Edito dialogue n° 140

DIALOGUE n° 140  La morale (qu') en faire (?)

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La morale (qu') en faire (?)

Patrick RAYMOND pour le Collectif Dialogue

« La morale n'est pas un enseignement mais une réflexion permanente et contradictoire sur les problèmes réels que pose la vie, [il s'agit] moins d'instruction civique que de l'apprentissage vécu de la vie collective en classe. (...) L'instruction civique n'instruit rien d'autre que l'ordre trop bien accepté d'une pseudo harmonie docilisante. (...) Il s'agit de tout autre chose, l'apprentissage irréversible d'un moi-je qui ne peut exister pleinement et s'affirmer qu'en tenant compte des autres (...) qui, pour se faire entendre des autres, doit savoir les entendre. »

Henri Bassis. Dialogue, Instruction civique : quelles valeurs ? n° 58, octobre 1986, p. 1 et 2

 

La morale est à la mode. Depuis quelques années, et le début de la crise, en 2009, on entend parler de «République exemplaire » ; de la nécessité de « moraliser le capitalisme ». Certains présentent cette crise économique que nous subissons, comme un « conte immoral »où on récompense ceux qui en sont à l'origine. Un récent rapport (janvier 2011) sur les conflits d'intérêts propose les règles d'une « déontologie politique ». Ce ne sont là que quelques illustrations.

Cette thématique a fait une entrée fracassante dans le débat public avec le discours du 30 avril 2007 prononcé à Bercy par M. Sarkozy, alors candidat à la présidence de la République, « Le mot « morale » ne me fait pas peur. (...) Pour la première fois depuis des décennies, la morale a été au cœur d'une campagne présidentielle » ;relancée par le discours du même, après son élection, prononcé au Palais du Latran du 20 décembre 2007. Il faut relire ces discours ; ils sont la matrice pour une pensée que les tenants de l'état des choses existant, veulent voir s'imposer. Tout y est : la morale, l'école, le politique, la justice, l'identité nationale, l'économie, la famille, la religion...

« Que tout change pour que rien ne change », telle est l'escroquerie à laquelle nous sommes confrontés. C'est à contribuer à la mise en pièce de cette réécriture de l'histoire , de cette volonté d'imposer une morale qui n'est que celle, sous d'autres oripeaux, de l'idéologie dominante, que veut contribuer, à sa mesure, ce numéro de notre revue : ne pas laisser la morale à ceux qui veulent nous la faire.

 

L'au-delà de l'opposition

Cependant, Dialogue ne serait pas une revue de l'Éducation Nouvelle si elle se cantonnait à une posture d'opposition ; si elle ne donnait, dans le même mouvement, à voir, à penser, d'autres échappées possibles vers des valeurs de coopération, de solidarité... dans le champ de l'éducation qui est le nôtre.

Objecter, désobéir, résister, ne sont hélas plus des termes qui se suffisent en eux mêmes. Des militants du Front National parlent, à propos de leur engagement, de Résistance (en référence à la période de l'Occupation) et se comparent à des dissidents dans l'ancienne URSS ; jusqu'à Mme Le Pen qui se revendique de la République et de la laïcité. Dans la « société du spectacle » où tout est retourné-détourné, penser le sens des mots que nous utilisons est fondamental. C'est pourquoi, sans prétendre nous muer en une revue philosophique, sans prétendre à l'exhaustivité, le Gfen, par sa revue a voulu contribuer à une réflexion sur les rapports entre morale et éducation ; la morale dans tous ses états, depuis le moralisme normalisateur et culpabilisant, jusqu'à une morale de liberté fraternelle et égalitaire, encore largement à construire, en passant par des engagements personnels au nom de valeurs morales

 

Quelques lignes de force traversent ce numéro

L'une découpe entre morale normative et morale formative. D'une morale normative, injonctive, relèveraient le moralisme et des postures moralisantes, la « leçon » de morale, la transmission de valeurs considérées comme « bonnes », de « devoirs » et de principes abstraits. À la morale formative, du « caractère », de l'esprit, correspondraient l'effort de compréhension du réel et la liberté d'effectuer des choix moraux avec, comme corollaire de la liberté, la possibilité de l'erreur.

