Repenser le métier
Yann Gibert | le 17/11/2014 00:00
Et si on se la jouait collectif ? Dans un contexte où le résultat des élections présidentielles et législatives...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jacques BERNARDIN (GFEN)
La France dans le paysage international
Sans que les résultats soient globalement catastrophiques (plutôt dans la moyenne des pays de l'OCDE), on constate un tassement progressif, avec un accroissement des écarts et des inégalités[1]. Le prix à payer pour la sélection des élites ? Même pas... Avec un record, celui du mal-être à l'école : 45 % des élèves s'y sentent à leur place contre 81 % en moyenne dans OCDE[2], constat corroboré par l'enquête AFEV auprès de près de quatre cents des jeunes écoliers et collégiens[3].
Il n'est pas fatal que la France soit parmi les systèmes les plus ségrégatifs, que la naissance pèse autant sur les destins scolaires ; pas fatal que les élèves s'y sentent si mal...
Développer la démocratisation
L'école n'a pas à perdre à s'intéresser au sort des plus faibles, bien au contraire. Les comparaisons internationales montrent que les systèmes les plus efficaces sont aussi ceux qui sont les plus équitables, les mieux à même d'enrayer les effets des inégalités sociales. Outre les choix structurels (tronc commun jusqu'à la fin du collège, suppression du redoublement et des classes de niveau), ces résultats sont redevables à un investissement pédagogique conséquent[4].
En Finlande, on donne une autre place à l'activité de l'élève. Les maîtres mots sont non pas contrôle, note, classement, sélection mais autonomie, responsabilité, confiance, échanges entre pairs. Le changement de culture professorale a été impulsé et soutenu par une formation et un accompagnement pédagogiques conséquents, avec une incitation forte au travail en équipe.
L'avenir de l'éducation ne peut s'imaginer sans le levier d'une formation repensée dans son orientation, ses objectifs et ses modalités. Formation conçue non comme entreprise de conformation (au prescrit, au standard de « bonnes pratiques ») mais comme dynamique de transformation individuelle et collective des impensés à l'œuvre au quotidien de l'activité professionnelle, d'interrogation d'un habitus professoral cristallisé au fil des ans (hérité du « petit lycée » dans le Secondaire), modelant à notre insu les façons de voir et les manières de faire...
Echapper aux logiques ségrégatives exige de reconsidérer le métier sur des points clés de la pratique quotidienne : sortir de l'incompréhension à l'égard des élèves ; reconsidérer l'évidence de la chose enseignée ; modifier la conduite des temps d'apprentissage.
Que transformer ?...
1) Le regard sur les élèves, davantage singularisé jusqu'alors par le jugement, l'évaluation-sanction que par l'interrogation à visée compréhensive. Regard à modifier par un triple éclairage :
2) La conception du savoir. Il n'est pas simple, pour celui qui y excelle à tel point qu'il le professe, de se déprendre de l'évidente simplicité du savoir enseigné. Des siècles d'éducation ont banalisé l'idée que le savoir, empreint de logique, pouvait s'exposer aussi clairement qu'il se concevait. Or, nous devons bien constater la faillite de ce modèle hérité du passé, qui ne parlait en fait qu'aux héritiers, véhiculant une conception a-historique et réifiée des contenus. Quelles dimensions y substituer ?
Il est amorcé par un contexte problématique (un problème à résoudre) ;
dynamisé par un débat polémique, une argumentation critique (débat de preuves) ;
finalisé sous la double exigence des principes d'efficacité et d'efficience.
Il incorpore dans son économie actuelle les traces de ces ruptures historiques. Sa forme répond à des exigences non pas formelles mais intrinsèques, sa genèse en justifie la pertinence... et lui donne valeur universelle. La formation disciplinaire ne saurait oublier l'histoire culturelle et une approche épistémologique des contenus à enseigner.
Du côté des élèves, cela signifie que le savoir n'est pas à imposer (l'apprentissage est alors perçu comme tentative de normalisation) mais doit à grâce au travail pédagogique - s'imposer aux élèves (activité les amenant à comprendre que sa normativité interne est justifiée).
