Repenser le métier
Yann Gibert | le 17/11/2014 00:00
Et si on se la jouait collectif ? Dans un contexte où le résultat des élections présidentielles et législatives...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
En premier lieu, casser le sentiment d'appartenance à un collectif[3] pour rendre chacun personnellement responsable de son histoire. Fondement de l'idéologie de la responsabilisation des parcours individuels et de la naturalisation des différences sociales (montée en force de « l'individualisme »).
Pour ce faire, déjuger par une dramatisation excessive les manques des services publics pour justifier, auprès de leurs bénéficiaires (essentiellement les classes populaires et moyennes), la nécessité impérieuse de les « réformer ». Dans notre domaine « l'échec scolaire » devient ainsi la conséquence d'orientations ministérielles (1989 à 2002) qui prétendent viser la réussite de tous, la responsabilité du travail médiocre des enseignants et/ou des déficits parentaux.
En ce qui concerne plus spécifiquement l'École : mise en place d'un projet politique européen global et cohérent avec une stratégie élaborée au niveau supra national, rendue officiellement publique depuis novembre 2003 par la Commission européenne « Éducation et formation 2010 : l'urgence des réformes pour réussir la stratégie de Lisbonne » où il s'agit « (d') adapter les systèmes d'éducation et de formation à la société et à l'économie de la connaissance ».
D'une École qui devait assurer une fonction anthropologique (former l'Homme par l'appropriation créatrice du patrimoine légué par les générations précédentes) et politique (Former le Citoyen par l'exercice d'une pensée critique) l'accent sera mis sur une École mieux adaptée à faire face aux demandes rapidement changeantes de l'environnement économique. Si la « société de la connaissance » réclame un nombre croissant de spécialistes de différents niveaux à formations professionnelles, techniques et supérieures à dans certains secteurs bien particuliers, le marché du travail crée aussi, paradoxalement, de plus en plus d'emplois à très faible niveau de qualification. Il faudrait donc renforcer et spécialiser les formations supérieures ou techniques des uns et abaisser la formation commune pour les futurs travailleurs « non qualifiés » au rang d'un socle minimal de vagues compétences « sociales » et « transversales ». Mais, encore une fois, cela n'est possible que si les milieux sociaux adhèrent à à et mieux encore, revendiquent à cette véritable révolution.
Elle doit donc se déclarer (déclamer ?) officiellement au nom de l'Égalité républicaine. Ainsi l'Égalité, concept politique et social (à visée démocratisante), se transmue en « égalité des chances », notion qui faisant une synthèse de l'idéologie des dons et de celle du handicap socio-culturel justifie l'inégalité (sociale) au nom de l'égalité des individus. Désormais chacun est sommé de saisir la chance qui lui est offerte : c'est le loto de la réussite pour certains et de l'échec pour d'autres. Mais un jeu prétendument équitable, à défaut d'être égalitaire !
Est-il alors utile de viser l'excellence pour tous ? Oui, à condition que l'excellence ne soit pas d'ordre culturel mais « socialement utile » aux besoins de l'économie qui nécessitent d'assurer moins l'emploi que l'employabilité des postes de travail précaires et flexibles, augmentant la réserve de recrutement de main d'œuvre et garantissant le maintien d'une pression constante sur les salaires... et les retraites !
L'égalité des « chances » portera sur la révélation des « talents », « capacités », « aptitudes » de chacun[4] ce qui justifie une personnalisation des apprentissages à personnalisation souvent perçue comme individualisation. « Belle apologie de l'individu, dans la plénitude de sa singularité irréductible. Mais que cache cette référence insistante aux différences ? Une conception naturalisée de l'humain, dont les caractéristiques seraient davantage un donné qu'un construit. »[5]
Quand l'idéal d'Égalité se confond avec la notion de chances ou est assimilée à l'égalitarisme (indifférence aux différences) il disparaît en tant qu'utopie à mettre en acte(s) pour pouvoir un jour devenir réalité. Alors l'idée de l'inéluctabilité de l'injustice naturelle devient de plus en plus partagée puisque chacun est différent. Ainsi, il est écrit dans le rapport Thélot de 2004 qu'une « Une école plus juste » doit « assumer sereinement la différenciation scolaire (...) soutenir les plus faibles, tout en encourageant les meilleurs à se dépasser ». N'y a-t-il pas là ce qui pourrait justifier la mise en place d'une École à 2 vitesses ?
Reste le deuxième idéal de la Révolution française, celui de la Liberté. Mais une liberté de s'inscrire, sous peine d'être exclu, dans un cadre concurrentiel... Liberté de réussir ou non à l'École, par exemple.
Le troisième pilier, la Fraternité, devient synonyme non de solidarité mais de charité auprès de ceux que l'on pense avoir/être moins « méritants »... Une logique caritative qui « aide » les autres : les faibles, les démunis, ceux qui n'ont pas eu la chance/la force de réussir alors qu'on la leur a proposée.
Une fois ces idées devenues largement consensuelles il devient possible de réaliser le rêve d'éradiquer toutes les structures qui avaient été élaborées puis mises en place par le Conseil National de la Résistance : presse, santé, sécurité sociale, justice, police, droit du travail, retraite, éducation, etc. et nous pouvons comprendre que pour faire face aux dernières nouvelles dévoilées par le Café Pédagogique (voir ci après) qu'il ne suffira pas de continuer à se mobiliser et à manifester « contre » des réformes structurelles mais de se battre « pour » un projet politique d'éducation qui vise à une réelle démocratisation/émancipation.
[1] En plein cœur de la « crise », 35 milliards d'euros de profits pour les seuls actionnaires du CAC 40 en 2009 à à mettre au regard du déficit annoncé de 10 milliards d'euros des retraites...
[2] Il fut un temps où le pouvoir politique des années 70-80 avait essayé de rendre actionnaires de leur entreprise et de la Bourse les classes moyennes. Ce projet échoua en grande partie au vu de la faiblesse des dividendes reversés aux « petits épargnants » et de fluctuations de la Bourse qui leur fit perdre une grande part de leur capital versé.
[3] Certains parlent de « conscience de classe ».
[4] « Les enfants sont différents dans leurs talents, leurs capacités, le rythme de leur progression, les ressorts de leur motivation, leur maturité » (Rapport Thélot, p. 56-57) .
[5] Bernardin Jacques, dans son article « Naturalisation des différences ». Et il ajoute : Sur cette base, la personnalisation des apprentissages, sous couvert d'attention à chacun, pourrait bien servir une sélection ravivée, en anesthésiant la perception de sa radicalité sociale. »