Quels enjeux de la mise en place du socle commun
| le 30/11/-0001 00:00
En retraçant l'histoire du socle commun, la question se pose d'en comprendre les incidences sur les conceptions de l'enseignement et les...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jacques BERNARDIN (GFEN)
Une différenciation croissante
Au-delà de ces aspects plutôt positifs, plusieurs points méritent néanmoins notre attention : d'une part, les résultats sont très divers selon les zones et les établissements ; d'autre part, ils ont tendance à stagner, voire régressent légèrement depuis 1995 (taux de réussite au baccalauréat, sorties sans qualification, etc.). Mais surtout, ces résultats globaux masquent une différenciation croissante entre les élèves, dont témoignent à la fois les évaluations CE2-6ème et la récente évaluation PISA[1].
Qui sont ces élèves faibles ? Les notes de la DEP le confirment : tant pour les évaluations de CE2 que de 6ème, « en mathématiques comme en français, la variable la plus discriminante pour le score est la catégorie socio-professionnelle du chef de famille ».
Comment expliquer cet accroissement des écarts ?
Ou, dit autrement, le fait que les « innovations » profitent... aux mieux pourvus ? De l'évolution du recrutement scolaire aux effets des choix structurels et pédagogiques, plusieurs facteurs semblent se conjuguer.
1) Les causes externes
Ces dernières années, les inégalités sociales se sont creusées. En parallèle, plusieurs études ont montré un double phénomène, à la fois de ségrégation urbaine (dans les quartiers difficiles, les familles qui pouvaient « s'en sortir » l'ont fait) et d'évitement scolaire (pouvant atteindre 50 % dans certains établissements)[2], qui concourent à une homogénéisation sociale et scolaire. Or, cela est défavorable à la confrontation des univers sociaux et culturels, alimente les logiques d'enfermement, et finit par peser sur les résultats : les « effets de contexte » sont désormais bien connus[3]. L'accumulation des difficultés amène à un turn over plus important des personnels, ce qui contribue à dégrader la réputation des établissements... et alimente en boucle les phénomènes d'évitement.
Il faut réaffirmer la responsabilité du politique pour traiter ces questions majeures de ségrégation urbaine, de carte scolaire, de priorité d'aide aux établissements les plus difficiles.
2) Les causes internes
Néanmoins, l'école peut elle-même participer à creuser les inégalités scolaires (à son insu), à travers ses choix d'organisation ou ses modes de différenciation pédagogique.
- Sur le plan structurel, la composition des classes (dans les établissements secondaires notamment) rejoue parfois la ségrégation à l'interne. A l'intérieur des classes comme au niveau des établissements, la logique des groupes de niveau perdure pour faire face à la diversité des élèves. Or, là encore, l'homogénéité est défavorable aux progrès des élèves les plus faibles, ainsi que de nombreuses recherches l'ont clairement montré[4].
- Sur le plan pédagogique, l'adaptation aux publics et la différenciation qui en résulte, prescrits et soutenus par les discours institutionnels, opèrent souvent au détriment de ceux qu'elles visent. Quelles en sont les figures majeures ?
* Inciter, centrer sur le faire. Sous prétexte qu'il leur faut du concret, les faire manipuler, les « mettre en activité », on voit se multiplier les projets, les sorties, les intervenants extérieurs d'un côté ; les manipulations et/ou la multiplication des exercices et des fichiers de l'autre. Cela est de nature à renforcer la logique de la tâche (« à l'école, il faut faire plein de choses » ; « beaucoup travailler ») au détriment de la réflexion. Or, c'est l'activité intellectuelle qu'il nous faut surtout convoquer et développer.
