Edito n° 117

DIALOGUE n° 117 "Poésie et éducation nouvelle" - Juin 2005


La poésie a deux visages

Michel DUCOM


Il faut bien se convaincre que la poésie
se fait avec des mots, des images, des
métaphores, et non avec des idées et des symboles.
Michel Cosem


La poésie traverse les âges avec un habit double. Classique et strict d'un côté, moderne et coloré de l'autre. Son entrée dans l'école comme dans toutes les institutions fait problème car les ambiguïtés sont plus difficiles à supporter que les raisons univoques, et la mise en ordre de la pensée inquiète moins (à tort) que la pensée qui organise les petits chaos ou les grands désordres.

Pourtant la poésie traverse les âges et les institutions, parfois malade, parfois éclatante de santé. Sous des formes diverses, au milieu des contestations et des apologies, minorée ou excessivement adulée, la poésie est vivante. Elle poursuit son chemin malgré sa mort maintes fois annoncée, malgré ses règles définitivement établies pour être peu de temps après démenties. Des règles nouvelles, conscientisées ou à peine dites naissent. Parfois la contestation des règles va jusqu'à l'absence totale de règles, absence qui est LA règle totalitaire par excellence. La poésie supporte les contradictions et les récupérations, les colères et les disqualifications. Pendant plus de 5000 ans d'écriture c'est du côté des louanges et des embrigadements qu'elle fut la plus menacée, tout en étant rarement absente des combats humains. Quel est le secret de cette existence têtue ?

Le rêve de tous les normalisateurs d'aujourd'hui est un peuple neutre, une école neutre à l'écart des débats et des passions. Une pensée sereine et peu interrogative dans les pas des pensées précédentes, voilà le modèle idéal de l'élève ou du citoyen pour ceux qui cherchent à industrialiser le prêt à penser uniformisé. L'irruption du poème a un effet « haute couture « et il réveille le désir. Quand les poèmes s'écrivent à 25 dans un atelier d'écriture en classe, au CP ou au lycée, le désir signale qu'il s'est installé dans la classe, un désir actualisé dans des actes scolaires, et l'enseignant vit une des plus belles surprises de son métier : la découverte de capacités  insoupçonnées chez des élèves qu'il ne croyait pas capables d'autant de hardiesse ou de mobilité linguistique. Révélation qui pourrait se vivre également à l'occasion de la production de récits, de comptes-rendus scientifiques ou d'un concept en maths ou en géographie.

Mais la poésie apporte quelque chose de très rapidement visible. Produit et affiché, après maintes reprises du texte ou en un seul jet qui étonne et s'impose, le poème garde un pouvoir extraordinaire : c'est celui de convoquer une suite. Il n'est jamais réellement clos. Il procède de cette conception de l'oeuvre d'art dont le plasticien Marcel Duchamps disait qu'elle est définitivement inachevée. Comme le tableau ou le geste du danseur, le poème cherche son lecteur. Et lorsque celui-ci est trouvé, rien n'est terminé, car un autre lecteur dira du poème qu'il a d'autres significations, et d'autres connotations. Et le poème à son tour dira des lecteurs qu'ils sont  infiniment riches et divers, qu'ils peuvent penser la suite du poème, et même être à deux doigts de le réécrire. A
condition cependant qu'un conditionnement à la servitude n'ait pas réduit le désir de celui qui regarde à son simple instinct de survie. Et encore ! On a vu des écrits poétiques naître dans d'infinis dénuements.

Lorsque les temps changent les hommes et les femmes changent, entraînant avec eux, dans leurs regards, les changements du poème. Ainsi la poésie créée une chaîne de solidarités interrogatives, d'échanges sensibles au seuil de nouvelles constructions culturelles. La poésie « inachève » l'oeuvre comme elle « inachève » les poètes et leurs lecteurs. En établissant des liens fragiles, pas encore solidifiés, elle rapproche délicatement ceux qui ont perdu l'habitude de se rencontrer : les jeunes et les anciens, les maîtres et les élèves, les auteurs et les lecteurs, ceux qui pensent et ceux à qui on a volé de la pensée, ceux qui sont d'ici et ceux qui sont d'ailleurs... En  commençant à dire les choses mais en leur laissant une part d'énigme, les poèmes posent un problème de message entre les gens. Et c'est bien quand le message n'est pas entièrement clair qu'on se rapproche pour
s'entendre, qu'on discute, qu'on cherche ensemble.
Le poème ouvre des solidarités, il milite concrètement contre les barbaries de l'isolement, des renoncements, de la pensée fataliste et à avec une belle insolence à contre la tyrannie des évidences. Il ouvre des possibles dans la langue écrite ou orale, notre trésor commun humain. La poésie, parce qu'elle est hésitation de la langue, recherche rapide ou exigeante et patiente, préside à la naissance du pouvoir de parler. Pas un enfant qui ne tente des audaces et des erreurs pour voir ce que ça fait sur son entourage, pas un apprenant qui ne cherche à comprendre la langue en la répétant, en usant de son potentiel rythmique, buvant sa musicalité en la pratiquant « comme on boit aux fontaines ». Et cela bien avant l'âge scolaire qui lui imposerait des conventions impossibles à respecter s'il n'avait pas appris auparavant avec sa langue naissante l'usage des libertés et interrogé leurs limites.

La poésie hominise, même si certains s'emploient parfois à retourner ses fonctionnements contre elle et contre tous. La poésie a les deux visages des hommes : celui qui enferme l'humain en lui-même lorsqu'elle est  narcissisme et codification et celui qui s'épanouit avec, envers, et contre les autres lorsqu'elle devient tentative
commune d'interrogation.

Il y a plus de 30 ans au GFEN les ateliers d'écriture poétique ont commencé à interroger des adultes. Ils se sont diversifiés et ont exploré toutes les formes d'écriture. Des auteurs et des revues sont nés, les ateliers se sont développés considérablement, modifiant le paysage des pratiques pédagogiques et les textes officiels. La littérature elle-même a été bouleversée en profondeur par ce mouvement puissant d'ateliers nombreux qui complexifient le rapport lecteur écrivant et qui créent un puissant courant de pratiques nouvelles de production et de socialisation d'écritures. Pour sa part le GFEN a organisé plus de cinquante manifestations nationales majeures : universités d'été écriture, stages de formation, rencontres d'animateurs. En France et à la liste est impressionnante à dans de nombreux pays étrangers où nous avons ouvert la voie aux premiers ateliers, la poésie a été au coeur des pratiques pour adultes, et sa place est toujours débattue et sans cesse rappelée.

C'est que la poésie et l'éducation nouvelle sont ensemble rebelles aux idées toutes faites et aux asservissements. Elles ne sont pas socialement utiles, elles sont structurellement indispensables à l'humanité. Bien souvent niées par les « dévoreurs d'imaginaires » elles poursuivent leur existence par un travail et un questionnement incessants. Comme le font les enfants qui apprennent à parler le monde, et dont les adultes pensent qu'ils jouent.
Je veux qu'à la sortie des usines et des mines, ma poésie
adhère à la terre, à l'air, à la victoire des hommes maltraités.
Pablo Néruda

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