La démarche d'auto-socio-construction
Yann Gibert | le 24/05/2013 00:00
Quand le terme de "construction" du savoir fut introduit au GFEN il y a trente ans ce fut, sans aucune ambiguïté, pour approfondir en...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Odette BASSIS Présidente du GFEN
Tirs croisés sur un champ commun : la pédagogie ! Plus précisément, pour les uns, mise en cause d'une prétendue généralisation de "la" méthode globale d'apprentissage de la lecture, et pour d'autres, dénonciation d'une soit disant "montée en puissance des pédagogies nouvelles(1) ». Tout cela s'étendant au delà des frontières(2) . Le constructivisme, désigné comme source des maux essentiels(3) , devient la cible principale visée. Qualifié de laxisme, de spontanéisme, où se mêlent puérocentrisme et non-directivité, le constructivisme est accusé d'être la cause de l'abaissement des niveaux d'apprentissage en même temps que d'un élitisme flagrant ! Tout cela s'accompagnant d'un "tout et n'importe quoi" quant aux arguments et références, tant théoriques que pratiques, qui n'a d'égal que le péremptoire et des propos avancés et des décisions retenues. Avec de plus des généralisations abusives : "l'adhésion de la masse des professeurs des écoles aux principes du constructivisme pédagogique confère une homogénéité d'ensemble à leurs pratiques."(4) Sur quels indices de telles conclusions ? Sur quelle analyse sociologique fiable ? On reste confondu devant de tels jugements par l'absence de références précises aux dits "principes" comme aux pratiques qui leur sont prétendument attribuées.
Oui, pourquoi un tel obscurantisme de tous ces détracteurs - experts ou commanditaires - pour lesquels l'opinion facile ou l'observation de surface l'emportent sur le recours aux faits ? Pour lesquels seules des références allusives mais non fondées, glanées ici ou là, tiennent lieu de certitudes et suffisent pour tout rejeter ? De tels comportements ne révèleraient-ils pas de ce que Castoriadis dénonçait depuis une dizaine d'année comme "montée de l'insignifiance" ?(5)
Et que la question pédagogique prenne à ce point le devant de la scène, voilà qui interroge. Une bonne chose, pourtant, peut être tirée de cette situation étonnante et tapageuse de l'actualité : reconnaître à la pédagogie sa fonction essentielle, à dimension sociale, qu'elle soit pédagogie de l'école ou pédagogie de la formation des adultes et notamment pédagogie de la formation des enseignants.
Car la pédagogie s'avère bien être cette boîte noire de lieux cachés de la reproduction sociale, boîte noire de conditionnements masqués, boîte noire où se communique, sous couvert de l'officialité du contexte scolaire, ce qui "passe" du plus intime de la posture et des attentes personnelles de l'enseignant au plus intime de la recherche d'une image de soi positive des enseignés(6) . Boîte noire dans laquelle, suivant les analyses incomprises et non intégrées de Bourdieu, s'exerce à l'insu des plus concernés que sont les enseignants (et à l'insu de ceux là mêmes qui sont dits experts !) "l'inculcation des significations de l'arbitraire culturel" et donc des comportements de pensée souhaités qui se trouvent dévolus à l'école par une société donnée.
Et s'il est vrai qu'est vital ce temps de l'apprendre, c'est parce qu'il est celui de l'interface entre une extériorité et une intériorité. L'extériorité d'un déjà là - celui des savoirs du capital culturel de l'humanité - et l'intériorité d'un pas encore là de sujets, avec leurs acquis antérieurs et leurs attentes présentes liées à leur histoire très personnelle et singulière. Interface entre savoirs et sujets, entre d'une part la réalité de conquête de savoirs et de créations déjà existants et foisonnants et d'autre part les chemins en cours, parfois en balbutiements, de sujets en quête de leur devenir.
Si le terme de constructivisme, si vilipendé, avec des contre-sens flagrants, n'a pas été vraiment utilisé en éducation nouvelle, c'est pour éviter le risque d'un enfermement dans quelque école de pensée, sachant qu'existent des constructivismes(7) . Par contre si l'expression "construction du savoir" àet plus encore : " démarche d'auto-socio-construction du savoir"- fut introduite en pédagogie, dans le GFEN(8) , c'est pour nommer les processus dynamiques à l'œuvre dans l'interaction entre savoirs et sujets apprenants. Et donc centration non sur l'un des deux pôles - savoirs et sujets - mais bien sur leur interaction, sachant "qu'il n'est de savoir que pour un sujet existant"(9) . L'enseignant n'y étant pas absent, loin de là, puisque c'est à lui que revient l'impulsion de cette interaction et de sa poursuite jusqu'au terme de l'élaboration. La fonction de "passeur" de l'enseignant, pour se faire, exige de sa part une haute conception et des savoirs (quel contenu de pensée, de culture, derrière les intitulés prescrits) et de non moins hautes attentes positives quant aux potentialités des élèves et donc de leurs possibles capacités à développer. Ce qui rend vain tout spontanéisme naïf. Alors : mettre au pilori la notion et la pratique de construction du savoir sans être entré dans l'analyse des enjeux et l'observation des processus réels enclenchés, est ce bien sérieux ?
