Edito n° 121

Formation. Alternance ou alternatives (2006) retour au sommaire du Dialogue n° 121

"Il y a bien assez à faire chez nous..."

Michel DUCOM

C'est avec cette idée simple que les meilleurs projets du monde perdent une possibilité d'enrichissement et de compréhension approfondie. C'est avec cette idée simple que nous voyageons dans un wagon où les discussions sont agitées sans vraie prise de conscience que des gens souffrent dans le wagon d'à côté et que la locomotive va dérailler. Pourtant nous vivons depuis un siècle avec une conscience mondiale exceptionnelle : depuis les Internationales - passées de mode - jusqu'à la pensée inter-mondialiste, il n'est pas un intellectuel, pas un éducateur qui puisse faire l'impasse sur cette dimension. Deux guerres mondiales, un puissant mouvement de décolonisation, un affrontement permanent entre les forces de paix et celles de guerre, une économie qui internationalise à outrance ses trusts, une organisation mondiale du commerce, des traductions littéraires multiples, la facilité des voyages internationaux, des progrès dans la conscience environnementale, la réorganisation des nations par leurs accords, la multiplication des analyses contradictoires sur le développement durable à l'échelle de la planète, tout cela a profondément marqué nos mentalités.
Nos mentalités certes, mais fort peu nos pratiques.
Qui a su vraiment que cette année le sixième forum social mondial, l'héritier des célèbres « Porto Alegre » s'est éclaté en trois régions du monde ?
Est-ce parce que c'était l'affaire de pays pauvres, qui sont cependant importants dans l'actualité de leurs continents ? Pourquoi Bamako, Caracas et Karachi ont-ils été boudés par nos bonnes consciences internationalistes et par la presse française ?
Est-ce parce que les hôtels des pays pauvres sont moins souvent climatisés ?
Est-ce parce que les forums sociaux précédents ont mis le doigt sur une terrible contradiction : peut-on raisonnablement agir à l'échelle du monde quand on laisse tranquillement en place le mur qui nous sépare de notre voisin ? Est-ce raisonnable de vouloir changer les pratiques à l'échelle de la planète et pas ses propres pratiques ? Bien sûr, les réponses à ces questions simplistes réclament des attitudes complexes, parfois contradictoires.
C'est parce que certains ont pensé que des rassemblements mondiaux étaient une solution simple à leur désir de changement qu'il y a eu problème. C'est d'ailleurs souvent comme cela : c'est la solution qui pose problème. Et heureusement.
Mais ni le Mali, ni le Vénézuéla, ni le Pakistan ne sont des solutions évidentes pour la planète : ils posent problème alors que ce sont déjà des pays à problèmes. C'est pareil quand les pauvres s'occupent de leurs propres affaires : n'ont-ils pas assez de problèmes comme cela ? Ne feraient-ils pas mieux de laisser faire les spécialistes de l'aide ? disent les bien-pensants...
Les forums sociaux mondiaux eux-mêmes ont posé problème : pendant longtemps il a fallu batailler pour que les questions d'éducation soient réellement prises en compte par ces rencontres internationales, jusqu'à faire des « forums sociaux mondiaux de l'éducation » séparés des Forums sociaux mondiaux, et aujourd'hui encore la part de l'éducation dans ces rencontres n'est pas satisfaisante. Pour les deux tiers des habitants de la planète l'éducation est pourtant une préoccupation qui se traduit par : vais-je en bénéficier ou pas ? La qualité de cette éducation est elle-même une question qui concerne tout le monde : l'éducation donnée va-t-elle dociliser ou émanciper ceux qui la reçoivent et ceux qui l'administrent ? Va-t-elle laisser le monde indemne de ses incroyables injustices ?
Mais nous vivons sur un vaisseau spatial, la Terre, qui comporte 6 milliards de pilotes. Ils n'ont pas tous les mêmes avis sur le plan de vol. Entre ceux qui veulent s'enrichir aux dépends des autres, ceux qui méprisent les pilotes de sexe féminin et les pilotes de la caste inférieure, ceux qui pensent que les enfants ont juste le droit de regarder par le hublot et de se taire pendant le voyage, ceux qui voudraient les y associer et ceux qui jetteraient bien quelques personnes âgées par la fenêtre ainsi que les organisations de travailleurs, il y a beaucoup de sujets de discussions et de raisons de tirer le manche dans un sens ou dans un autre. Regardons les choses en face : ça va plutôt mal juste à côté de nous, et chez nous. Un mauvais pilotage a des conséquences concrètes sur nos vies. L'histoire de l'éducation du début du XXème siècle a été marquée par un chauvinisme meurtrier, aussi bien en France qu'en Allemagne. Il fut, au lendemain du premier conflit mondial, à l'origine d'une terrible prise de conscience chez les éducateurs qui fit naître une organisation internationale de l'éducation nouvelle, et la nécessité de celle-ci pour contribuer à une culture de paix sur la planète. D'où la naissance du GFEN.
