Les implicites du travail du soir
Les implicites du travail du soir
Sylvie Meyer Dreux - Groupe Paris - FCPE 75
Dans
le cadre de l'accompagnement à la scolarité, à la sortie de la classe, l'objet
le plus visible à interroger est le fameux « travail du soir ». Pour préparer
les journées de Saint Denis, le groupe Paris a mené à ce sujet, dans 2 écoles
parisiennes (une située en ZEP et une autre relevant d'une dite « mixité
sociale »), des entretiens avec des enseignants et des élèves, prenant appui
sur les travaux, recherches et séminaires menés sur la question de
l'accompagnement et de l'aide et principalement sur le rapport de Dominique
Glasman « Le travail des élèves pour l'école en dehors de l'école »1
. Le groupe a associé à sa réflexion des parents dont des représentants de la
FCPE 75 avec laquelle nous travaillons depuis 2 ans dans le cadre de « L'école
que nous voulons ». Au décryptage de ces entretiens, il nous est apparu
intéressant de s'attarder principalement sur les propos des enseignants,
premiers « prescripteurs » de ce travail et donc à l'initiale des effets sur
les « récepteurs » que sont les élèves, les familles et/ou les personnes
accompagnant ces derniers dans des structures ou dispositifs divers. Des
extraits de ces entretiens et du rapport de D Glasman ont été proposés à la
réflexion des participants d'un atelier 2
. Ensemble nous nous sommes interrogés sur ce qui est demandé ? ce qui est
attendu ? ce qui peut faire empêchement? la place de chacun ? quel accord
possible ? pour continuer ensuite, au cours des autres moments des journées, de
cerner la véritable pertinence et nature de l'aide.
Les malentendus
Tous les enseignants rencontrés s'accordent pour reconnaître la nécessité de
donner à faire « quelque chose » excepté une enseignante de CE2 de l'école
située en ZEP « Je ne trouve pas cela nécessaire [...] ça accentue plutôt les
différences entre les élèves et ça ne facilite rien du tout »... mais elle en
donne quand même parfois ! Alors, pourquoi demander du travail après l'école ?
Une
certaine mise en conformité
Certains invoquent
un rapport au fonctionnement de l'institution « pour les enfants qui restent à
l'étude, il vaut mieux qu'ils aient un peu de travail [...] quelque chose à
faire. (CE2) », « Je fais l'étude le soir donc j'ai mes élèves (CE2) » ou une
inscription dans le système scolaire, dans « une culture de l'école, en termes
d'organisation et d'habitude de travail » 3
avec une visée propédeutique, argument légitime, « pour qu'ils aient l'habitude
d'un petit travail à faire en rentrant à la maison. » (CP), « ça leur donne
l'habitude (CP) », « Moi-même, ayant eu des enfants, arrivés en 6ème c'est
catastrophique ! Il faut leur donner cette habitude de travail un petit peu à
la maison. (CE2) », « C'est vrai que les devoirs écrits sont interdits en
France depuis longtemps. Le problème c'est qu'en 6ème, au collège, ils en
donnent beaucoup. Et pour préparer ce décalage qui est assez violent, on donne
bien évidemment des devoirs écrits. (CM2) ».
D'autres allèguent les « parents » : « Pour que les parents voient le travail
avec leur enfant, qu'ils suivent les progrès de la lecture, à quel rythme on
est. C'est un peu pour le regard des parents sur le travail de leurs enfants.
(CP) », « cela permet aussi aux parents de voir où on en est (CP) », « des
parents vous réclament du boulot en disant qu'il n'y a rien à faire, qu'il
faudrait en donner plus (CE2) », « il y a une grosse demande des parents par
rapport aux devoirs écrits.(CM2) ».
Et,
participant de ces postures de mise en conformité, tous se prévalent de
l'intérêt des élèves dans une conception de l'apprendre : reprendre et/ou
appliquer ce qui a été fait dans la journée, s'entraîner, réviser, travailler
la mémoire avec l'apprentissage par cœur de mots, règles, textes, leçons ...
etc., toutes disciplines confondues ; dans une visée du développement de
l'autonomie : un travail individuel et apprendre seul(e) « ce qu'ils font à la
maison, c'est ce qu'ils peuvent faire seuls [...] je ne leur donne jamais quelque
chose qu'ils ne peuvent pas faire seuls. (CE2) ».
