Prévenir, dépister ou enseigner
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Du rapport de l'Inserm au rapport Benisti et au carnet de comportement de Sarkozy, le projet du ministère est la dernière tentative...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
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Christine Passerieux
Ces trois assertions reposent sur des conceptions implicites, qui sont la résultante de l'histoire même de l'école maternelle depuis ses origines[2].
L'école maternelle n'est pas tout à fait une écoleA l'école maternelle l'apprentissage se traduit en termes d'acquisition de compétences individuelles et non pas de savoirs, d'où est évacuée toute la dimension collective du « apprendre ensemble » et la dimension sociale de la construction d'un nouveau rapport au monde
« Vivre ensemble » lorsqu'il ne se réfère pas explicitement aux apprentissages renvoie à du comportemental, de l'obéissance aux règles, de la relation aux autres.
Qu'attend-on de l'école maternelle ? Il est bien sûr que l'une de ses missions fondamentales est de permettre à tous les enfants de devenir des élèves, car sont en échec les enfants qui ne parviennent pas à le devenir. Non pas comme une finalité en soi mais pour permettre aux enfants de s'inscrire dans un processus d'apprentissage, amorcé en dehors de l'école, qui se poursuit et se transforme à travers des contraintes qui ne sont libératoires que lorsqu'elles obligent les enfants à réorganiser leur pensée, à transférer des modalités de stratégie cognitive d'un espace institutionnel à un autre[3]. Ils y sont engagés dans leur globalité de sujets sociaux qui, à travers leurs apprentissages scolaires, se construisent de nouveaux rapports au monde et aux autres.
Les discours dominants affirment la nécessité de la socialisation avant que ne soient abordés les apprentissages.
1) Dissocier la socialisation de l'apprentissage interroge l'éventuelle nécessité d'être constitué comme élève avant même l'entrée à l'école maternelle. La question mérite particulièrement d'être posée pour des enfants n'ayant « pas tous intériorisé les normes de comportement qui sont à la base de la socialisation scolaire »[4]. Ces enfants, dont parle Bernard Lahire, majoritairement issus des milieux populaires, ont des difficultés à entrer dans le cadre, à s'inscrire dans les apprentissages scolaires. Parce qu'ils n'ont pas les codes en arrivant et que c'est l'une des missions essentielles de l'école maternelle que de leur permettre de se les approprier. La dissociation entre socialisation et apprentissage, que l'on trouve particulièrement posée lorsqu'on se réfère aux élèves issus des milieux populaires est le nouvel oripeau de l'idéologie du handicap socioculturel.
2) Lorsque la socialisation est pensée de manière restrictive comme assujettissement des enfants à des normes scolaires, à des règles qui leur sont extérieures cela ne peut qu'entretenir le risque d'une normalisation c'est-à-dire un formatage des comportements autant que de la pensée aux dépens d'une normativité définie comme l'ensemble des conditions requises pour entrer dans les apprentissages (connaissance des codes, du langage spécifique, conscience de son rôle et de son nécessaire engagement...). Cette normativité nécessaire, qui s'exerce comme contrainte libératoire (elle crée pour tous la possibilité d'apprendre) relève de la formation d'une culture scolaire commune.
3) L'exigence de soumission à des règles pour devenir élève fait l'impasse sur le fait que ces règles sont socialement construites : à la fois historiquement, et elles participent alors de la posture qu'adopte l'enseignant dans sa classe, mais aussi construites par les élèves mêmes avec leurs enseignants au cours de leurs apprentissages, car elles ne peuvent pas être étrangères au rapport que les uns et les autres entretiennent au savoir et à l'école. C'est donc dans les pratiques de classe, pratiques d'enseignement et pratiques d'apprentissage que ces règles se construisent.
En effet, il ne suffit pas de connaître des règles pour s'y conformer. Ce qui est interrogé là, c'est le rapport aux règles et à l'école elle-même. Ce rapport est en construction avec de très jeunes élèves. Vivre ensemble n'est pas un objectif mais une condition de ces constructions.[5]
Wallon définit le petit d'homme comme un être « génétiquement » social dont le rapport au monde est aux tous débuts de sa vie toujours médiatisé par un adulte (sa mère) sans laquelle il ne peut satisfaire aucun de ses besoins, rien de ce qui est essentiel à sa vie. Confronté à un manque, un désir, c'est à elle qu'il fait appel jusqu'à ne pas se dissocier de ce qui fait intermédiaire entre le monde et lui. Il va donc devoir se déprendre de cette forte dépendance pour se construire comme sujet singulier. Pour grandir « ce qui lui est nécessaire ce n'est pas un progrès c'est un retrait de sociabilité[6] ». Il lui faudra se construire comme un « je » distinct, singulier, c'est-à-dire s'émanciper de sa dépendance à ses parents. C'est dans ce processus qu'il est toujours inscrit lorsqu'il arrive à l'école. Entrer à l'école c'est opérer une rupture, entrer dans des rapports aux autres qui ne sont plus de l'ordre du familier, voire du familial, c'est changer de milieu pour entrer dans un univers nouveau où les relations sociales aux autres, enseignant, pairs, sont médiatisées par l'objet même de l'école, les apprentissages, dans des formes et des modalités socialement codées. L'école est un lieu social, distinct des lieux sociaux précédemment fréquentés par les enfants. Entrer à l'école c'est alors être confronté à un autre mode de socialisation, spécifique et qui donc ne peut être antérieur à la scolarité car c'est là qu'elle se construit.