Pourtant de tels coups de butoirs sans nuances et à l'aveugle sur le champ même du pédagogique ont ceci de positif : ouvrir justement cette boîte noire et révéler le fait qu'aucune pédagogie ne peut être ni neutre, ni innocente car elle relève d'une "PRAXIS" qui met en relation finalités et moyens, valeurs et pratiques de ces valeurs. A l'intersection du sociologique et du psychologique(10) , et pas seulement. Et c'est un rapport incompris et dénaturé aux analyses de Bourdieu que d'avoir sous-estimé la réalité latente qu'il dénonce dans les rapports conditionnés/conditionnants entre système d'enseignement et pratiques d'enseignements où la marque spécifique de ce conditionnement est précisément d'en rendre inaccessible la conscience. Car c'est bien Bourdieu, sociologue, qui soutient la fonction décisive du travail de l'activité pédagogique comme médiation de reproduction et de comportements de pensée. Médiation d'autant plus prégnante qu'elle reste dans l'implicite "d'habitus" non élucidés, produisant des inégalités de fait à la sortie, conformes pour l'essentiel aux inégalités sociales déjà existantes. Avec pour effet de déplacer sur les élèves et leurs enseignants la responsabilité et la légitimation des mises en filière et des échecs scolaires. Déterminismes lourds mais non point inévitables quand peuvent se dresser des analyses et des pratiques en rupture avec aveuglements, ignorances ou directives injonctives. D'où le travail d'élucidation nécessaire pour dénoncer la réduction de la pédagogie à une question aseptisée et fermée de méthode. Et travail d'élucidation pour saisir en quoi et par quelles pratiques les fonctions d'enseignant et de formateur peuvent être leviers de transformations de notre société.
L'on voit bien en quoi la centration soudaine sur "la" méthode syllabique stricte, avec les étapes scandées que l'on sait, est exemplaire du lien entre pédagogie et finalité sociale, où prévalent les enjeux d'une société centrée sur l'individualisation au service de l'expansion de l'économie de marché. On voit se profiler un mode d'apprentissage en liaison étroite avec, comme l'affirment les tenants du Knowledge Management(11) , la nécessité d'assurer le passage "de la main d'œuvre au cerveau d'œuvre". En effet, avec une telle finalité, lecture et écriture peuvent se suffire d'habiletés appliquées en vue de la tenue de postes d'exécution, assorties de compétences qui peuvent bien être allégées de savoirs considérés comme inutiles et superflus pour la production et la marchandisation. En bref apprendre oui, mais non point au delà des limites où apprendre pourrait devenir inutile et surtout dangereux(12) .
Oui, la pédagogie est affaire sociale et il n'est pas innocent qu'elle en arrive à être l'objet de décisions politiques dans la mesure où elle contribue, effectivement, à forger les convictions et les réalités de notre société(13). Mais l'étonnement demeure quand ceux qui se disent porteurs d'une autre société ont les mêmes comportements de déni, d'incompréhension de transformations possibles. Quand la recherche sur l'école pourrait devenir non pas seulement l'examen de ce qu'il faut savoir et savoir faire mais bien plutôt ce qu'il y a à comprendre et à se construire comme esprit critique pour savoir et agir. Où l'utilité et l'immédiateté du "comment" prendrait une autre place par rapport à la signification émancipatrice du "pourquoi".
Situation détonnante que de telles mises en cause dans ce présent historique quand on les met en relation avec la révolte de jeunes dans les banlieues. Situation toutefois qui peut s'avérer propice, tant sont grands les anathèmes, pour clarifier, apporter des analyses argumentées, et surtout mettre en relation finalités et pratiques. Situation où parmi les enseignants, visés si directement, se met justement en alerte ici ou là une réflexion sur une recherche de cohérence, au plus près du terrain, entre analyse concrète et théorisation des pratiques.
Or c'est précisément l'objet de ce numéro de Dialogue que d'esquisser des pistes de réflexion, de tenter d'éclaircir des problèmes. Non point avec la prétention de faire le tour de toutes les questions soulevées. Mais en prenant le parti - cartes sur table - d'aborder ces questions d'un certain point de vue : celui, délibéré, des choix d'éducation nouvelle portés par le GFEN. Choix déjà souvent élucidés, travaillés dans leurs finalités, dans leurs pratiques comme dans les théorisations avancées(14). Bien sûr ce parti pris n'évacue aucunement des convergences d'importance partagées avec d'autres mouvements pédagogiques, d'éducation nouvelle ou d'éducation populaire. Mais le poids des mises en cause soulevées sur la scène publique est tel qu'il paraît tout simplement plus juste à et plus responsable à de poser, par ce parti pris là, le contexte plus précis de cette élucidation. Les lecteurs habitués de Dialogue devront faire preuve d'indulgence eu égard à des propos déjà connus pour eux. Bien qu'il soit vrai pour toute lecture tirant vérité et relief de son contexte, que l'actualité si vive des jugements et impositions assénés soit facteur de prises de conscience plus affinées, apportant d'autres forces pour poursuivre (ou entreprendre) des chemins possibles de transformation.
