Lire/écrire : difficultés et malentendus
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Les différences entre élèves dans l'accès au lire/écrire est lié à des rapports...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Ce texte a été publié dans un dossier sur la lecture de L'École et la Nation, en 1992.
Le lire, de même que tout autre savoir, n'est pas ce secret magique fonctionnant comme une clé automatique qu'il suffirait d'acquérir comme un produit de consommation dans une épicerie de haut niveau qu'on appelle école. Le lire, bien au contraire, qu'il s'agisse du petit enfant de maternelle qui déchiffre le sens de ces croix au dessus de certaines boutiques elles indiquent des pharmacies où on achète des médicaments ou qu'il s'agisse de cet élève du cours préparatoire qui ânonne dit-on mais c'est parce qu'il cherche existence pour ce mot et sens pour cette phrase - , le lire n'est pas l'exercice d'application mécanique d'un capital-savoir enregistré pour toujours dans je ne sais quelle banque de l'intelligence. Mais une activité de recherche avec permanente émission d'hypothèses, vérification de leurs capacités opératoires, rejet en cas d'échec, émission de nouvelles hypothèses, en somme toute une démarche de la même famille que toutes celles qui construisent l'approche de ce monde, l'action sur les choses, la science qui les maîtrise.
Bref, une lecture non courante. Et si courante elle finit tout de même par paraître, c'est comme quand on dit du bon conducteur de voiture qu'il roule droit, alors que ce « droit »-là n'est que la somme des multiples à droite-à gauche que ses mains ne cessent d'imprimer au volant, mais il est clair que, derrière les mains, il faut toujours chercher la tête. Il suffit d'évoquer la situation inverse bien connue, une lecture courante « parfaite », et donc ce qu'on appelle l'apprentissage solidement acquis, et cependant le texte « parfaitement » lu reste lettre morte, pire même il ne produit que contresens, on dira que l'élève n'est pas intelligent ... - alors que c'est le mode d'apprentissage qui ne l'était pas !
Lire c'est faire du sens. C'est explorer. Quels que soient l'âge et le niveau. Lire, c'est comme faire des mathématiques, ou de la grammaire, ou de la biologie : c'est se tailler des pistes, découvrir des indices, imaginer quelque chose qu'on va vérifier, c'est avoir l'esprit aux aguets comme on dit d'un chasseur. Lire, c'est rentrer dans un texte comme le détective dans une enquête policière comme le voyageur dans un pays qu'il lui faut apprivoiser, dans une famille dont les inconnus vont lui devenir familiers.
En d'autres termes, lire est moins un problème de connaissance des signes et des savoirs syntaxiques, que celui des grilles d'interrogation qu'on va d'abord et toujours se constituer. Nous savons aujourd'hui trop bien que les meilleures explications, les meilleurs articles, risquent d'être impuissants, si les lecteurs à qui ils sont destinés n'ont pas construit eux-mêmes les grilles d'interrogation qui leur permettraient de les lire. Et qu'inversement la machine mass médiatique à décerveler peut tranquillement exercer son décervelage, puisque les grilles de mise en question n'ont pas été constituées par les intéressés à puisque le seul vrai lire est un lire actif, créateur et critique, un lire entre les lignes (ou entre les images), et que l'école traditionnelle a réduit l'exercice de l'intelligence à celle des signes.
L'une de nos activités favorites que nous faisons vivre aux collègues dans nos stages, et même à nos élèves dans nos classes, est intitulée « lecture en polonais ». Il s'agit d'une lettre, écrite effectivement en polonais, que nous demandons de traduire. En fait, la première surprise passée, et compte tenu que bientôt les tentatives de chacun se catapultent et s'échafaudent dans l'échange en groupe, la tâche se transforme vite en un jeu tout à fait excitant qu'on attaque comme un message secret, une ligne en tête toute seule avec des chiffres c'est sans doute la date, deux mots à part juste en dessous un « chers quelque chose » assurément, et tout de suite on saute tout en bas c'est peut-être la signature, bref de fil en aiguille on imagine, on élabore, on s'empoigne, on rit de jubilation ... - et on établit la démonstration que c'est toutes ces opérations qui constituent la lecture. Une vraie lecture à qui fait du sens. Voilà, on est tous des Champollion ! Et si c'est possible pour le polonais alors essayez donc demain en langue d'oc ! De quoi faire rêver, pour qu'il transforme sa pratique de fond en comble, le prof de langues du collège...
Bien sûr, je pourrais dire ceci ou cela de « spécifique » à propos de la lecture. On pourra prendre référence utilement dans le document commun présenté par les Mouvements d'Éducation Nouvelle sur l'initiative de Jean Foucambert(1), et remis au ministre Chevènement. Mais je crois profondément que la bataille que livre le GFEN n'est pas une escarmouche répétée à la petite semaine : elle s'inscrit dans une bataille d'idées à l'échelle de l'Histoire. Elle se présente comme une hérésie puissante par rapport aux opinions communément admises et pratiquées sur le Savoir et sa transmission, par rapport aux idéologies de l'inégalité naturelle qui traversent opinions et pratiques, par rapport à la mentalité de mandarinat dans laquelle baignent l'École et la Culture à les dons, les handicaps socioculturels, le talent, le génie, et bien évidemment la masse de tous ceux qui en seraient prétendument dépourvus, et en définitive la justification de l'échec scolaire et de l'injustice sociale par la fatalité...
Qu'on ne s'effraie pas du terme d'hérésie dont Romain Rolland a voulu caractériser l'Éducation Nouvelle ! Les idées qui triomphent ont toujours commencé par être des hérésies, c'est-à-dire des ruptures radicales. L'idée (et la pratique correspondante) pour laquelle nous nous battons, c'est que la notion de transmission du Savoir est à reléguer avec la hache de pierre et le droit d'aînesse aux musées du Passé à c'est que tout savoir pour être un outil à s'invente et se construit à c'est que c'est possible puisque tous les individus sont capables de chercher, d'analyser, d'abstraire. Puisque si certains primates sont devenus l'espèce plurielle des Hommes, c'est qu'enfin ils ont commencé de se chercher des moyens de lire. De chercher à lire ce monde à pour ne plus seulement en dépendre.
Lire à ce n'est pas apprendre un abécédaire. Lire à c'est faire l'apprentissage de la Science. Lire à c'est faire l'autogestion de ses pouvoirs insoupçonnés.
(1)Apprendre à lire du cycle I au cycle III, plateforme commune des Mouvements Pédagogiques : AFL, CEMEA, FOEVEN, FRANCAS, GFEN, ICEM, OCCE. 1992Les différences entre élèves dans l'accès au lire/écrire est lié à des rapports...En savoir plus
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