Il n'y a donc pas de socialisation en tant que telle mais des modes de socialisation liés à des pratiques sociales. A l'école la rencontre avec les savoirs se fait avec (et contre) les autres car le savoir est ce qui nous constitue comme êtres humains.
Le cadre scolaire
Les situations pédagogiques, les codes qui régissent le fonctionnement de la classe sont porteurs de sens parce qu'ils sont nécessaires à la mise en activité cognitive des élèves. C'est ce sens qu'il faut construire avec les élèves ou leur faire découvrir : à l'école on ne fait pas selon ses envies du moment, on entre dans des contraintes qui ouvrent des espaces de liberté et d'apprentissage. Les élèves les plus en difficulté sont ceux qui n'en ont pas intégré la nécessité et les vivent comme une violence qui leur est imposée. « Le scénario typiquement scolaire » dont parle René Amigues[7] ne peut être assimilé que dans un sentiment profond de sécurité psychique, affective, physique, intellectuelle. Il ne peut l'être de façon constructive pour le sujet que s'il est compris dans ses finalités ultimes, pour permettre à l'enfant d'entrer dans un cadre lui permettant de devenir un élève.
Les codes, les valeurs, le langage de l'institution scolaire ne recouvrent pas nécessairement ceux de la famille. Plus la distance est grande, plus le travail psychique, plus le travail cognitif que devront fournir les enfants sont importants.
Si à la maison il est possible de dessiner accroupi sous la table, en tenant son crayon selon son gré, sur n'importe quel papier qui traîne, dès la petite section cette activité de dessin est normée, elle a des objectifs précis (tenue de l'outil, occupation de l'espace feuille, posture corporelle...) qui vont permettre à terme une production de plus en plus maîtrisée. A la maison, il est plutôt interdit de déchirer une page de magazine alors qu'à l'école il faudra la froisser avant de la coller. A l'école on doit finir une activité commencée : l'apprentissage est une affaire sérieuse qui nécessite un engagement, un effort, et sera validé. Enfin, à l'école, ne pas avoir de réponse immédiate à ses questions, à ses demandes (je ne fais pas forcément de peinture le jour où j'en ai le plus envie parce qu'il n'y a plus de place) c'est apprendre à différer, attitude indispensable aux apprentissages scolaires.
« Les rituels »
« Dans leur fonction sociale, les rituels scolaires tendent à consacrer ou à légitimer une limite arbitraire. C'est signifier, à travers une pratique collective, ce qui est licite et ce qui ne l'est pas ; c'est un acte d'institution (Bourdieu 1982) qui consacre simultanément un ordre social et un ordre mental et rend visible désormais une ligne de démarcation. »[8]. Les rituels scolaires, lorsqu'ils ont une véritable fonction sociale, jouent un rôle essentiel à l'école maternelle car ils posent des cadres de fonctionnement collectif qui offrent à chaque enfant un espace pour trouver sa place d'élève, c'est-à-dire membre d'un groupe réuni pour apprendre.
Ils ont une fonction symbolique : les élèves construisent « des repères comportementaux pour savoir comment s'y prendre en vue de réaliser des taches scolaires »[9]. Ainsi la ritualisation du début et de la fin de séquences permet aux élèves de se situer dans le temps, de se projeter dans un champ d'activité. Le rituel de l'appel par exemple est pertinent, porteur de sens et d'apprentissage lorsqu'il permet au groupe d'essayer de repérer quels visages manquent, de s'interroger sur les motifs de l'absence, ou les moyens de prendre contact avec ceux qui ne sont pas là.
Les rituels posent des contraintes et en ce sens autorisent, voire libèrent le pouvoir de chacun d'intervenir dans le groupe. Parce qu'ils constituent un cadre collectif, ils favorisent chez les élèves une indépendance affective autant que cognitive. Ces rituels participent de la socialisation scolaire en posant un cadre qui rassure, qui constitue le groupe en même temps que les conditions de l'apprentissage et les objets de savoir. La pratique du regroupement en début de journée, qui ne prend sens que si elle est justifiée par une activité réellement collective, ritualise les conditions de la prise de parole à l'école, conditions qui évoluent au fil de l'année et de la scolarité. Au début c'est le maître qui distribue la parole, organise les échanges entre élèves, assure le cadre des échanges et leur objet. Progressivement les élèves prennent pouvoir et s'organisent : de l'utilisation d'un bâton de parole à la désignation d'un meneur de débats, de la prise de conscience que parfois il faut attendre son tour pour parler alors qu'à d'autres moments cette règle est formelle, jusqu'à des interventions qui interpellent le groupe et l'enseignant, affirment une opinion, discutent un point de vue.