Dans cette réalité quotidienne, tous les élèves ont-ils accès à la
compréhension de ce qui est demandé ? au but assigné ?
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Entretien avec les enseignants
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Des attentes ambiguës ou paradoxales
Si les pratiques courantes se conforment à un certain « habitus », qu'est-il
attendu de ce « quelque chose » demandé?
Sur
les apprentissages
Si la classe demeure la zone épicentrale de la situation (se servir, reprendre
ce qui a été fait en classe, pour faciliter « ensuite le travail que l'on fait
en classe (CE2)», « ce qui permet de poursuivre et le travail et le programme
(CM2) », « ça aide ensuite en classe à travailler sur des choses un peu plus
intéressantes (CE2) »), les enseignants ne semblent attendre que peu
d'incidences sur les apprentissages.
Certains sont dans une logique utilitariste « [pour les occuper] quitte à voir
une heure [élèves allant à l'étude] autant l'utiliser à travailler (CE2) », «
pour assurer la continuité du travail.(CM2) » instituant ainsi la nécessité du
« hors école » pour faire vivre le « dans l'école » même s'il y a doute sur les
effets possibles « Maintenant est-ce que c'est très utile ? [les devoirs
écrits] Je n'en sais rien.(CM2) ». Parfois cela peut servir d' « effet miroir »
sur le propre travail de l'enseignant « [en faisant l'étude] ça me permet
d'évaluer mes élèves que j'ai à l'étude [...] Moi ce qui m'intéresse c'est mon
regard par rapport à moi quand je les regarde travailler à l'étude. Ce qui
m'intéresse, c'est de voir comment ils évoluent au niveau de l'étude quand je
les ai eus moi [en classe] (CE2)».
D'autres y voient une possibilité de repérage « voir quels élèves sont en
difficulté pour la mémorisation du par cœur (CP)» ou d'acter un état de fait
confirmant ainsi le rapport de conformité « la plupart du temps, les enfants
n'auraient pas besoin de faire ces devoirs en fait. Ca va servir peut-être à 5 de
la classe de revoir encore une fois individuellement ce qu'on fait sans arrêt
sur l'ardoise [...] En CP, ce ne serait pas nécessaire de faire ces devoirs (CP)
». L'idée que cela ne participe pas d'une efficacité scolaire ou de facteur de
réussite est soulevée « le travail écrit, ce n'est pas forcément nécessaire
dans la mesure où il n'y a que les bons qui vont y arriver parfaitement. Les
autres, puisqu'ils ont des problèmes, ils vont se confronter de nouveau aux
mêmes problèmes (CM2) ».
L'ambivalence sur l'attendu du prescrit trouve son expression dans les
attitudes très paradoxales des enseignants sur la vérification du travail
demandé : du contrôle quotidien « le lendemain, je fais sur l'ardoise et après
je refais dans le cahier (CP) » ou « si un enfant n'a pas appris une leçon, je
lui demande de refaire et alors c'est sanctionné par des points ou des lettres
(CE2) », en passant par un regard détendu « je vérifie que les exercices sont
faits. Pour l'écrit, ils le font, ils ne le font pas (CE2) » jusqu'au hasard
installé « En général, je ne corrige pas les devoirs, je ne les évalue pas. Par
contre je marque une petite remarque dans le cahier, je reprends en général 4,
5 cahiers le matin, voir si le travail est suivi, correct [...] ou je note
parfois certains travaux donnés à l'avance, un dessin, une recherche [...] S'il
n'a pas fait le travail écrit, on privilégie les leçons. Et s'il ne l'a pas
fait, il essaie de faire, si c'est utile (CM2) » ou à l'abandon « il y en a
quelques uns qui ne les [devoirs] font pas, bon... tant pis (CP) ». Alors, que
comptent les devoirs du soir au regard de l'évaluation s'ils ne sont pas notés
? Risque pour l'élève d'être mal vu si les devoirs ne sont pas faits ?
