Transformer le rapport aux savoirs
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
A travers des exemples de pratiques sont proposées des pistes qui permettent aux élèves de se positionner activement face aux...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jacques BERNARDIN
Mais l'orientation ne fait que sanctionner le cursus qui a précédé. Qu'est-ce qui fait trébucher les élèves ? Pour y voir plus clair, il nous faut poursuivre l'investigation des facteurs d'inégalité au cœur même de l'organisation pédagogique. Dans les années 85-90, plusieurs recherches ont montré que la variable pédagogique avait une part non négligeable dans la réussite des élèves et à « à conditions scolaires et sociologiques semblables à agissait tendanciellement davantage auprès des élèves faibles ». Loin d'être préjudiciable au reste de la classe, on constatait par ailleurs que la capacité à faire progresser les élèves faibles avait des incidences plus globales sur l'efficacité vis-à-vis de l'ensemble des élèves [2]. Dans ces classes, on relevait une capacité des enseignants à solliciter une activité intellectuelle optimale des élèves... sans jamais douter de leurs capacités. En 1997, le rapport Moisan-Simon sur les ZEP faisait un constat proche : les établissements ayant les meilleurs résultats conjuguent à outre une stabilité des équipes, une direction claire et coordonnée avec le travail collectif des enseignants - des attentes positives vis-à-vis des élèves, et le maintien d'ambitions fortes quant aux apprentissages...
1) Rompre avec les postures fatalistes.
Penser chacun des élèves qu'on accueille capable de progresser et de réussir, c'est la première condition d'une réelle démocratisation de l'école. Cela signifie non renoncement aux exigences, et recherche obstinée des moyens d'y parvenir : espace d'invention et d'échange professionnel où la mobilisation de chacun doit rencontrer le soutien d'une dynamique d'équipe pour imaginer, mettre en œuvre et réguler une action éducative cohérente dans la durée. Volet éthique de l'exercice professionnel, ce postulat d'éducabilité a beau être prescrit par les textes, une part non négligeable de collègues récemment interrogés, en butte aux difficultés de le mettre en œuvre, peinent à l'assumer [3].
2) Dévoiler les techniques de travail intellectuel.
« Rien n'est plus dangereux que l'implicite en matière scolaire. (...) Quand une discipline (...) dissimule ses procédures, ceux qui en déjouent le mieux ses pièges ont mis à profit leurs acquisitions extra-scolaires »[4]. Ce que dit Bernard Lahire à propos de la dissertation vaut pour d'autres pratiques scolaires. Pré-supposés évidents ou naturels, bien des procédés de travail restent clandestins, sources de maladresses coûteuses, car la liberté laissée aux élèves s'avère en fait une liberté de « se prendre les pieds dans le tapis ». Prenons quelques exemples. De la copie à la prise de notes en passant par l'apprentissage des leçons, autant de techniques banales mises en œuvre quotidiennement, de la maternelle à l'université. Et pourtant...
Copier rapidement, correctement et sans fatigue exige de copier... « intelligemment ». Comme l'exprime une élève de CM2 interrogée à ce propos : « Avant, je copiais mot par mot...(Et maintenant ?) Je prends des petits bouts de phrases où on peut s'arrêter, puis j'écris... (Des petits bouts de phrases ?) Ben, quand ça veut dire quelque chose(...) Si on copie mot par mot, tu relèves déjà trop la tête, donc tu perds du temps... Et puis tu comprends pas ce que tu écris... ». Si certains élèves - souvent ceux qui ont participé activement à la leçon et participé à l'élaboration de la synthèse - profitent de ce moment pour poursuivre ainsi l'appropriation du contenu, d'autres écrivent mot à mot (quand ce n'est pas lettre à lettre, jusqu'au CM2 !) et perçoivent la copie comme une tâche pénible physiquement (cela leur fait « mal aux doigts, à la main, au poignet ou au bras »), au bénéfice scolaire incertain : « ça sert à rien », « c'est une perte de temps », « c'est pour que les enseignants n'aient pas à copier » (ils feraient mieux de faire des photocopies) ou bien «c'est pour apprendre à se tenir correct et à ne pas faire de bêtises » [5]... Or, la demande d'y faire appel ne cessera de croître au fil de la scolarité, alors même qu'on n'a pas toujours entraîné explicitement les élèves à sa maîtrise.
Tout aussi peu souvent explicite, la technique de prise de notes est un autre outil clé du travail intellectuel. Les modalités déployées sont là aussi diverses, allant de la copie de l'intégralité de l'information à sa structuration progressive, au fil de la lecture ou du discours écouté. Or pour être efficace, la prise de notes doit être sélective, ce qui exige un traitement simultané de l'information orale ou écrite. Sérier l'essentiel et structurer progressivement les données permet une appropriation opératoire : cela sert la compréhension, aide à mémoriser, le tri opéré facilite la récapitulation et le réemploi ultérieur. En outre, en rendant l'architecture de l'énoncé visible, la prise de note aide à repérer des structures énonciatives, des trames narratives ou des logiques argumentatives, devenant alors un outil au service du lecteur avisé et critique.