Cela vaut à l'échelle de l'histoire comme sur le plan personnel. Le travail de l'enseignant consiste à introduire chaque génération dans le mouvement vivant de la culture humaine... et, ce faisant, prépare chacun à y contribuer.
3) L'approche de l'apprentissage. Cette conception socio-historique des savoirs va de pair avec une conception .socioconstructiviste de l'apprentissage. Outre l'appui déterminant du groupe de pairs pour avancer dans la compréhension, par dépassements de conflits sociocognitifs (ce qui repositionne le rôle de l'enseignant, autrement indispensable), que changer aux conceptions usuelles ce niveau ?
* de sa subjectivité à une mise à distance réfléchie (processus d'objectivation) ;
* de l'opinion à un point de vue conceptuellement outillé, rationalisé ;
* de l'auto-centration à l'ouverture à l'altérité.
Ce qui contribue au processus conjoint de personnalisation et de socialisation élargie, participant ainsi à l'émancipation intellectuelle.
Le développement de la démocratisation passe par un recentrage du métier sur le développement personnel des élèves comme sujets et futurs citoyens, et requiert pour y parvenir de s'appuyer sur le développement professionnel des enseignants.
1) Du développement personnel des élèves...
De la famille à l'école, l'éducation transforme, fait grandir, « élève ». On y construit un rapport second au monde : prise de distance, médiatisation par les outils intellectuels, conscience accrue de l'ordre des choses; passage d'une maîtrise pratique à une maîtrise symbolique. C'est parallèlement l'ouverture à une socialisation élargie : échanges avec les pairs ; appropriation d'objets sociaux à portée universelle ; affiliation, par l'entremise des apprentissages, à l'histoire humaine. Tous ces outils permettant d'échapper à la captation, à l'influence sans partage de la sphère familiale.
Au-delà, la pluralité des apports sur le plan culturel (appropriation de codes symboliques, de concepts, d'œuvres et de techniques), sur le plan intellectuel (capacités réflexives, pensée critique), sur le plan social (ouverture aux autres, aptitude au travail collectif) participe d'une citoyenneté agissante, indispensable pour actualiser et dynamiser la démocratie.
2) Du développement professionnel des enseignants
Face aux enjeux (de démocratisation, d'extension de la formation vu l'accroissement des savoirs et les transformations de plus en plus rapides des métiers), l'exercice solitaire du métier n'est plus viable. La formation doit préparer au travail d'équipe, soutenir et accompagner une conception solidaire de la pratique professionnelle que ce soit pour préparer la classe, pour la conduire ou pour harmoniser l'action éducative.
Face à la surpression normative et l'indigence des appuis, il faut « étendre le pouvoir d'agir des professionnels pour faire autorité' sur le travail », « soigner le métier » (Y. Clot). Cela ne peut s'improviser, nécessite du temps, de la détermination politique... Mais l'avenir de la démocratie en vaut bien le coût !
[1] Christian Baudelot, Roger Establet, L'élitisme républicain. L'école française à l'épreuve des comparaisons internationales, La République des Idées / Seuil, 2009.
[2]« C'est en France que les élèves souffrent le plus ! », Interview de Bernard Hugonnier, directeur adjoint de l'Education de l'OCDE dans Le Nouvel Observateur, 7-13 avril 2005.
[3] Selon le Baromètre Trajectoires /Afev 2009: 36 % ont parfois ou souvent mal au ventre avant d'aller à l'école ; 37 % ne lèvent jamais le doigt, par peur de se tromper (25 % des écoliers, 41 % des collégiens) ; 53 % s'ennuient à l'école (parfois pour 37 % ; souvent ou tout le temps pour 16 % des élèves) ; 64 % avouent ne pas toujours comprendre (c'est souvent le cas pour 20 % des élèves).
[4] Nathalie Mons, Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ? PUF, nov. 2007.
[5] Anne Armand, Béatrice Gille, La contribution de l'éducation prioritaire à l'égalité des chances des élèves, Rapport IGEN / IGAENR, MEN, octobre 2006.