Sur des liens avec les parents
« Ça leur donne aussi la possibilité de raconter ce qu'ils ont fait en classe à
partir de ces devoirs (CP) ». C'est, en effet, dans la relation avec les familles que
les attentes sont souvent signifiées, le travail à la maison devenant le
vecteur, parfois privilégié en tout cas témoin, de ce lien institutionnellement
établi. Certains veulent établir ainsi des relations pour donner une (ou leur)
visibilité de l'école « l'intérêt, c'est de voir ce que son enfant a fait en
classe et où en est son enfant dans la lecture. [après la maternelle] les devoirs,
c'est la seule interaction qu'il y a entre parents et l'école comme ça
quotidiennement. (CP) », « au moins qu'ils s'intéressent à ce qui se fait en
classe, c'est un moyen pour moi d'établir un lien. (CE2) », « ce que j'attends
des familles, c'est qu'ils sachent au moins ce qu'on fait dans la journée.
C'est un moyen pour eux de garder contact avec l'école (CE2) ». Ces liens
souhaités peuvent avoir un caractère de « mission » « J'attends en fait pas mal
de choses... la famille doit être présente dans l'accompagnement du travail avec
moi. Mais pas forcément par rapport aux devoirs, par rapport à toutes sortes de
choses c'est-à-dire donner du crédit et au travail et à l'école et à la
poursuite de la scolarité. (CM2) ». D'autres s'accommodent avec une certaine
fatalité « rien de particulier si ce n'est parfois, ça arrive [parce que] les
parents n'ont pas compris (CP) », « rien, je n'en attends rien parce certains
peuvent donner et d'autres pas (CE2) » ou « rien. Vérifier que ce soit fait
c'est tout » mais... « et éventuellement que ce soit fait correctement (CE2) ».
On attend aussi que les familles exercent un rôle « de répétiteurs, de
suppléants, des faiseurs de devoirs » 4
: « plus ils [les enfants] revoient, plus ils le savent (CE2) », « vérifier [...]
le cahier correctement tenu, une écriture correcte, pas griffonné dans le coin
(CE2) », « qu'ils sachent qu'ils ont des devoirs, ça je le mets bien au clair
[dans] les réunions de parents (CM2) », « ouvrir un cahier de texte de temps en
temps voire régulièrement voire tous les jours pour certains enfants en
difficulté et puis vérifier que la leçon soit apprise, [la] faire réciter (CM2)
»... avec peu d'attente sur l'intérêt didactique de la demande « rien sur les
contenus (CE2) », « s'ils peuvent participer c'est bien mais c'est tellement
aléatoire selon les familles [...]. Je n'en attends pas une « aide pédagogique »
(CE2) ».
Mais, variable concomitante de la situation, une aide est attendue, « soit à
l'étude, soit à la maison [...] il faut quelqu'un pour vous aider. (CP) », «
[réussite] pour les enfants brillants, bons ou moyennement bons dont les
parents ont pu aider. Les enfants en difficulté et qui n'ont pas d'aide [ont]
des devoirs complètement faux. Donc, s'il n'y a personne pour les aider, pour
les guider, le côté positif du coup est amoindri (CM2) », « ceux qui ont des
difficultés reviennent avec des devoirs truffés de fautes parce que, justement,
il n'y a pas forcément quelqu'un pour les aider... sauf ceux qui restent à
l'étude (CM2) » mais... « à l'étude, [...] on ne peut pas les faire passer tous.
L'idéal ce serait d'avoir des petits groupes de soutien. (CE2) »
Elèves et familles (ou accompagnateurs) ont-ils les décodeurs de ce dispositif
d'évidence? Comment la relation d'aide peut-elle s'inscrire dans une seule
logique de « rentabilité » et/ou de délégation du travail du soir quand on sait
qu'elle ne sert qu'à ceux ... qui n'en ont pas besoin ?