Quant à l'apprentissage des leçons, il est habituellement laissé à l'initiative des élèves et de leurs parents. Là encore, plusieurs enquêtes (menées en milieu urbain ou rural, en ZEP ou non) convergent sur d'importantes lignes de clivage quant aux manières de procéder. Tout d'abord, on s'aperçoit que certains élèves apprennent de la façon identique la poésie, la leçon d'histoire ou celle de sciences, ou bien encore les notions mathématiques. Les trois quarts des collégiens interrogés disent ainsi, de la 6ème à la 3ème, « lire plusieurs fois », « répéter » (parfois à voix haute) et « réciter » pour apprendre leurs leçons. Plus de six lycéens sur dix (61 %) d'une classe de Première STT interrogée à ce propos font la même chose, classe où seulement 17 % disent plutôt « essayer de comprendre », « chercher l'essentiel » et « d'abord écouter en cours ». Mais dans le même établissement, 54 % des élèves de Première S disent procéder de la seconde manière !
Ainsi, les propos de Bourdieu restent d'actualité, quand il affirmait : « Le système éducatif, en ne donnant pas explicitement ce qu'il exige, exige uniformément de tous ceux qu'il accueille qu'ils aient ce qu'il ne donne pas »[6]. Ce qui est vrai pour la connaissance des outils de travail intellectuel l'est tout autant pour le rapport à la culture et au savoir.
3) Refonder le sens d'apprendre.
L'aveuglement vis-à-vis de la diversité des élèves, notre façon de faire écho à leur rapport à l'école et au savoir est une autre source d'accroissement des inégalités. Si certains d'entre eux ont compris les bénéfices culturels et symboliques, les nouveaux pouvoirs de compréhension et d'action que permettent les contenus proposés à l'école et s'investissent de façon pertinente et soutenue pour apprendre, il n'en est pas de même pour tous.
Pour d'autres en effet, le sens de l'école est piégé dans une visée essentiellement professionnelle. Les savoirs ne valent alors qu'en tant qu'ils apparaissent « utiles » (pour avoir une bonne note, réussir le contrôle, l'examen, passer dans la classe supérieure... et ainsi « avoir un bon métier plus tard »). Cette primauté accordée à leur valeur d'échange aveugle vis-à-vis de leur fonction première, opératoire. Par ailleurs, les activités scolaires sont perçues et investies comme suite de tâches sans lien ni entre elles, ni avec les contenus intellectuels qu'elles visent. Selon ces élèves, il s'agit de « bien travailler », de « faire ce que l'enseignant nous demande » pour y arriver, mais dans une conception cumulative des savoirs et mécaniste des apprentissages, où les sujets sont deux fois « hors-jeu/JE » : sur le plan de l'implication (posture attentiste et forte dépendance vis-à-vis de l'enseignant) et de l'appropriation (le savoir reste extérieur, n'est pas véritablement « approprié », ne modifie pas le sujet, sa perception du monde). Là encore, plusieurs enquêtes réalisées de 1998 à 2001 dans des établissements du secondaire en témoignent, ainsi qu'on peut le voir dans le tableau suivant qui en récapitule les résultats majeurs.
COLLÈGES LYCÉE
(6ème > 3ème) (Classes de 1ère)
Pourquoi faut-il apprendre ? | Colombes (1998) | Le Gd Pressigny (2001) | TT (Techn.Tert.) | S (Scientif.) |
Parce qu'on est obligé Pour réussir le contrôle, passer, trouver un bon métier plus tard | 65% | 74% | 42% | 11% |
Pour savoir, pour toute notre
vie Pour mieux comprendre ce qui se passe dans la vie, s'enrichir... | 35% | 26% | 58% | 89% |
Que veut dire appr. une leçon ? | Colombes | Le Gd Pressigny | ||
Apprendre « par
cœur » (pour le contrôle) Savoir « de tête » / Répéter / Réciter | 56% | 55% | ||
Connaître le plus
important, l'essentiel Pouvoir la ré-expliquer, l'appliquer, la réutiliser | 44% | 45% |
Ainsi, de six à plus de sept collégiens sur dix interrogés n'apprennent que pour répondre aux exigences scolaires. 42 % des lycéens de Première STT n'avancent que cette raison d'apprendre alors que dans le même lycée, 89 % des élèves de Première S évoquent d'autres bénéfices : comprendre le monde environnant, pouvoir échanger et partager avec d'autres, s'enrichir... culturellement. Pour plus de la moitié des collégiens, apprendre se confond avec mémoriser, sans que cela s'articule nécessairement ni prioritairement avec la compréhension. Si on met en relation ces éléments avec les précédents, on s'aperçoit que les moyens mis en œuvre sont en relation avec le but visé : pour apprendre par cœur, relire et réciter peuvent en effet suffire. Autrement dit, la question du sens surplombe la technique déployée.
On peut « durer » dans le système sans que soient levés les malentendus. Mais quand la sanction tombe, elle est sans appel... et incompréhensible pour ces élèves qui estiment s'être acquittés du nécessaire.