* Simplifier / segmenter. Afin de « se mettre à leur niveau », une deuxième tendance consiste à aménager les contenus dans le sens de la simplification (réduction du programme ou de la complexité des apprentissages) et à sur-entraîner les élèves sur des tâches simples (visant la maîtrise du code grapho-phonétique, des techniques opératoires) ou bien à aménager le parcours (activités structurées de façon plus étroite, plus contrôlante). En renforçant les mécanismes, on rassure les élèves fragiles, plus preneurs de rituels et de tâches répétitives que de situations exploratoires. Mais a contrario, on retarde la confrontation à la complexité, on ne les forme pas à l'analyse de situation, en les aveuglant par ailleurs sur la véritable nature des notions ou compétences visées. Or, comprendre nécessite de concevoir les éléments dans un système (système de numération positionnelle ; pluri-système graphique ; circulation sanguine ; écosystème, etc.), ce qui suppose de développer des capacités de mises en relation : il faut tisser des liens pour dégager les invariants d'un concept comme pour appréhender la complexité inhérente au réel.
* L'aide accrue. Il est tellement évident que ces élèves ont besoin de notre aide... que nous ne résistons pas à les encourager pour les impliquer davantage, à les guider, à les accompagner personnellement. L'encouragement systématique et indistinct, prodigué pour saluer la participation de l'élève fragile, peut brouiller l'identification des contenus, des attendus scolaires précis. Quant à l'aide accrue, elle conforte les apprentis dans leur posture attentiste, renforce leur dépendance à notre égard (« il faut écouter la maîtresse » ; « elle nous montre... »), est donc peu propice à l'autonomie. Or, les aider, c'est leur donner les moyens de se passer de nous. Le paradoxe du maître, c'est bien de se rendre inutile !
Que nous propose-t-on ?
Le projet de loi d'orientation insiste sur ce qui apparaît comme LA solution pédagogique valant pour tous et chacun : l'individualisation des apprentissages. Cela repose sur une idée simple, de bon sens : chaque individu est singulier, a des aptitudes, des goûts et des aspirations spécifiques, ce qui devrait l'amener à pouvoir bénéficier d'un parcours personnalisé, adapté à sa « forme d'excellence ». Dire cela, c'est occulter le fait que les dispositions face aux études relèvent moins d'un substrat biologique que d'une construction sociale. C'est un retour implicite à l'idéologie des dons ou des aptitudes qui pré-existeraient à l'action éducative et qu'il ne s'agirait que de révéler, et c'est feindre d'oublier le poids de la première socialisation dans la constitution des goûts et du rapport à l'avenir[5].
L'individualisation des apprentissages est justifiée par cette naturalisation du social, et légitimée au nom de l'égalité des chances et du respect des différences. Qu'y a t'il derrière la notion d'égalité des chances ? L'idée que chacun peut participer à la compétition scolaire, qui annonce à la fois les résultats futurs (il y aura des perdants) et la compétition sociale ultérieure. Chacun devient comptable de son devenir selon son mérite personnel, ce qui a pour effet de dé-solidariser l'individu de sa communauté d'origine quand il gagne, de participer à l'intériorisation de l'échec comme juste sanction de ses manques personnels quand il perd. Autrement dit, l'égalité des chances permet d'« atomiser » les destinées individuelles (sur le plan subjectif) en masquant la ségrégation scolaire objective. Au nom du respect des différences, il faudrait adapter l'École aux individus, différencier les programmes (socle commun ou voies d'approfondissement), la pédagogie (soutien ou enrichissement / diversification), les filières (découverte professionnelle post 5ème pour certains, dans un collège unique... seulement pour les autres), le tout visant à mieux prévoir les orientations.
Au total, c'est la recherche d'un « recrutement social élargi des élites » sur fond de reproduction sociale inchangée, qui s'appuie sur une idéologie consistant à faire de chacun le concurrent de tous, à fragmenter le social par « désaffiliation » des individus, brisant ainsi le sentiment d'appartenance, source potentielle de résistance collective. C'est idéologiquement pernicieux, socialement dangereux[6] et pédagogiquement inopératoire...