- Les
entretiens avec les enseignants des 2 écoles parisiennes confirment certains
points relevés dans les travaux et recherches dont fait référence Glasman (cf.
op. cit.), les mêmes constats ayant été faits dans le secondaire (collège et
lycée) voire renforcés compte tenu du caractère inéluctable du travail
personnel car entièrement prescrit, lui, par l'institution. La démarche
individuelle des enseignants prévaut à un débat nécessaire au sein de l'école
(ou de l'établissement) afin de penser aux « marges de manœuvres possibles »
entre la norme prescrite et les pratiques de terrain. On reste encore sur «
l'interprétation que chaque professionnel fait du travail scolaire » 5
. De même, quand il s'agit de ce même travail scolaire, les situations
singulières des familles dont ne sont d'ailleurs pas exemptés les enseignants
(ou professionnels de la sphère scolaire) peuvent souvent induire des
comportements et stratégies relevant du débat d'opinion et/ou de l'intention -
légitime - d'efficacité auprès des enfants/élèves. Et précisément, quelle place
les élèves ont-ils dans ce dispositif? Première rupture à opérer pour lever ces
malentendus : s'interroger (ou se réinterroger) sur quel rapport au savoir ?
quel sens de l'école ? quel sens des apprentissages ? quelle réussite des
élèves visée ?
Comprendre la nature des difficultés
Qu'est-ce qui peut faire empêchement à cette inévitable « double localisation »
du travail scolaire? Quels implicites sont à lever ?
Incertitudes
: sens et contenus du travail demandé
Ce qui est majoritairement demandé relève de notions à reprendre, ou apprendre,
et de tâches à exécuter.
A l'école élémentaire, elles peuvent être imprécises « des petits trucs à
l'écrit (CE2) », « de la lecture (CP) » ou ciblées selon les disciplines, et
parfois encore peu précisées, « une liste de mots sur un son travaillé [dans la
journée] ou des mots outils (CP) », « une poésie (CP à CE2) », «en conjugaison,
par exemple le verbe « aller », le pluriel des noms en « eaux », ça ne
s'invente pas. On ne peut pas le savoir à peu près, on doit le savoir par cœur.
Donc en grammaire, conjugaison et orthographe comme pour les règles en
mathématiques, c'est du par cœur. Ce n'est pas au hasard contrairement à
l'histoire où je peux comprendre le sens de l'histoire. Donc je différencie
histoire, sciences et géographie du français et des maths (CM2) ». La tâche
demandée « hors l'école » est parfois aride « apprendre par coeur les
terminaisons du futur par exemple ... » mais pour mieux goûter ensuite au miel de
la classe « ...[pour aider] à travailler en classes des choses plus intéressantes
(CE2) » ! Pourrait-on penser alors que les tâches et activités scolaires sont
du domaine du dehors de la classe pour le profit d'une réelle activité
intellectuelle au sein de l'école ? En tout cas, rude défi à la mobilisation
lancé aux élèves, familles ou accompagnateurs des devoirs du soir ! Parfois «
de petites activités de recherche, des petites missions (CP, CE2, CM2) » sont
sollicitées « mais [elles ne sont] pas explicites (CE2) » : activités
mathématiques sur les opérations (CP), trouver des documents (CE2, CM2) ou des
informations complémentaires (6ème), choisir une question « à laquelle on ne
peut pas répondre en classe parce qu'elle est trop compliquée » pour y répondre
sous forme de « mini exposé » (CM2), « réfléchir » à une rédaction (6ème ). Que
devient alors « l'apprendre » ?
Toutes les disciplines sont couvertes avec, toutefois, une forte prédominance
du français (lecture, grammaire, orthographe, conjugaison) suivi de près par
les mathématiques (numération, opérations, petits problèmes), les autres
disciplines semblant être réservées au cycle III. Y a-t-il l'assurance de la
maîtrise des contenus pour atteindre l'efficacité attendue du travail donné ?
Quelle lisibilité de cette maîtrise (ou approche) des contenus par les «
récepteurs » (élèves, familles, accompagnateurs) pour assurer la liaison avec
la classe ? Une certitude cependant car, si rare est la variation du type
d'exercices proposés, permanentes sont les « leçons à apprendre », le tout
étant au service quasi exclusif de la mémorisation.
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Même constatation au collège « si nombre d'enseignants sont prêts à renoncer
aux devoirs, tous estiment les leçons indispensables pour entraîner la mémoire.
[...] L'apprentissage de la leçon est une commande implicite en début d'année que
les professeurs ne réitèrent que rarement par la suite» (Glasman, op.cit.)
