rien qui change tout (simplifiant considérablement les calculs), et ce n'est qu'au XIIè siècle que ce système indo arabe sera adopté en Occident.
Comme le pluri-système écrit, le système de numération positionnelle décimale est donc l'héritier d'une histoire balbutiante, faite de multiples essais et emprunts interculturels, en quête de perfectionnement sous la double exigence de recherche d'efficacité et de souci d'économie. Là encore, plusieurs siècles ont été nécessaires à cette élaboration. Suffit-il néanmoins de faire exercer l'outil pour que son appropriation soit satisfaisante ? Si des procédures peuvent être enseignées et permettent quelques succès, notamment dans le maniement d'automatismes, on note néanmoins de fréquentes erreurs dont l'analyse renvoie à la faiblesse de l'élaboration conceptuelle du principe mathématique. Comment envisager la construction du concept de numération positionnelle ? Là encore, on peut remettre en scène les conditions problématiques qui historiquement en ont généré l'invention : nécessité de gérer de grands nombres, de trouver des procédures économiques pour en rendre compte (groupements), puis d'inventer des modes de représentation (mise au point de codage symbolique), enfin de s'entendre sur le mode de codage le plus fiable et économe de moyens.
Récapitulons les grandes étapes d'une démarche réalisée avec des élèves 15 :
1- FAIRE. Chaque enfant dispose d'un tas d'allumettes, représentant un troupeau d'animaux dont il faut trouver la quantité, mais « dans un pays où on ne sait compter que jusqu'à quatre». Des groupements de différentes natures sont alors réalisés et confrontés.
2- DIRE. Moment de va-et-vient entre l'action et la verbalisation, de confrontation entre ce qui est dit et fait par chacun, et de prise de connaissance des différentes trouvailles.
3- FORMULER. Phase de recherche collective d'un dénominateur commun pour les différentes unités. C'est le moment de conceptualisation des unités d'ordre différent.
4- CODIFIER. Il s'agit ensuite d'en rendre compte sans mots. Les élèves inventent alors des codages substitutifs des dénominations précédentes, avant de mettre au point un codage commun àla classe (par exemple : 3 1 unicode2utf8(0x25B2) 2 unicode2utf8(0x25CA) ).
5- ÉCRIRE UN NOMBRE SEULEMENT AVEC DES CHIFFRES. Différentes possibilités sont expérimentées : couleurs, tailles ou positions différentes des chiffres suivant l'unité qu'ils représentent. Est alors mise au point l'écriture positionnelle.
6- LE ZERO. Les élèves ont à coder des tas d'allumettes différents et à envoyer le message à une autre équipe, qui doit la décoder. Les collections amènent à des codages de type : 1.0.2 / 2.1.0 / 1.2.0.
Les étapes suivantes consistent à fixer l'écriture positionnelle en écrivant la suite des nombres en différentes bases (prenant alors conscience que 4 ne peut exister en base quatre,devenant 1.0), avant d'ouvrir sur la base dix, occasion d'une appropriation de l'essence du nombre« dix », désormais autrement justifié.
A ce moment d'ailleurs, les enfants semblent «redécouvrir» des nombres qu'ils avaient l'habitude de fréquenter - à travers le comptage familial, les numéros des maisons ou de téléphone- comme si ces nombres prenaient un autre relief (un autre sens, à coup sûr).
L'ensemble concourt à organiser la (re)construction progressive dans tout un étagement conceptuel où le dire succède au faire, avant une montée en puissance de la généralisation, en usant d'abord du langage (s'entendre sur les mêmes termes, permettant le centrage sur les unités d'ordre différent), puis d'un substitut symbolique, avant que la position opère elle-même comme nouvelle étape poussant la conceptualisation à son terme.
Le parallèle avec les tentatives successives à l'échelle humaine (de la pratique de l'entaille aux calculi sumériens en passant par les différents systèmes de numération, sans oublier l'irruption« tardive » du zéro) non seulement rassure les élèves face à leurs erreurs passées, mais contribue grandement à donner sens à leur apprentissage.