Le rôle de l'École est moins d'« accueillir » les différences, de faire que s'expriment les intérêts, de participer à l'éclosion des aptitudes (ce qui renvoie à l'idée d'un déjà-là limitatif pour l'action éducative) que de contribuer à leur formation et à leur développement et ainsi, d'ouvrir à d'autres possibles.
L'École ne doit pas seulement mieux adapter à l'emploi, ce qui serait réduire ses missions à sa seule fonction sociale certificative (former le professionnel), mais d'abord et surtout réaffirmer et amplifier ses fonctions anthropologique (former l'homme) et socio-politique (former le citoyen). Et ceci pour plusieurs raisons :
- D'une part, l'instrumentalisation de l'École au service de l'emploi est déjà forte du côté des familles populaires, ce qui pèse sur les choix d'orientation et surtout influe sur le sens que les élèves donnent à leur présence, aux disciplines et aux contenus proposés. Les plus en difficulté ont ainsi tendance à n'investir que ce qui leur semble « utile », conception marchande du savoir (combien ça me coûte ? Qu'est-ce que ça peut me rapporter ?) qui brouille la perception de la valeur formative des apprentissages et parasite gravement leur engagement scolaire.
- D'autre part, l'évolution de la société vers plus de complexité plaide pour une élévation du niveau culturel de tous, nécessite de réactiver les valeurs communes et d'actualiser ce qui fait lien (au-delà de nos différences, qu'est-ce qui nous unit ?). Le contexte d'imprévisibilité économique plaide lui-aussi pour une culture générale élargie, indispensable pour continuer de se former ou pour changer de voie.
S'adapter (aux différences individuelles, à la société telle qu'elle est) ou anticiper ? La question se pose déjà à la sortie de la guerre. Pour Henri Wallon, co-auteur avec Paul Langevin d'un projet qui, depuis lors, fait référence, la visée de démocratisation repose sur deux piliers : le principe de justice sociale, et l'exigence de culture[7].
Le principe de justice sociale l'amène d'une part, à se démarquer vigoureusement du concept - qu'il juge « individualiste » - d'égalité des chances, de la sélection des talents et des mérites, qui sont des constructions sociales et non des caractéristiques naturelles ; d'autre part, à mettre l'accent sur l'élévation continue du niveau culturel de tous, sur la nécessité de ne pas se plier, s'adapter étroitement aux exigences socio-économiques, mais d'anticiper ainsi sur les évolutions et transformations à venir.
Parallèlement, il lui apparaît indispensable de reprendre la question de la culture scolaire, de ses formes, de ses contenus ET de ses modes de transmission, pour rendre réalisable dans les faits le droit de tous à une culture commune, à entendre comme une culture qui unit. Ces orientations restent d'actualité.
Ce qui impose de renouveler la conception de la culture comme somme d'œuvres, produits finis déposés-archivés qu'il suffirait de transmettre tels quels pour les enseignants, de recevoir, mémoriser et restituer (au moins jusqu'au contrôle) pour les élèves, objets que l'on pourrait considérer indépendamment des processus dont ils sont redevables, des gestes qui les accomplissent, et des usages qui en sont faits.
Restituer à la culture sa valeur, sa portée émancipatrice nécessite de repenser le trajet pour se l'approprier. Du sujet à l'œuvre (dans le processus d'invention, de conception) comme de l'œuvre au sujet (dans le processus de réception / appropriation), il y a du travail, et celui-ci est fait d'opérations et de gestes techniques[8]. Aussi, «c'est en insistant plus sur les technologies du travail intellectuel que sur les résultats codifiés des savoirs, plus sur les modalités concrètes infimes de l'appropriation des savoirs que sur (leur) apprentissage mécanique que l'école peut réduire les inégalités »[9].