Cette exigence est désormais majorée, au secondaire, par l'attente de «mémorisation
logique de concepts », créant chez les élèves « une certaine opacité autour du
sens des activités, des apprentissages à effectuer et des savoirs à mobiliser
lorsqu'ils sont seuls. » (Glasman, op.cit.) . Mais qu'est-ce qu'apprendre une
leçon sachant que c'est « l'exercice pour lequel les élèves éprouvent le plus
de difficultés. L'absence de support pour cette tâche leur demande en effet
plus d'efforts » 6
? Interrogation renforcée dans le but annoncé « exercice surtout travaillé dans
la perspective de l'évaluation bilan » ou « contrôle » (cahier texte 6ème )?
Est-on assuré de la compréhension de la dénomination et du sens du travail
demandé car « les élèves parlent d'ailleurs davantage de « préparer un contrôle
» que « d'apprendre une leçon » ? De toutes façons, la logique « rentable »
l'emporte « les leçons, si on n'est pas interrogé, ça ne sert à rien ! » avoue
un élève de 5ème d'Echirolles. Mais... beaucoup n'en pensent pas moins très tôt
dans leur scolarité renforçant, dans une logique fâcheuse, la mise en
conformité de l'exercice de leur soi-disant « métier d'élève » et les
éloignant, ainsi, d'une véritable posture d'apprenant !
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Relevé
cahier de texte élève de 6ème (février 2008)
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Et cela laisse des traces ! Au lycée, « beaucoup d'élèves ont en effet le sentiment d'une plus grande opacité dans ce qui est attendu d'eux ; les changements requis dans leur façon de faire ne sont, selon eux, pas assez explicités [...] Malgré le discours plutôt critique des enseignants vis à vis de « l'apprentissage par cœur », les élèves ont tendance à continuer cette méthode. [cumulé aux nombreuses heures consacrées à la reprise des cours] ce travail, qui n'est pas évalué par les enseignants, offre aux lycéens un fort sentiment d'investissement personnel et les rassurent puisqu'ils ont peu de lisibilité sur ce qu'ils doivent faire. [... ] On a constaté que pour les élèves en difficulté, les études sont perçues comme une succession de tâches disjointes. Ils sont dans l'illusion que le travail personnel s'inscrit davantage dans l'immédiateté que dans la quotidienneté. Malgré la connaissance de certaines règles du contrat, il y a un malentendu sur les règles implicites qui entourent le travail à la maison » 7 .
- Les incertitudes sur la compréhension du sens et des contenus des tâches demandées constituent une des difficultés rencontrées dans la réceptivité du travail du soir. Si on admet que « la formation intellectuelle dispensée à l'école vise aussi bien la capacité à penser que les larges connaissances, l'efficacité dans le travail que le souci du lent et patient approfondissement » (Glasman, op.cit.), en quoi le travail du soir peut-il participer d'une véritable activité cognitive facilitant la construction d'outils d'apprentissage ? « Où et quand l'école enseigne-t-elle ces savoirs et ces techniques qu'elle exige sans le dire, et qui, de fait, sont indispensables pour venir à bout des épreuves qu'elle organise ? » (Glasman, op.cit.). Mais il est aussi nécessaire de prendre en compte la difficulté des enseignants devant ce « trou noir » que peut être le travail à demander « ce n'est pas facile pour un enseignant d'évaluer ce qui est à donner ou pas (CE2) », majoré au secondaire par la juxtaposition des disciplines. Outre la nécessité ainsi réaffirmée de penser à un débat au sein des établissements ou de toute structure d'aide aux devoirs, une autre rupture est à opérer : s'interroger (ou se réinterroger) sur les contenus, sur ce « quel autre chose » à donner qu'un succédané d'exercices scolaires ? quelles attentes en ont les élèves et comment les changer pour qu'ils deviennent les véritables acteurs de leur apprentissage?
Conditions de mise en œuvre phagocytées
Une fois le travail donné, quelles variables participent de sa mise œuvre ?
Quelle lisibilité pour les élèves et différents « acteurs » sur le comment
faire ?