Mais aujourd'hui quels sont les dangers ? celui de ne pas se voir, de s'ignorer d'un pays à l'autre... De savoir vaguement qu'ailleurs il y a des recherches et des avancées, mais connaître vaguement ce n'est pas savoir et travailler. C'est aussi de croire qu'on est seul à être victime de propositions ou de réformes régressives, alors que la même chose advient dans les pays voisins et quelquefois à l'autre bout du monde... Souvent les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et à se croire seul on perd souvent plus de temps à se lamenter qu'à objectiver les causes.
Parfois le vent de l'Histoire est terrible : à l'issue du deuxième conflit mondial tout fut à refaire. Des organisations internationales de l'éducation virent le jour difficilement, portées par l'UNESCO par exemple, de grandes voix traversèrent les frontières depuis des pratiques interpelantes : Paolo Freire en figure de proue... Quelquefois ce furent des politiques qui ouvrirent des chantiers éducatifs mondiaux, comme Nelson Mendella quand il affirma : pour nous libérer nous avons dû émanciper nos oppresseurs. Car chaque expérience compte, concrète, vécue et analysée ici et maintenant, dans une histoire en train de se faire, dans des conditions particulières. Chaque expérience d'émancipation est capable de rebondir hors frontières, chaque idée neuve. D'ailleurs, les frontières, ne sont-elles pas les lignes géographiques de plus grande proximité entre étrangers ?
En France l'idée internationale renaquit avec des mouvements comme l'ICEM-pédagogie Freinet ou les CEMEA. Pour notre part nous avons voulu créer un lien solide entre des mouvements proches du GFEN regroupés autour de l'idée et des pratiques du « Tous capables ! » et qui se sont constitués à la fin des années 80 à partir de la rencontre du GFEN avec des éducateurs, des créateurs, des chercheurs qui n'attendaient que ça. Ce LIEN (Lien international de l'Education Nouvelle) organise ses Deuxièmes Rencontres à Paris, après les Premières Rencontres en Belgique. Déjà il imagine pour dans trois ans les Troisièmes Rencontres...
Mais nous ne sommes pas seuls, et il faudra aller plus loin, et profiter de nos excellentes relations avec les premiers mouvements français cités pour mutualiser d'une manière ou d'une autre nos capacités de travail internationales.
Le courant autour du Lien International de l'Education Nouvelle a tendance à se fortifier, mais il ne va pas de soi. Pas d'argent, trop de tentations de repli... Il existe cependant, et il porte de formidables questions au monde contemporain : comment mettre en place une éducation basée sur des pratiques solidaires dans un monde qui ne l'est pas encore ? Comment rendre lisibles les dimensions politiques et philosophiques des pratiques d'éducation, d'évaluation ? C'est tellement facile de se faire piéger ou de se piéger soi-même ! Avec les meilleures bonnes volontés du monde, en restant isolé, on risque de finir par faire le contraire de ce pourquoi on travaille avec tant d'ardeur ! Comment articuler la nécessité d'une éthique et d'une culture de paix avec les pratiques concrètes d'éducation dans un monde de l'affrontement ? Comment en finir avec l'auto-exclusion, le mesurage forcené de l'humain, la servitude volontaire, le sentiment de ne jamais être à la hauteur des situations rencontrées, le mépris ravageur ?
C'est en travaillant avec d'autres, étranges étrangers, voisins lointains ou très proches, depuis leurs expériences, leurs cheminements sur les sentiers de la création, leurs cultures, leur histoire, l'analyse des conditions matérielles de leur vie, depuis la variété des représentations humaines, que l'éducation nouvelle pourra être aussi vivante que la situation actuelle le réclame. En institution scolaire ou ailleurs, l'activité d'apprendre conditionne les rapports humains, la production des biens matériels et des idées. Aucun adulte dans le monde n'échappe à ses apprentissages ; ni aux apprentissages premiers, ni aux apprentissages adultes. A cause de son extrême importance, la forme et le sens de cette activité doivent être un seul et même objet central indissociable de réflexion, de mises en pratiques raisonnées et audacieuses, de débats et d'élucidations. De ce point de vue, en effet, il y a bien assez à faire chez nous, pour peu qu'on s'y mette en discussion avec les autres.

Dans la même rubrique