Cependant le réel n'est jamais univoque et cette dichotomie doit être croisée avec la posture de l'apprenant : récepteur passif et agi ou créateur de ses apprentissages. La perception du message moral en sera différente. Les nouveaux programmes d'éducation civique au collège insistent sur la nécessité d'aborder les leçons comme des constructions, des démonstrations pour permettre aux élèves de comprendre les valeurs enseignées, en lieu et place d'une parole injonctive du professeur.

Une autre interroge le rapport entre politique et morale, comprise au sens de règles pour vivre ensemble, en référence à un projet de société. Cette investigation se fait selon deux axes. L'un reprend la dichotomie évoquée ci-dessus, opposant la morale du côté de l'épanouissement, de la réalisation de soi, au moralisme du côté de la volonté de contrainte des corps et des esprits, de la terreur et de l'obéissance.

L'autre axe pose la question de ce qui est premier, du politique ou de la morale. On peut considérer que la morale est première et que le politique en est une conséquence. On inversera alors l'ordre d'énoncé, d'instruction « civique et morale » à instruction « morale et civique ». La morale, en tant qu'elle permettrait de choisir librement entre le bien et le mal, la finalité de l'éducation serait de rendre les enfants libres. Il faudrait alors, expliquer d'abord ce qu'est une valeur, avant que l'enfant puisse aborder le conflit de valeurs. Mais si la morale est première, quelle est sa source ? La religion ? Faut-il d'abord travailler le bien et le mal ou le respect et l'éthique ? Pour les enfants, le bien et le mal viennent d'une autorité extérieure (les parents) ; fais pas ça, fais ceci, mentir c'est pas bien...mais pourquoi ? Quel rapport entre morale et droit ? Peut-on imaginer que le droit puisse se substituer aux valeurs morales ? Les positionnements concrets de personnes dans le champ social, comme les désobéisseurs, ont à voir avec cette problématique. Les Conseils des enfants aussi.

Autre ligne encore, celle de la distinction entre morale et éthique. La morale « supérieure » à l'éthique, au sens où les déclarations des droits sont « supérieures » à la constitution, elle-même supérieure aux lois ? La morale du côté des valeurs « universelles » qui orientent les conduites des sujets ; l'éthique plutôt du côté des pratiques induites par ces valeurs morales ? Ou bien la morale et l'éthique, un même objet mais dont un champ de la pensée contemporaine aurait préféré l'un, l'éthique, en opposition à la dimension « moralisatrice » accolée à « La » morale ? Plaçant de ce fait la morale du côté de l'anathème, du « comment tu dois faire » et l'éthique du côté de l'interrogation, d'une décision provisoire qui se sait imparfaite. Quels enjeux derrière le choix du mot ? Il ne nous appartient pas, ici, de trancher.

Enfin ligne majeure s'il en est, pour nous, qui croise toutes les autres et est travaillée par elles, celle des pratiques d'éducation et de la conscientisation des valeurs qui les portent et qu'elles mettent en oeuvre ; avec des interrogations importantes : la morale s'enseigne-t-elle ou fait-elle partie intégrante de l'existence humaine ?

Résulte-t-elle du processus de socialisation ou est-elle déjà là avant même que commence l'enseignement ? L'altruisme, substance inhérente à toute conduite morale, est-il une condition préalable de toute vie sociale ? Toutes questions que nous empruntons à Zygmunt Bauman (Modernité et holocauste, La Fabrique, 2002). Selon les réponses données, la posture de l'enseignant ne sera pas la même.

 

Pour ne pas conclure

Nous terminerons avec l'auteur mentionné ci avant qui pense que dans un système où la rationalité et l'éthique indiquent des directions opposées, l'humanité est la grande perdante ; que le problème du divorce du moral et de l'utile gît au cœur des plus éclatantes réussites et des crimes les plus terrifiants de notre civilisation ; que leur réconciliation est la seule et unique chance pour notre monde. De fait, réconciliation, aussi, d'une école des valeurs et des techniques de l'école, pour ne pas la voir réduite à des moyens pour produire des moyens, et effacer ainsi le visage humain de l'Autre. L'Éducation Nouvelle travaille à cette réconciliation.

À nous non plus, le mot « morale » ne nous fait pas peur.

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