Les « prescripteurs » et les « récepteurs » n'ont qu'une vague appréciation du
haut de l'iceberg, le volume du travail à faire et ses corollaires (temps et
organisation nécessaires)
A l'école primaire, la quantité est en apparence régulée par la quotidienneté
mais de manière imprécise. Quelques repères temporels sont indiqués « la leçon
d'histoire pour le lundi, d'allemand pour le mardi, de géographie pour le
jeudi, de sciences pour le vendredi (CM2) », « un peu de travail à l'avance en
éveil mais jamais en français et math [...]. En général, si on a un peu de temps
libre, on avance un petit peu pour se libérer le week-end (CM2) ou « un peu
plus le mardi soir et vendredi/samedi matin (CP »... sans doute partant du
présupposé qu'il y a plus de temps à la maison ? Ce temps délégué est-il
toujours possible pour tous les élèves, toutes les familles ou personnes «
relais »? « Souvent ce que je donne pour le lundi n'a pas été fait, mais pour
ceux qui vont au « Coup de pouce », je leur dis « tu feras » [...] ce n'est pas
forcément l'objectif mais c'est un bénéfice secondaire ! (CP) ». Le temps
envisagé est généralement « pas très long (CP) » mais... « maintenant cela dépend
des enfants, [certains] mettent une demi-heure et [d'autres] 5 minutes (CE2) ».
Les élèves interviewés, eux, ont une perception très subjective du temps passé,
la demi-heure peut sembler longue voire très longue ! Quelle est l'adéquation
entre le temps « donné » et la réalité de tous ?
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On relève cette même difficulté au secondaire « Au regard des différents
études, on constate que pour les élèves, les aspects négatifs liés aux devoirs
à la maison concernent surtout [outre le sens de ces deniers] la quantité de
travail (notamment la mauvaise répartition) . [...] Selon Larue (1994), les
élèves les plus vulnérables et moins motivés finissent même par ne plus
apprendre « Quand j'ai fini les exercices, je n'ai plus la force d'apprendre
les leçons à élève de 4ème ». [...] Les leçons sont davantage perçues comme une
activité supplémentaire qui nécessite du temps et dont l'enfant ne perçoit pas
la finalité. [...] Pour la majorité d'entre eux [les lycéens] le fait d'augmenter
le volume de travail implique logiquement des résultats scolaires positifs. [...]
Or des lycéennes de milieux populaires disent par exemple faire des efforts en
terme de travail scolaire sans pour autant parvenir à atteindre la moyenne. »
(Glasman, op. cit.). Le temps de travail donné en dehors de la classe est
estimé par les enseignants à environ 11 heures par semaine pour les élèves de
6ème et 5ème et à 20 heures hebdomadaires pour les lycéens .... et pourtant les
élèves, dans cette même étude, n'apprécient pas du tout de la même façon le
temps de travail personnel (respectivement de 6 à 8 heures et de 10 à 15 heures
hebdomadaires). « Cette imprécision et cette variation dans les données
s'expliquent en partie par le fait que « l'emploi du temps indicatif du travail
personnel » prévu par la circulaire de ... 1951, est en fait rarement effectif.
Selon cette circulaire, le conseil de classe doit établir « un plan de travail
des élèves en dehors de la classe » pour fixer « le nombre et l'importance des
leçons (...), le nombre et l'importance des devoirs, les méthodes qui conduiront
à leur assurer la plus grande efficacité ». Mais au-delà du fait que l'emploi
du temps est quasi inexistant, il reste de surcroît bien souvent à l'état
formel et est rarement adapté aux remarques des parents et des élèves. » 8
. Décalage, une fois encore, entre le prescrit (circulaire de 1956, avec un
rappel en 1994, limitant les devoirs à un travail oral à l'école élémentaire et
circulaire citée pour le secondaire).
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Une fois ce décalage d'appréciation sur volume et temps dépassé, au regard des
consignes données, des référents d'apprentissages à utiliser et des stratégies
sollicitées, les clés de la mise en œuvre sont confiées de manière floue.
