Edito n° 128

Handicapés ou "autrement capables ?" Histoire d'intégration (2008)                                     retour au sommaire du Dialogue n° 128

Quand le hors norme questionne la norme

Patrick Raymond


Des « villages d'enfants » de l'après guerre au manifeste de 2004 pour le droit à l'école des élèves en situation de handicap, en passant par la loi de 1975, reconnaissant l'éducation et le soin comme une « obligation nationale », ou la loi d'Orientation sur l'éducation de 1984, garantissant le « droit à l'éducation » au jeune handicapé, la route est longue... et le débat sur l'intégration en milieu ordinaire(1), ancien.
Le 4 mars 1980, on pouvait lire dans Le Monde, « La question n'est plus de savoir s'il faut ou non intégrer les handicapés dans les classes ordinaires, mais comment leur intégration est possible.(...)
L'expérience a montré que d'une manière générale, la présence des enfants handicapés dans une classe ordinaire s'avère bénéfique pour tous », avec cette réserve que « les bénéfices de l'intégration ne sont pas automatiques ».
« L'enfant handicapé remet l'école en question », pouvait-on y lire encore. « Il rappelle aux éducateurs que tout enfant, tout adolescent, éprouve des difficultés. (...) L'intégration des handicapés se fait bien dans les crèches et les classes maternelles où aucun niveau n'est à atteindre [alors que] l'école primaire davantage soucieuse «de rendement» fait surgir les handicaps ».
La loi du 11 février 2005 est incontestablement un moment important dans le renforcement et l'amélioration du droit à l'école des jeunes en situation de handicap mais suscite également des interrogations, voire des inquiétudes ; car de quel « droit à l'école » s'agit-il, du droit au lieu scolaire à tout (n'importe quel ?) prix ou du droit au savoir et à la réussite scolaire, comme les autres, malgré le handicap à attendu que « handicap » et « difficulté scolaire » ne sont pas synonymes ?

De quoi s'agit-il ? Le handicap est une réalité qui concerne entre 1 et 5 millions de personnes en
France aujourd'hui, selon les définitions retenues. La loi du 11 février considère comme handicap « toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant ». Au-delà de cette définition, si l'on considère l'impact dans le quotidien du handicap pour la personne, chaque situation de handicap est particulière, d'où l'abondance de témoignages qui donnent un cachet inhabituel à ce numéro.

Cette loi, du 11 février 2005, réaffirme le droit pour toute personne handicapée « à la solidarité
de l'ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit l'accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens », l'Etat étant garant de l'égalité de traitement des personnes handicapées sur l'ensemble du territoire. La nouvelle classification internationale replace la personne handicapée dans son environnement : selon qu'il est plus ou moins adapté, accessible, la situation de handicap n'est pas la même. En matière de scolarisation, cette loi qui repose sur l'organisation systématique de l'accès au droit commun, précise que chaque enfant handicapé doit être inscrit à l'école la plus proche de son domicile et doit pouvoir bénéficier d'un accueil et d'un accompagnement adaptés à ses besoins, en particulier à la nature de son handicap.
Quelle que soit la complémentarité avec le secteur médico-social, le creuset républicain de la formation scolaire a, selon la loi, un rôle déterminant pour (re)placer la personne handicapée au milieu de nous(2). Or, si la loi représente un progrès indéniable, elle génère aussi de réelles inquiétudes quant au besoin d'accompagnement des élèves handicapés et de leurs enseignants (manque de formations adaptées, insuffisance du nombre d'auxiliaires de vie scolaire et d'enseignants spécialisés référents). Dans un tel contexte de manque, la scolarisation à tout prix dans le milieu ordinaire peut déboucher sur des catastrophes humaines, à l'encontre de l'objectif
recherché par la loi.

Aller à la rencontre du handicap c'est d'abord rencontrer des personnes avec le risque d'une juxtaposition d'expériences particulières qui ne pourrait, de toute façon, prétendre à l'exhaustivité. Plus intéressant serait de voir comment des situations extra- « ordinaires » peuvent nous permettre, par un regard décalé et distancié, de reconsidérer nos pratiques éducatives dans et hors l'école, d'envisager le milieu « ordinaire » sous un éclairage différent. Comment, d'une manière générale, le hors norme oblige à questionner la norme.

Les pratiques d'intégration des personnes handicapées ont des choses à dire sur l'aide, l'accompagnement, l'individualisation et l'individuation, l'assistanat et l'émancipation. Elles contribuent aussi à faire reculer toute idée de fatalité, toute idée de naturalisation de l'échec ou de la réussite, toute idée de dons. Elles contribuent à considérer l'handicapé, non pas en fonction d'un manque mais comme personne « autrement capable », à promouvoir, non plus le « pari » mais la « réalité » du « Tous capables », comme le démontrent ce cas extrême de rattrapage de l'atrophie cérébrale de nombre d'orphelins roumains, constaté par Boris Cyrulnik, ou plus généralement, les avancées récentes des neuro-sciences.

Le milieu ordinaire est très « terroriste » : tout y est fait pour le non handicapé, l'handicapé devant se soumettre à l'injonction d'être comme les autres. Finalement, en va-t-il vraiment différemment pour nos élèves ordinaires à qui l'on demande de réussir au même rythme, au même moment, de la même façon, d'être coulés au même moule, plutôt que d'enrichir le groupe de leur altérité pour le plus grand bénéfice de tous et de chacun ? C'est à réfléchir à toutes ces questions que vous convie ce numéro de Dialogue.

Notes

1 « ordinaire », employé ici par contraste à « spécialisé », comme dans « établissement spécialisé » retour au texte
2 D'après Jean-Marie Schléret, Président du Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées cité dans, Scolarisation des élèves en situation de handicap, Guide pratique réalisé par le SNUipp, septembre 2007. retour au texte


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