Autrement dit, vouloir démocratiser amène à remettre en cause certaines évidences :
- non, tous les élèves ne sont pas naturellement intéressés par ce qu'on leur propose ;
- non, ils ne sont pas naturellement autonomes face aux exigences scolaires ;
- non, ils ne peuvent pas tous saisir d'emblée ce qui pour nous « va de soi » ;
- non, il ne suffit pas qu'ils travaillent (même beaucoup) pour apprendre efficacement...
Beaucoup de difficultés relèvent moins d'un manque de travail que de malentendus à la fois quant au but visé et quant aux moyens à utiliser. A force de s'épuiser sans résultats, certains élèves désespèrent d'y arriver, doutent de leurs capacités et finissent par désinvestir l'école. Qu'est-ce qui est de nature à les (re)mobiliser ? Comment éclaircir les règles du jeu scolaire ? Quels éléments peuvent changer leur rapport aux apprentissages ?
Quelles orientations pour la pratique ?
1) Pour les (re)mobiliser
* L'ouverture culturelle
Développer la curiosité, s'ouvrir au monde (par des projets, sorties, etc.), c'est se confronter à des situations et expériences nouvelles, à des œuvres, à des professionnels passionnés qui permettent d'élargir l'horizon. Mais on peut aussi y travailler sans sortir de la classe : tout dépend de la façon de mettre la culture « en travail ». Ce qui suppose de...
* Refondre les pratiques d'apprentissage
Si le sens des savoirs est pensé trop « à l'étroit », il est possible tout à la fois de :
- légitimer l'apprentissage par l'éclaircissement des pratiques sociales de référence (à quoi ça sert ? Première accroche du sens, la seconde consistant à comprendre comment ça marche) ;
- stimuler l'envie de savoir, de comprendre en proposant des situations-problèmes, situations qui posent une énigme, un défi. « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. (...) Toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance...» : les propos de Bachelard valent au-delà des sciences[10].
. situations qui incitent les élèves à inventer, à reconstruire par et pour eux-mêmes ce qu'il y a à comprendre (« Une vérité n'est réellement assimilée en tant que vérité dans la mesure seulement où elle a été reconstruite ou redécouverte au moyen d'une activité suffisante » selon Piaget, pour qui « les fonctions essentielles de l'intelligence consistent à comprendre et à inventer »[11]).
. renouant ainsi avec l'aventure humaine en marchant dans les pas de leurs aînés, au niveau des processus d'invention (Pour Bachelard, « les professeurs remplacent les découvertes par des leçons ». Or, « pour apprendre aux élèves à inventer, il est bon de leur donner le sentiment qu'ils auraient pu découvrir », et pour ce faire, « l'enseignement des découvertes scientifiques est d'un grand secours »).
C'est là tout l'objet des démarches de construction de savoirs élaborées par le GFEN depuis plus de vingt ans, dans divers champs disciplinaires[12]. Oui mais, est-il nécessaire qu'ils redécouvrent le monde, faut-il tout leur faire redécouvrir ? C'est la première question à se poser : quels concepts-clés (notions, principes opératoires...) méritent d'être (re)construits ?
2) Changer leur rapport à l'activité d'apprentissage
* Viser l'autonomie intellectuelle en les sevrant de notre aide.
Lorsque passivité, attente et dépendance dominent, pour changer leur façon d'être et de faire face aux activités, il importe de leur signifier que l'essentiel ne peut que venir d'eux :
- solliciter l'engagement personnel (ce qui est facilité à la fois par la nature des situations [exploratoires], par le « retrait » de l'enseignant et par le statut accordé aux erreurs) ;
- et utiliser la médiation du groupe. Celui-ci s'avère en effet indispensable pour venir à bout des situations qui mettent chacun à l'épreuve de ses propres limites.
Ce qui soulève la deuxième question annexe : pour une réelle co-construction, quel degré de complexité les situations proposées doivent-elles comporter ? A la fois excéder les capacités de chacun des élèves, et néanmoins être à la portée potentielle du groupe-classe à ce moment-là[13]. Les situations pêchent souvent plus par défaut que par excès, dans une approche prudente qui n'est pas de nature à exciter la curiosité et l'intelligence.