Le langage comme pratique sociale
A la maison la prise de parole est spontanée, immédiate, peut se suffire dans les relations aux autres. A l'école il ne suffit pas de prendre la parole : les élèves doivent apprendre une parole différée, déconnectée de l'action. Ce qu'il faut se construire c'est que l'objet scolaire de l'échange langagier ce n'est pas l'émotion, le ressenti, l'expérience personnelle (sachant bien entendu qu'il n'est pas question de les évacuer) mais la mise à distance de ses affects pour entrer dans un rapport au langage qui permet d'organiser le monde, de le définir, de l'expliciter. A l'école les pratiques langagières ont pour finalité de se construire une représentation formalisée de ce qui nous entoure, de catégoriser, d'analyser, de justifier, d'argumenter. A l'école la parole se travaille, elle n'est plus immédiatement en prise avec les pratiques car elle a pour fonction de les mettre à distance, de les comprendre, de les modéliser : à la maison on fait du vélo, à l'école on travaille sur comment on réussit à faire du vélo...(car l'objectif est que tous les élèves sachent en faire et sachent en même temps penser leurs réussites, comme autant de points d'appui pour d'autres apprentissages)
A l'école également la parole devient objet et les élèves vont devoir apprendre à passer de sa pratique quotidienne à l'étude de son support « matériel » la langue (comptines, travail sur le lexique, la phonologie, premières approches de l'orthographe, prise de conscience de la segmentation en phrases, mots, lettres). Il ne s'agit donc plus seulement de parler ensemble, de communiquer mais d'identifier l'objet autour duquel la parole se structure avec mais aussi contre les autres (fonction argumentative). C'est là que la pratique langagière apparaît particulièrement discriminante pour les enfants issus de milieux populaires car ils se trouvent confrontés à un usage social du langage en rupture avec leurs pratiques familières. C'est cet exercice du langage, sa pratique régulière au fil des activités qui va permettre la socialisation scolaire.
Les nouveaux partenaires
A l'école la relation aux autres est médiatisée par un objet tiers, le savoir. Les enfants vont apprendre une nouvelle relation l'adulte, celui qui protège, qui garantit le respect de chacun, mais aussi celui qui pose des questions que l'on ne se pose pas spontanément, et c'est d'autant plus étrange que manifestement il connaît les réponses. Il s'agit donc de comprendre ce qu'il attend et pourquoi. D'où l'importance d'expliciter ce que l'on va faire et apprendre, comment, avec quel matériel, d'où l'importance aussi de référer à la mémoire didactique en remémorant les activités antérieures du même type de façon à ce que les élèves se repèrent/ se construisent des repères sur ce qu'ils ont à faire et, comment ils vont s'y prendre, seuls ou avec d'autres.
La rencontre avec d'autres enfants ne se fait pas sur la même base qu'à l'extérieur. Ici on ne choisit pas ses pairs et, contrairement à ce qui se passe dans la famille, les enfants ont généralement le même âge. Il faut apprendre à négocier le jouet convoité, laisser sa place, prendre des décisions avec les autres car un avis individuel ne peut primer comme à la maison et pour cela découvrir que faire avec les autres ce n'est pas toujours perdre mais souvent gagner en possibilités : si je ne sais plus un autre prend le relais, m'aide... Pour être acceptée, en particulier en petite section cette nouvelle relation aux autres nécessite une verbalisation de l'adulte qui explicite, commente, permet une prise de conscience.
L'école, milieu spécifique
Ce qui régit les rapports sociaux à l'école ce n'est plus l'affectif comme dans la famille mais cet objet commun qui justifie aussi bien la présence de l'enseignant que celui de l'ensemble des enfants : les savoirs que les uns doivent « transmettre » alors que les autres vont les construire. C'est donc autour de l'appropriation des savoirs scolaires que les enfants entrent dans de nouvelles pratiques sociales : la socialisation scolaire est indissociable de la question des savoirs, elle permet la mise en place d'un cadre qui, s'il n'est pas construit empêche les apprentissages par tous. L'enfant ne se socialise à l'école que dans les apprentissages, par les apprentissages.
[1] « Qu'apprend-on à l'école maternelle ? » 2002
[2] voir sur l'histoire de l'école maternelle Eric Plaisance « L'enfant, la maternelle, la société » PUF1986
[3] cf conférence de Jacques Constant, pédopsychiatre à Chartres le 27 août 2001 (non publié)
[4] « Culture écrite et inégalités scolaires » Bernard Lahire PUL 1993
[5] « Citoyenneté à l'école » J.Y.Rochex in bulletin Normandie « Citoyenneté à l'école . construire ensemble le savoir et la loi »
[6] « De l'acte à la pensée » Flammarion Henri Wallon 1942
[7] Comment l'enfant devient élève René Amigues Marie-Thérèse Zerbato-Poudou Retz 2000
[8] Comment l'enfant devient élève René Amigues Marie-Thérèse Zerbato-Poudou Retz 2000
[9] Comment l'enfant devient élève René Amigues Marie Thérèse Zerbato-Poudou Retz 2000
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