Comment en est-on arrivé à partager les techniques inventées ? « Depuis les temps les plus reculés, les techniques de la chasse, de la pêche, de la subsistance, etc. ont été d'abord inventées puis transmises par l'exemple et le contact. Mais ces techniques seraient restées figées s'il n'y avait pas eu réflexion sur elles. (...).Au Moyen-Age apparaissent des ouvrages imprimés (et illustrés) qui sont des recueils de pratiques sous forme d'algorithmes. On passe d'un mode de transmission oral et ésotérique à un exposé écrit dont la présentation nécessite une mise en ordre des pratiques décrites et la mise au point d'un vocabulaire écrit et graphique. C'est un nouvel effort de réflexion que l'on peut retenir comme ayant produit un peu plus de culture pour les lecteurs de ces ouvrages et une approche plus raisonnée des pratiques pour les praticiens. Bien que le terme n'ait été employé que plus tard, on peut déjà parler d'une technologie pratique ou professionnelle qui vient surmonter les savoir-faire primitifs »16. Il faudra attendre le XVIIè siècle pour voir apparaître des ouvrages qui se dégagent des cas particuliers pour présenter par induction des lois, des principes, des préceptes, des règles. Mais cela se fera à partir de la réflexion sur les résultats précédents.
On voit que l'échange d'expériences a pris un nouveau tour avec les exigences inhérentes à la représentation graphique, qui impose des choix tant au niveau du mode d'exposition du contenu qu'au niveau des outils pour en rendre compte, et que cette première base a elle-même servi d'appui pour induire des principes à portée plus générale.
Considérons un exemple travaillé dans cette filiation, à partir d'un objet familier : la bicyclette. Dans un premier temps, chacun dessine son vélo. La confrontation met en lumière les incohérences et les manques, amenant les élèves à quitter l'expérience familière (point de vue fonctionnel attaché à l'usage : selle, roues et guidon ne manquent sur aucun dessin) pour se centrer sur des caractéristiques essentielles du point de vue technique : l'axe des roues d'une part(permettant du mouvement bien que les éléments soient solidaires), et surtout le pédalier et le système d'engrenages reliés par la chaîne d'autre part, massivement oubliés ou difficilement perçus. L'interrogation née des dessins fait « descendre du vélo » pour en considérer le fonctionnement. Cela fait retour pour outiller un autre regard sur l'objet, dont témoignent les évolutions des dessins suivants.
La réflexion se poursuit sur le principe même de démultiplication, à partir de montages réalisés avec des roues dentées de diverses tailles dont là encore, des « dessins » doivent rendre compte. A nouveau, si tous les montages marchent, les représentations qui en sont faites révèlent un décalage : certaines roues ne sont pas solidaires, des axes ne sont pas représentés, beaucoup de détails sont inutiles. L'échange critique permet de s'entendre collectivement sur des modes de représentation, de discriminer l'essentiel de l'accessoire, ce qui amène les dessins à évoluer vers le schéma, standardisé et centré sur le principe. A la suite de quoi, outre la prise de conscience du sens de rotation (différent selon que l'entraînement soit direct ou indirect), les élèves découvrir ont le principe de démultiplication, soit le rapport inversement proportionnel des tours des roues selon leurs dents respectives
Enfin, une séance de classement de vélos de différentes époques fournit l'opportunité d'utiliser les différences quant aux modes de transmission pour justifier des classements : de l'absence de pédales (Draisienne) à l'entraînement direct à la roue avant (Grand Bi), puis indirect mais sans démultiplication à la roue avant puis arrière, avant la mise au point du système actuel. Là encore, les brouillons du passé passionnent les élèves. Au-delà, leurs réflexions témoignent du déplacement de regard sur les objets du quotidien, de leur curiosité exacerbée à l'égard des mécanismes incorporés.
Quant à l'apport de Vygotski
Le rôle du signe dans la conceptualisation. Comme le soutient Vygotski, « la formulation d'un problème et l'apparition d'un besoin de concept (...) peuvent déclencher le processus de résolution du problème mais non garantir qu'il sera mené à bien », ce qui l'amène à déplier le rôle du langage : « Le concept est impossible sans les mots, la pensée conceptuelle est impossible sans la pensée verbale (...) L'utilisation fonctionnelle du mot ou d'un autre signe comme moyen de diriger activement l'attention, de différencier et de dégager les traits caractéristiques, de les abstraire et d'en faire une synthèse est une partie fondamentale et indispensable du processus de formation des concepts dans son ensemble » 17. Classer, dessiner, schématiser, analyser,s'entendre sur des critères, symboliser, synthétiser : à travers les exemples décrits, c'est en effet dans l'affrontement individuel et collectif aux termes pour le dire et le penser que s'opèrent les déplacements. Le langage à la fois révélateur et outil du cheminement conceptuel.