Si une part majeure du travail scolaire relève non pas de mécanismes, mais de conquêtes conceptuelles nécessitant de telles activités de recherche (pour interroger et dépasser les modes de pensée et les conceptions antérieures tenaces), le quotidien de l'écolier fait parallèlement appel à bien d'autres savoir-faire procéduraux qui, présupposés évidents et insuffisamment entraînés, peuvent entraver durablement les efforts des élèves.
* Viser l'autonomie opératoire en dévoilant les techniques de travail intellectuel
Les élèves en difficulté sont souvent jugés lents, peu autonomes, mal « outillés » ou maladroits. Mais l'observation dans les classes montre que bien des « gestes » (qu'ils soient matériellement tangibles ou plus intellectuels), pourtant requis depuis l'entrée à la maternelle jusqu'aux études supérieures, sont laissés à la discrétion de chacun des élèves (ou de leur famille ?). Dressons un inventaire sommaire de ce qui est mobilisé tout au long du cursus scolaire sans jamais - ou rarement - être enseigné :
- Ils foncent sans les lire ou nous les redemandent, mais leur a-t-on seulement appris à appréhender les consignes ?
- Ils disent avoir du mal à transcrire, sont lents, disent avoir mal au poignet ou au bras, mais les a-t-on entraînés à copier correctement, rapidement et sans efforts excessifs ?
- Ils ont du mal à mémoriser les mots ou les énoncés, tout comme à apprendre efficacement leurs leçons. Mais a-t-on pris soin d'expliquer nos attendus, de déplier les techniques les plus opératoires et économiques pour y parvenir ?
- On se plaint qu'ils lisent « sans comprendre », mais ont-ils eu l'occasion d'éclaircir la nature de cette activité et d'échanger sur les stratégies adéquates à mettre en œuvre ?
Tracer un trait, se repérer dans les divers cahiers... autant de pré-supposés qui parasitent quotidiennement l'activité de la classe, amenant les élèves fragiles à sur-investir les tâches de bas niveau dans un coût excessif pour un bien piètre rendement. Or, savoir où coller sa feuille, copier rapidement sans erreur ou lire une consigne ne sont pas des « petites tâches » annexes, elles font système avec les autres apprentissages et sont au cœur même du travail intellectuel : pour être réussies, elles nécessitent de la part de l'apprenant une ressaisie du contexte, l'analyse préalable de la tâche, l'identification du but et l'anticipation des moyens, avec un réaménagement éventuel de ceux-ci face aux difficultés. Là encore, de bien belles occasions d'échanges dans la classe, pour que se partagent les « secrets »... Parmi toute cette technologie du quotidien, quels points méritent d'être travaillés ? Quand et sous quelle forme ?
Viser leur autonomie nécessite donc parallèlement de modifier nos façons de faire.
3) Changer notre rapport à l'activité d'enseignement
* Le souci permanent de clarté cognitive
Plus souvent que d'autres dans le flou et la confusion, les élèves fragiles appellent de notre part davantage d'explicitation, à tous niveaux :
- en amont des activités, présenter ce qu'on va travailler (l'emploi du temps, l'enjeu et les modalités de travail) instaure un cadre sécurisant pour ceux qui doutent de tout ;
- au fil des apprentissages, mettre progressivement à jour le « dessous des cartes », les diverses procédures possibles en sollicitant les élèves démystifie l'écart des performances, dévoile des alternatives aux conduites improductives et rend les progrès accessibles.
* Le poids de notre regard...