A l'école élémentaire, les consignes sont le plus souvent réduites à la nature
d'une activité : revoir, réviser, mémoriser « [les consignes sont] mémoriser,
réviser. Pour moi, c'est ça apprendre ses leçons, tous types de leçons (CE2) »,
apprendre par cœur, « se poser un questionnement pour pouvoir comprendre et
répondre (CM2) », s'entraîner ou rechercher des informations...etc. avec suite au
collège, « réfléchir » en 6ème ... et pas à n'importe quoi « une rédaction »
(cahier de texte) ! Les précisions demandées apportent peu d'éclaircissement
mais soulignent la nécessité d'avoir les codes. « Remettre en place le soir les
mêmes façons de faire que dans la journée, vu qu'on a plusieurs façons de faire
dans la classe. Ce n'est pas le même niveau entre les élèves, ce n'est pas la
même facilité, chacun a sa technique [...] donc le soir, c'est s'entraîner avec
sa propre technique et essayer d'aller un peu plus loin (CP)». Et si l'élève
n'a pas la « bonne » technique, va-t-il pouvoir réussir à aller plus loin ?
Comment employer les autres techniques, celles des autres ? Font-elles toutes
référence ? Même chose quand il faut faire des recherches : où trouver les
informations ? « Tous les élèves ont les éléments à la maison ou en classe. Il
y a toujours la réponse possible en classe (CM2) ». Quelle certitude que tous
les élèves ont les informations nécessaires à la maison ou dans la structure
d'aide aux devoirs? Et comment ? Ensuite, pourquoi aller chercher ailleurs ce
qui est en classe ? Les consignes pour apprendre une poésie peuvent aussi
dérouter « Apprendre par cœur. Cette année je les suis. Alors la méthode, je
n'ai plus grand-chose à leur dire. Ils savent comment apprendre puisqu'on a
fait cela au 1er trimestre du CE1. En général, je leur donne en 2 ou 3 fois
selon la taille. Ils ne prennent pas les mêmes méthodes, ils savent comment on
apprend, après c'est à eux de trouver la bonne manière ! (CE2) ». Comment avoir
accès à cette réalité souterraine, ces codes ? A quelles conditions ?
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Toujours le même constat concernant le secondaire. « Le langage scolaire est en
effet composé de présupposés à « curriculum caché » (Barrère, 1997)qui peuvent
très vite poser des difficultés dès lors qu'il n'y a pas de connivence entre le
savoir transmis par l'institution et les élèves. Les élèves en difficulté ne
parviennent en effet pas toujours à établir le lien entre le cours et le
travail à la maison « Il y a des choses que je comprends en classe mais je ne
comprends plus à la maison » - élève 6ème (REP Echirolles) [...] « Plusieurs
élèves soulignent en effet leurs difficultés à réaliser leurs devoirs si les
consignes sont données au dernier moment et si l'enseignant ne s'assure pas que
tous le élèves présents en classe ont compris.[...] « elle donne des explications
en écrivant au tableau mais elle ne nous dit pas comment s'organiser, par
exemple par quoi commencer » - élève 6ème . « Le plus important est de
reprendre avec eux la consigne et leur expliquer ce qu'on attend. » confirme un
bénévole intervenant dans l'aide aux devoirs. » (Glasman, op.cit.). Comment
contredire les propos d'une rappeuse française « Ce n'est pas l'école qui nous
a donné les mots, des codes » ?
- L'opacité des conditions nécessaires à la mise en oeuvre du travail du soir ne pourra qu'être levée si l'interrogation du « Où et quand peut-on acquérir ce qui n'est pas de l'ordre de connaissances stricto sensu, mais qui permet de mettre celles-ci à profit et en valeur au moment des contrôles, des examens, des concours ? » (Glasman, op. cit.), cumulée à celle de la logique des résultats de plus en plus prégnante, est sans cesse revisitée. « S'il revient sans doute à l'école de montrer ce qu'elle attend d'eux, il est plus difficile d'imaginer que tout puisse se dérouler pendant le temps de classe. Et le « temps » des devoirs est un temps qui permet cette appropriation, cette acquisition d'automatismes libérateurs. Si aucun temps, si aucun espace [...] ne permet cela à un degré suffisant pour que ce soit efficace, le jeu se trouve faussé, au bénéfice de ceux qui peuvent l'acquérir ailleurs » (Glasman, op. cit.). Nouvelle rupture à opérer : quelles clés se donner au sein de l'Ecole et des structures d'aide pour rompre avec l'angoisse du « faire », le plus souvent associé à celle de la réussite ? pour faciliter chez les élèves une estime de soi ?