L'influence réciproque des divers apprentissages. « Tout au long du développement de l'enfant, les différentes matières de l'enseignement scolaire conjuguent leur action (...)
L'apprentissage exerce sur le développement des fonctions psychologiques supérieures une influence qui s'étend bien au-delà des limites du contenu, de l'objet propre à une discipline donnée » avance Vygotski, pour qui la base commune à toutes les fonctions psychiques supérieures est « la prise de conscience et la maîtrise »18. Avec l'écrit, conscience de l'oral et capacités d'opérations formelles sur la langue ; avec la numération, nouvelle appréhension des quantités et possibilités inédites d'opérations abstraites ; avec la schématisation, nouveau regard sur les objets, centré sur leur principe : ce qui est mis en œuvre pour accéder à la maîtrise symbolique d'un objet étaye l'approche de chacun des autres. La posture réflexive à l'égard de l'objet technologique vient croiser ce qui est convoqué à l'égard de la langue écrite et dans les deux cas, on exerce une approche systémique de leurs éléments. Il en résulte, au-delà, un déplacement des intérêts, des préoccupations, une autre ouverture au monde.
Si les apprentissages ont d'incontestables bénéfices, il n'en demeure pas moins qu'a priori,« comme les outils et les techniques, les systèmes sémiotiques (...) présentent pour chaque nouveau sujet humain un caractère d'extériorité et de contrainte »19. Comment transformer cette contrainte en rendez-vous attendu ? Comment faire pour que d'imposés, ils s'imposent d'eux-mêmes ? C'est à ce défi que l'approche socio-historique tente de répondre.
Quant à l'enseignement
L'approche socio-historique permet de renouveler le regard de l'enseignant sur ce qu'il est censé transmettre, dans un étrangement salutaire. Rien de plus redoutable que la relation de connivence de l'expert vis-à-vis de son objet d'élection, amenant souvent les professeurs à ne pas comprendre qu'ils ne comprennent pas (G. Bachelard). Éclairer les zones difficiles, les obstacles en ayant jalonné la genèse : instruit de cette interrogation épistémologique, il est plus facile de les anticiper chez les élèves et d'en prévoir les dépassements. Chaque objet mérite une investigation spécifique : qu'est-ce qui mérite d'être mis en scène ? A travers les exemples, on perçoit la décentration à faire opérer par rapport à l'usage et l'appréhension familière : en matière de langage, de comptage ou d'objets de l'environnement, il s'agit de provoquer la mise à distance, la suspension du rapport pragmatique habituel, de changer d'orientation pour faire s'interroger sur des aspects formels afin d'accéder au secret des choses.
La représentation (écrite des mots en liste, symbolique des quantités, dessinée du vélo) est l'outil clé pour décontextualiser les objets, à la fois témoigne de l'état des conceptions initiales et sert d'appui pour les mettre en débat, confrontation amenant au besoin de justifier puis, face à l'impasse, à l'exigence d'inventer pour répondre au problème conceptuel alors identifié.
L'argumentation qui suit est réglée par la normativité interne de l'objet considéré, dont l'arbitraire s'est historiquement imposé en réponse à des exigences intrinsèques. Même place de la représentation lors du passage de l'énoncé mathématique à sa schématisation ou pour l'initiation au plan, faisant passer de l'espace vécu à l'espace représenté.
Croiser les cheminements intellectuels vécus dans la classe avec des éléments de l'histoire culturelle est toujours un moment fort. Outre la validation du résultat et la légitimation a posteriori des efforts pour y parvenir, à travers l'appropriation des objets culturels, le sentiment d'inscription dans la grande Histoire renforce puissamment les mobiles d'apprendre. Vivre le savoir comme aventure humaine, formule à entendre à la fois comme moyen et comme visée, c'est ce qui me semble caractériser une telle approche des savoirs20.
On se plaint parfois du manque d'intérêt des élèves. Faut-il l'attendre ou le provoquer, poser ce défi de le construire depuis l'activité ? Pour Léontiev, « Tant qu'il n'a pas été satisfait pour la première fois, le besoin ne connaît pas' son objet, il lui faut encore le découvrir ». C'est dans l'espace de l'activité que cela se joue et, dans les conditions évoquées précédemment, l'expérience confirme que « plus l'activité se développe, plus sa prémisse - le besoin - se transforme en résultat de l'activité »21. Léontiev avait vu juste ...
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