Cela interroge les pratiques enseignantes quand, pour inciter les élèves au travail, on les menace du redoublement ou du chômage plus tard ; quand, pour s'assurer de leur apprentissage, on multiplie les notes et les contrôles ; quand, pour apprendre, on sollicite plus explicitement la mémoire que la compréhension. Dans ce contexte, transmettre les savoirs hors de toute justification - si ce n'est celle du programme à renforce leur statut d'objets de transaction, au détriment de leur fonction d'outils opératoires. Les livrer comme évidence dans leur forme aboutie alimente une conception réifiée des contenus et entretient une attitude passive et consommatrice face aux apprentissages. Le recours aux projets ou aux intervenants extérieurs, certaines formes d'adaptation aux élèves (faisant appel à leur « vécu » ou modulant les sollicitations selon leurs « niveaux »), ou bien encore l'aide qu'on leur apporte sont autant d'alternatives à ces modalités d'enseignement canoniques, mais ne suffisent pas toujours pour infléchir l'approche des élèves en difficulté [7]. L'infléchissement voire le renversement de leur rapport au savoir et à l'apprendre ne peut faire l'économie d'une transformation radicale des modalités de transmission usuelles.
« L'expérience pédagogique nous apprend, non moins que la recherche théorique, que l'enseignement direct de concepts s'avère toujours pratiquement impossible et pédagogiquement sans profit » [8]. Les travaux des psychologues nous y invitent, ceux des sociologues et des didacticiens le confirment : il n'y a de savoir que construit, en interaction avec d'autres. Pour Piaget, « une vérité n'est réellement assimilée en tant que vérité dans la mesure seulement où elle a été reconstruite ou redécouverte au moyen d'une activité suffisante »[9], ce à quoi Bernard Lahire fait écho quand il affirme : « c'est en insistant plus sur les technologies du travail intellectuel que sur les résultats codifiés des savoirs, plus sur les modalités concrètes infimes de l'appropriation des savoirs que sur l'apprentissage mécanique (...) que l'école peut réduire les inégalités »[10].
Si la mobilisation des élèves est fugace ou aléatoire, il nous faut la conquérir dans l'activité d'apprentissage elle-même, en conjuguant une haute estime des élèves et une conception forte des contenus. Promouvoir un autre sens à apprendre nécessite de rechercher ce qui « signe l'humanité » des notions que l'on veut enseigner, afin de pouvoir initier nos élèves à leur portée historiquement émancipatrice. Recomposer le contexte problématique qui en a été à l'origine et permettre aux élèves d'en ré-inventer collectivement les fondements et l'économie : tels sont les éléments clés d'une approche anthropologique du savoir. Au-delà de l'appropriation active des connaissances, la découverte par chacun de ses propres pouvoirs de penser et du rôle indispensable des autres contribue à transformer sensiblement le rapport à la scolarité. De l'enseignement des langues à celui des mathématiques, de l'histoire, des sciences ou de la philosophie, des dispositifs s'inventent et sont d'ores et déjà éprouvés dans les classes [11]. Le chantier, en cours, attend d'autres explorateurs pour des pratiques solidaires, pour les élèves comme pour nous-mêmes...
1Agnès VAN ZANTEN (dir.), L'école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, PUF, 2001 et Françoise OEUVRARD, « La construction des inégalités de scolarisation de la maternelle au lycée », in A. Van Zanten (dir.), L'école, l'état des savoirs, La Découverte & Syros, 2000.
[2]Conclusion de la note de synthèse de Pascal BRESSOUX sur « Les recherches sur les effets-écoles et les effets-maîtres », Revue française de pédagogie n° 108, juillet-août-septembre 1994, p. 91-137.
[3] Selon les sondages réalisés par le SNES et le SNUipp, 73 % des jeunes professeurs du secondaire et 54 % de ceux du primaire considèrent que la réussite de tous n'est pas possible. Cf. Bernadette GROISON, « Dur, dur de réussir... », Revue FSU Pour n° 81, septembre 2002, p. 14.
[4] Bernard LAHIRE, « Savoirs et techniques intellectuelles à l'école primaire », in L'école, l'état..., p. 177.
[5] Cf. Jacques BERNARDIN, « Usages et sens de la copie à l'école élémentaire », in M. Kucera, J.-Y. Rochex, S. Stech (dir.), La transmission du savoir comme problème culturel et identitaire, éd. Karolinum, Prague, 2001, p. 91-106.
[6] Pierre BOURDIEU, La Reproduction, Ed. de Minuit, 1970.
[7] Pour un développement, Cf. Jacques BERNARDIN, « Démocratisation, où en est-on ? », Revue Dialogue n°106 « Vouloir l'école, ferment social », octobre 2002.
[8] L.S. VYGOTSKI, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985, p. 211-212.
[9] Jean PIAGET, Le Jugement et le raisonnement chez l'enfant, Delachaux & Niestlé, 1967-1971, p. 164.
[10] Conclusion de Bernard LAHIRE, dans Culture écrite et inégalités scolaires, PUL, Lyon, 1993, p. 295.
[11] Les divers ouvrages du GFEN en témoignent (GFEN - 6, avenue Spinoza, 94200 Ivry)
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