Vis-à-vis de l'élève qui manque de confiance en lui, la compassion et l'attention condescendante ont des effets aussi redoutables que les jugements fatalistes, car ils renvoient aux élèves une image dévalorisante de « pauvre enfant » dont on n'attend peu, à cause de son passé et/ou de ses capacités pré-supposées. Le phénomène des attentes (effet Pygmalion, dit d' « auto-réalisation des prophéties ») est maintenant bien connu[14]. Sachant que les attentes positives ou négatives influent à la fois sur le contenu, la nature, les modalités des tâches proposées aux élèves, mais aussi sur l'accueil et le renvoi fait à leurs propositions, quelques principes pourraient guider notre action sur ce point :
- les laisser chercher, accueillir leurs propositions, toutes leurs propositions et les travailler semblablement (car derrière, il y a toujours une logique, dont le débat va sanctionner la pertinence), c'est signifier, dans l'espace-classe ainsi sécurisé, la règle de respect dû à chacun ;
- être à l'affût des réussites quel que soit le champ (car chaque conquête gratifiante aide à reconquérir l'estime de soi).... sans jamais baisser la garde quant aux exigences ;
- ne jamais douter d'eux, les voir dans la potentialité de leur devenir peut contribuer au sentiment d'historicité des sujets, indispensable pour persévérer malgré les difficultés (non, rien n'est jamais définitivement joué...) ;
* Organiser les échanges entre les élèves
Si certains des élèves qui nous préoccupent n'osent pas se lancer, doutant d'eux-mêmes et/ou de ce qui leur est demandé, d'autres foncent dans la tâche sans préalable ni recul, « font pour faire » selon l'expression courante. Il nous faut donc les amener à suspendre leur engagement... tant que la consigne n'a pas été appréhendée : seul l'éclaircissement préalable de « ce qu'il y a à faire » et le repérage des composantes de la situation peut permettre une entrée adéquate dans l'activité. Le croisement systématique des avis en préalable éduque leur vigilance, aiguise l'attention aux détails qui « font la différence », engage déjà la réflexion.
Mais cela ne suffit pas encore. Au-delà de l'objet visé, en cours de recherche ou à son terme, plusieurs éléments contribuent à faire fructifier leur intelligence :
- Confronter les avis les plus dissemblables (organiser la polémique intellectuelle), les pousser ainsi à la justification, puis à la vérification (mise à l'épreuve « réglée » des opinions et certitudes premières). Pour Piaget, « C'est seulement le choc de notre pensée avec celle des autres qui produit en nous le doute et le besoin de prouver. (...) Il naît en nous constamment un nombre énorme d'idées fausses, de bizarreries, (...) qui tombent au contact des autres. C'est le besoin de partager la pensée des autres, de communiquer la nôtre et de convaincre, qui est à l'origine de notre besoin de vérification. La preuve est née de la discussion »[15].
- Mais aussi formaliser l'expérience, en « tirer leçon », faute de quoi, tant l'appropriation de l'essentiel que son transfert s'avèrent problématiques. En effet, « le réel, pour être objet de connaissance, ne se donne pas directement à voir, il doit être représenté, construit, interprété, faire l'objet d'une élaboration ». Seule « la connaissance représentationnelle (...) est véritablement connaissance de par ses caractères d'organisation, de différenciation, de rupture avec la situation, de déglobalisation »[16].
Restaurer l'estime de soi, permettre « l'émancipation de l'enfant, qui vit encore encastré dans sa vie familiale », tendre « vers le lendemain des élèves » pour reprendre les termes de Wallon. Et pour cela, solliciter l'imaginaire, mais aussi familiariser à une pratique de la théorie dans une classe organisée en communauté solidaire d'apprenants :
- Sur le plan psychologique, Wallon insiste ainsi sur le rôle de l' « autre » dans la conscience du « moi », sur la fonction du groupe dans le processus conjoint d'individuation / socialisation. : « Le groupe est indispensable à l'enfant non seulement pour son apprentissage social, mais pour le développement de sa personnalité et pour la conscience qu'il peut en prendre ». L'élève fragile peut y trouver étayage, recours et soutien, voir ses efforts encouragés et stimulés par la dynamique collective.
