Edito n° 134
Pour que la maternelle fasse école
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Ni compassion, ni prévention, ni remédiation :
à l'école maternelle on vient apprendre
Christine PASSERIEUX
La défense de l'école maternelle fait l'unanimité, y compris de ceux qui participent activement à sa disparition.
Ce qui exige sans doute de clarifier les enjeux des conceptions sous-tendues, en particulier pour ce qui concerne ses finalités, ses contenus d'apprentissage et les modalités de transmission de ces apprentissages.
L'argumentaire du rapport Tabarot (1) pour mettre en place les jardins d'éveil, s'appuie sur la nécessité d'une offre plus grande de garde des enfants afin de permettre aux mères d'accéder au marché de l'emploi. Le retrait d'école se fait insidieusement, en déplaçant la question brûlante pour les familles de la scolarisation de leurs enfants vers des logiques individuelles de sauve qui peut où ce qui, in fine, va compter c'est de trouver une place, quelle qu'elle soit pour son enfant. Les jeunes parents ne sont même plus en position de revendiquer une école mais contraints de faire pression sur les municipalités pour trouver une solution personnelle. Et ce d'autant plus, que pour nombre d'entre eux, ce qui se
passe dans le huis-clos de la classe demeure d'une grande opacité. D'où la nécessité de poursuivre, comme s'y
emploient de nombreux militants un travail d'explication en direction de ces parents.
Cette opacité est renforcée par le rôle de prévention (prévenir plutôt que guérir) qui lui est assigné. Mais la prévention comme la remédiation (il y a remède dans remédiation) relèvent d'un lexique médical de plus en
plus envahissant dans le monde de l'éducation. L'école n'a pas pour fonction de prévenir l'échec scolaire (il faut
entendre des enfants issus de milieux « défavorisés ») mais d'éduquer ! On retrouve ici l'idéologie du handicap
socio-culturel, directement inspirée de l'idéologie des dons. L'une et l'autre ont la peau dure ! Mais ces jeunes
enfants, qui arrivent à l'école sans savoir encore ce que l'on y fait et pourquoi, ne sont pas malades : ils ont à
apprendre un nouveau milieu, socialement et historiquement construit, un milieu où ce qui se fait et se dit, la manière dont on le fait et le dit peut se trouver fort éloignée de ce qu'ils vivent dans le quotidien de leur vie
familiale. Ce qui se joue c'est, bien plus qu'une carrière scolaire, la possibilité pour chacun de se déprendre de
ses origines, de mettre à distance son expérience pour être en mesure de se construire une place singulière, de
se confronter à l'altérité (dans la rencontre avec des pairs, avec un patrimoine, avec d'autres manières de penser, d'autres repères imaginaires...), de constituer le monde en objet pour le comprendre. En ce sens, s'inscrire dans une perspective de prévention c'est tourner le dos à une véritable ambition culturelle qui devrait être celle de l'école. Prévenir c'est considérer que ces enfants ne sont pas potentiellement porteurs de réussites mais plutôt d'échecs et cela au regard de leur origine socioculturelle. On va donc au nom de l'égalité des chances tenter d'éviter le pire. Pour cela, des programmes dont la faiblesse culturelle ouvre la voie à l'aide personnalisée. Ou encore une conception mécaniste des apprentissages, réduits à l 'assimilation de connaissances, parcellaires, éclatées, et pour certaines d'une réelle difficulté. C'est ainsi que l'école participe à creuser les écarts entre élèves. Elle conforte ceux qui sont le moins en connivence culturelle avec les pratiques sociales qui y ont cours dans la représentation mensongère qu'il suffit de réussir une tâche pour apprendre. Elle renforce l'enfermement dans une relation individuelle à l'adulte, plutôt que de favoriser la confrontation avec d'autres qu'ils n'ont pas choisis (confrontation qui n'est pas spontanée mais se construit). Ils se trouvent ainsi empêchés de conquérir progressivement l'autonomie affective et cognitive sans laquelle aucune émancipation n'est possible. Plutôt que de rencontrer la complexité du monde ils seront assignés à apprendre du vocabulaire, mémoriser et restituer des savoirs morts. Rien qui puisse leur permettre de se mobiliser, rien qui ouvre à la pensée ni à l'imaginaire, rien qui leur permette de comprendre ce qu'est ce drôle d'endroit dans lequel ils passent une grande partie de leur existence ni le monde qui les entoure.
Or l'école devrait être ce lieu qui les contraint à se déplacer de là où ils sont, pour aller vers de l'inconnu, à faire autre chose que ce qu'ils ont l'habitude de faire ou à le faire autrement, à mettre en mots ce qu'ils produisent,
inventent, découvrent autant que les stratégies qu'ils mettent en oeuvre dans ces opérations complexes. A la condition de leur donner les outils intellectuels, pratiques leur permettant de relever le défi de ces contraintes.
L'école devrait être ce lieu où l'on vient travailler, dans la définition qu'en donne Yves Clot : « travailler c'est sortir de soi », c'est-à-dire rompre avec ses « pré-occupations personnelles » pour entrer dans des « occupations sociales », pour exercer comme la définit Bruner « l'activité la plus humaine qui soit ». C'est cela que les jeunes enfants, dans une perspective de développement qui les fait « progresser chacun vers un peu plus d'humanité
» (2) ont à construire à l'école maternelle, le travail prenant bien entendu des formes diverses et en particulier
ludiques lorsqu'il concerne de jeunes enfants.
L'année 2009 aura été marquée pour le mouvement par une forte mobilisation sur la scolarisation des jeunes
enfants car ce qui est posé c'est la question de la démocratisation de l'accès aux savoirs, au delà même de la l'école maternelle. Des rencontres nationales sur la maternelle à Paris en janvier 2009 à la publication du livre La
maternelle, première école, premiers apprentissages (3) qui a réuni les apports de militants du GFEN et de personnalités les plus reconnues dans le domaine, en passant par un stage national à Besançon en juillet où ont été reprises et approfondies les problématiques en chantier, ce sont toujours les mêmes exigences qui sont posées : provoquer le questionnement, susciter la curiosité, convoquer l'imaginaire, ouvrir à la pensée en donnant les moyens à tous les élèves de vivre l'aventure des savoirs pour qu'ils en découvrent la saveur (4) . Nous sommes collectivement porteurs de cette bataille, d'autant plus vive qu'elle n'est pas encore suffisamment partagée. Mais nous savons, et les pratiques relatées dans ce numéro de Dialogue l'attestent, que la réussite c'est possible, ici et maintenant.
1 Remis au sénat en juillet 2008 retour au texte
2 Denis Paget, École et distance culturelle, in Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, GFEN, La Dispute, 2009 retour au texte
3 Ed. Chronique Sociale, Lyon, 2009. Ouvrage disponible au siège du GFEN à www.gfen.asso.fr retour au texte
4 La saveur des savoirs, Jean-Pierre Astolfi, ESF, 2008