L'égalité des chances ? Deux termes qui se contredisent en s'excluant l'un l'autre. Quand le terme de "chance" sous entend le hasard, la "veine", l'imprévu - qui arrive ou qui n'arrive pas à alors c'est l'inégalité inévitable. Les prétendus "meilleurs" qui arrivent et les autres, relégués au "pas de chance" ! ! Mais quand il s'agit de la reconnaissance des potentialités de chacun et de tous, dont il dépend des contextes et des situations vécues pour qu'elles deviennent capacités effectives, alors on est sur le solide d'un déjà là, mais d'un déjà là potentiel dont c'est la responsabilité de la société à et donc particulièrement de l'école et de la formation à de créer les conditions réelles de mise en action et en travail de ces potentialités.
"Qui croit à l'intelligence des autres la provoque et la fait naître.
Qui en doute et s'en défie la rend timide jusqu'à la détruire" Jean Gueheno
C'est pourquoi, au terme d'égalité des chances le GFEN préfère le "Tous capables" non dans l'illusion d'un spontanéisme naïf mais dans la conscience responsable d'un enjeu de société pour que, à travers les différences qui font de chacun des sujets uniques, se profilent vraiment des horizons d'émancipation et de solidarité.
(1) Cf. chapitre premier (p.30) de : L'école en France sous la direction de J-P Terrail, La Dispute, 2005
(2) Il s'agit de chercheurs du Québec. Cf. la publication de la note de synthèse dans la Revue Française de pédagogie n°150 sous les signatures de Clermont Gauthier, Steve Bissonnette, Mario Richard où est mise en avant une "pédagogie explicite" (multipliant explications séquencées et questions aux élèves) se voulant à la fois en écart avec la pédagogie traditionnelle et en opposition franche avec toute centration sur l'élève.
(3) Voir les sites SOS-éducation, Lire-écrire, Fondapol (proche de l'UMP) ainsi celui de ARLE.ch. où sont abordés, de façon très significative, aussi bien lecture que constructivisme.
(4)Ibid. Terrail p.37
(5) cf. Cornélius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, livre IV La montée de l'insignifiance, Seuil, 1996 dans lequel Castoriadis constate une "crise du sens...qui permet aux éléments conjoncturels de jouer le rôle qu'ils jouent" dans ces temps de "perte de repères identificatoires" d'où une "situation non pas de crise mais de décomposition".
(6) Une étude très actuelle faite en Angleterre montre le changement flagrant des attitudes des élèves quand les enseignants soulignent le positif des travaux de ceux-ci et non point seulement leurs erreurs et insuffisances (ce qui renvoie à l'effet Pygmalion et aux conséquences scolaires étonnantes dans les banlieues de San Francisco, citées par Rosenthal dans L'effet Pygmalion, Casterman)
(7) Jean-Louis Lemoigne a brossé la genèse et l'historique de ces constructivismes (Le constructivisme, tome 2 , ESF, 1994) qu'il préfère appeler, à juste titre d'ailleurs Les épistémologies constructivistes, Que sais-je ? PUF 1995
(8) dans les années 75-77
(9) Citation reprise encore à Jean Brun à propos de son étude sur Socrate.
(10) "La pédagogie a peut-être plus à donner à la psychologie qu'à en recevoir" écrit H.Wallon (cité par Max Lumbroso dans un colloque, 1980)
(11) mais aussi, notamment, le président du CIGREF (Club informatique des grandes entreprises françaises).
(12) Faut-il répéter encore ici les motifs donnés en direct par le représentant ministériel pour justifier le retrait du Tchad par la coopération française, de toute l'équipe de réalisation du projet de transformation de la formation des maîtres : "Vous êtes dangereux parce que vous leur apprenez à penser" (cf. Des maîtres pour une autre école : former ou transformer, Henri Bassis, 1977, Casterman)
(13) Est à cet égard significative la demande par nos gouvernants de souligner dans les programmes d'histoire les "bienfaits de la colonisation". Comme furent significatifs, à des moments historiques différents, les finalités énoncées et mesures officielles prises concernant les programmes et fonctions de l'école et de la formation. Cf. Dialogue n°119 : les articles d'Emilie Roman et Michel Baraër.
(14) Les ouvrages, publications, textes d'orientation du GFEN depuis de nombreuses années en portent témoignage (cf. références sur le site www.gfen.asso.fr) et surtout les pratiques qu'elles soient pratiques de classe ou pratiques de formation.