- Sur le plan pédagogique, comprendre signifie étymologiquement prendre avec. Les significations ne sont jamais aussi partagées que lorsqu'elles ont été co-construites, dans un processus attentif à chacun et néanmoins exigeant face au problème à résoudre et aux autres à convaincre. Extériorisée et dépliée dans ses menus détails, l'activité de recherche collective prépare l'auto-contrôle ultérieur des conduites intellectuelles.
- Sur le plan des valeurs, la classe ainsi pensée sert la construction d'un rapport aux autres fait de respect, d'exigence et de solidarité. « Les tâches que chacun y assume, les sanctions d'amour-propre qu'il y rencontre, les normes que lui impose son appartenance au groupe l'obligent à régler son action et à la contrôler sur autrui comme dans un miroir. (...) Le groupe impose ses exigences... En définitive (...) l'existence d'un groupe ne repose pas sur les seules relations affectives d'individus entre eux (...). Le groupe est le véhicule ou l'initiateur de pratiques sociales. Il dépasse les rapports subjectifs de personne à personne »[17].
L'ensemble de ces propositions ne saurait valoir que dans l'espace classe. Changer notre rapport à l'activité d'enseignement exige aussi d'en désenclaver l'exercice pour repenser collectivement les gestes du métier...
* Pour une pratique solidaire du métier
Clarté, regard, échanges : loin de ne concerner que des lignes d'action à l'égard des élèves, tous ces points peuvent être des objets du travail d'équipe.
- Clarté sur ce que chacun peut, va, a déjà travaillé. Mais comment déterminer la part dévolue à chacun ? Suffit-il de « découper » le programme, quand on sait que les concepts s'élargissent et se mettent en relation plus qu'ils ne se découpent et s'empilent ? Et quelle place faire aux compétences transversales ? Quand et sous quelle forme travailler les « techniques du quotidien » ?... C'est de ré-appropriation critique du programme dont il s'agit ici.
- Le regard sur les élèves a un impact démultiplié quand il est partagé par les adultes de l'école. Plusieurs travaux ont prouvé le rôle positif de l'optimisme pédagogique de l'équipe sur la réussite des élèves[18]. L'équipe, c'est aussi la pluralité des points de vue qui permet d'échapper à l'excès d'implication, favorise la distance, la « désubjectivation » vis-à-vis du geste professionnel et/ou de l'élève qui résiste...
- Pensée collectivement, l'action pédagogique bénéficie de la pluralité des ressources, des compétences... et des potentialités inventives pour renouveler les propositions au niveau des contenus comme des dispositifs. C'est également l'inscription dans la durée : cohérence, convergence et permanence de l'action sont des gages majeurs de son succès. C'est enfin la possibilité d'élaborer des stratégies concertées avec les partenaires éducatifs que sont les parents, les structures d'accompagnement...
Conclusion
Démocratiser vraiment l'accès à la culture exige non pas des solutions adaptatives en bout de course mais, en amont et valant pour tous, une autre approche des apprentissages assise sur une conception forte des savoirs et un pari sur les capacités de tous les élèves.
Réussir à l'École, ne serait-ce pas, dans la solidarité exigeante des apprentissages, vaincre le sentiment de fatalité, s'ouvrir à l'inattendu et s'émanciper de ses conditionnements pour devenir auteur de sa propre histoire ? Ne serait-ce pas permettre à chacun d'aller au-delà de lui-même en se confrontant à l'altérité ?
Visant « le lendemain des élèves », notre travail consiste à extirper les œuvres culturelles des rayonnages pour réinscrire les élèves dans l'aventure intellectuelle qui les a inspirées, à leur faire vivre l'émotion et la jubilation de penser, créer ensemble, à les affilier ainsi à ce qui transcende nos différences : notre commune humanité.
[1] En 2003, les résultats entre les 10 % des élèves les plus faibles et les 10 % les plus forts vont, dans le champ « savoir écrire », de 39 % à 91,1 % de réussite au CE2 (respectivement de 35 % à 100 % en 6ème), et sur le « savoir lire », de 45 % à 88,7 %.. La dernière évaluation PISA (2003) relève des écarts de score très importants dans tous les domaines : culture mathématique, compréhension de l'écrit, culture scientifique (Notes évaluation 04.05, 04.06 et 04.12, DEP-MENESR, mai et déc. 2004 - www.education.gouv.fr/stateval).
[2] Agnès Van Zanten, L'Ecole de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, PUF, 2001.
[3] Marie Duru-Bellat, Les inégalités sociales à l'école. Genèse et mythes. PUF, 2002.
[4] Marcel Crahay, L'École peut-elle être juste et efficace ? De Boeck, 2000.
[5] Pour expliquer les moindres ambitions des parents de familles modestes à l'égard de leurs enfants, Bourdieu parlait « d'intériorisation subjective de probabilités objectives ». Le choix des filières professionnelles courtes est peut être moins un manque d'ambition qu'une estimation « raisonnable » de ce qui apparaît possible.
[6] Une organisation sociale basée sur l'individualisme forcené court à sa perte, multiplie les risques de violence contre soi, les autres ou les institutions (en 2004, hausse de 4,76 % de la violence, 11 000 morts par suicide...).
[7] Henri Wallon, « L'éducation nouvelle et la réforme de l'enseignement », Pour l'ère nouvelle, n°1, 1946 et « Préface » à l'édition du plan Langevin-Wallon publiée en 1960 par l'Union universitaire (Cf. Gaston Mialaret, Le Plan Langevin-Wallon, Paris, PUF, 1997).
[8] Jean-Yves Rochex, « Pratiques de savoirs et culture scolaire : un impensé de la démocratisation ? Pour une conception forte de la question culturelle et de la question sociale à l'École », in François Jacquet-Francillon et Denis Kambouchner (eds), La crise de la culture scolaire, Paris, PUF, (à paraître à Printemps 2005).
[9] Conclusion de Bernard Lahire, dans Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 1993, p. 295.
[10] Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique (1938), Librairie Philosophique J.Vrin, 1993, p. 14. Des élèves d'une 4ème réputée « difficile » nous ont ainsi expliqué que ce qui gênait leur apprentissage, c'était le fait qu'au moment où on leur apporte la connaissance, ils n'en ont pas réellement besoin.
[11] Jean Piaget, Psychologie et pédagogie, Denoël / Gonthier, 1969. Des enquêtes réalisées à plusieurs niveaux du primaire et du secondaire montrent un clivage entre les élèves qui pensent qu'apprendre c'est comprendre et ceux qui estiment que c'est essentiellement mémoriser (« par cœur » ajoutent certains).
[12] Plus de vingt ouvrages parus depuis 1997, dans diverses disciplines (voir site : www.gfen.asso.fr).
[13] On pense évidemment à la Zone proximale de développement de Vygotski. Toutefois, certaines prises de conscience exigent une rupture radicale avec les conceptions antérieures plutôt qu'une stratégie des petits pas...
[14] Cf. David Trouilloud, Philippe Sarrazin, « Les connaissance actuelles sur l'effet Pygmalion : processus, poids et modulateurs » (Note de synthèse), Revue Française de Pédagogie N°145, oct.-nov.-déc. 2003, p. 89-119.
[15] Jean Piaget, Le Jugement et le raisonnement chez l'enfant, Delachaux & Niestlé, 1967.
[16] Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Henri Wallon. L'enfant et ses milieux, Hachette Education, p. 48-49.
[17] Henri Wallon, « Les milieux, les groupes et la psychogenèse de l'enfant », Cahier international de sociologie, 1954, rééd. In Enfance, 7è éd., numéro spécial, 1985 (passages cités dans l'ouvrage déjà cité, p. 128-129).
[18] Rapport Moisan-Simon, Les déterminants de la réussite scolaire en zone d'éducation prioritaire, INRP, 1997.
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