« Supplétifs » ou partenaires ?
Même si on en n'attend rien, le travail du soir ne peut être entendu sans une
tierce participation (familles, accompagnateurs) a fortiori pour les élèves qui
ont des difficultés. Quelle place est donnée à ce « tiers » ? Quelle place peut
prendre ce tiers ?
Selon une mère de famille « S'endormir avec un tel stress en tête, je ne vous
dis pas. C'est à en être dégoûté [...] Difficile de savoir comment faire lorsque
son enfant a le sentiment d'être aux travaux forcés » (Agasse, 1990) La valeur
familiale des devoirs s'ajoute à la valeur « formative » (autonomie et
responsabilité) des devoirs. Ils « s'invitent de plus en plus dans l'espace
domestique, à la table familiale » 9
dans le contexte actuel de la réussite scolaire coûte que coûte. Et cela coûte
en moyens (recours aux cours particuliers), en investissement (temps
nécessaire) et en questionnement « « Les parents sont passés de l'intérêt à
l'attention puis à la préoccupation, enfin à l'inquiétude » 10
et même pour ceux que « l'on ne voit jamais » ! Si la demande d'intervention
des parents reste parfois latente « j'attends qu'ils regardent [...] voir au
moins si c'est fait (CE2) », elle est signifiée toujours quand il y a des
difficultés « j'ai des retours quand les parents n'ont pas compris. Pas
tellement au CP parce que lire un texte ou recopier un texte, les parents
généralement comprennent mais plus parfois pour les autres classes [que celle
du CP...] Pour les cas spécifiques des enfants en difficulté, je vois avec les
parents ce qu'ils peuvent faire à la maison ... on va voir plus précisément. Là,
c'est plus individuel (CP) ». L'individualisation ainsi renforcée que devient
alors « la valeur formatrice d'autonomie » des devoirs du soir « Quant à l'aide
à la maison, conçue comme surveillance ou répétition, elle peut renforcer la
dépendance et retarder l'engagement, l'implication de l'enfant lui-même dans
l'activité » 11
?
Comment est perçu ce « rôle » demandé particulièrement pour les familles des milieux populaires et pour celles « qui ne savent pas parler français, pas lire, qui ne savent pas, ne peuvent pas dire si c'est bien ou pas (CE2) » et dont on se contente seulement du regard de la tâche accomplie « voir si c'est fait » ? Parfois, le regard est plus exigeant « Moi je demande tous les week-end à ce que tous les cahiers soient signés, tous les contrôles. Bon, c'est toujours pareil, l'enfant qui a des difficultés, c'est celui dont les contrôles, les cahiers ne sont pas signés (CM2) ». Autre malentendu reconnu : « Le discours des enseignants est stigmatisant parce qu'il occulte les relations sociales qui fondent les caractéristiques et la pratique des familles populaires comme socialement inférieures et inadaptées [...] les pratiques familiales populaires vis-à-vis de la scolarité entrent le plus souvent avec les exigences des enseignants. On a ainsi une situation de relative incompréhension liée à la saisie divergente des enjeux scolaires, les familles populaires ayant de grandes difficultés à s'en saisir de manière légitime, de la manière la plus conforme aux exigences des apprentissages scolaires mais aussi de la manière la plus efficace pour la scolarité de leurs enfants, les enseignants réduisant souvent les pratiques parentales à de « l'incapacité », de la « démission », du « désintérêt ». 12 Même si ces comportements ne concernent qu'une minorité, la question se pose « On a beau écrire des mots, les convoquer, leur dire... on ne peut pas non plus les éduquer (CM2) » ! La question est-elle d' « informer ou former des parents » ? (S Chevillard, op. cit.). En tout cas, au-delà de la communication/information, ne peut-on favoriser l'implication des familles (et accompagnateurs) en évitant de les mettre dans « une position inconfortable envers leur enfant » attestant qu'il n'y a pas « d'effets mécaniques des caractéristiques socio familiales » (J Bernardin, op. Cit.) et en mettant en partage une explicitation et une réflexion des attentes et rôles de chacun ?
- Quel que soit son statut, le manque de lisibilité des attendus du rôle de chacun dans l'institution scolaire fossilise des implicites sociaux pénalisant particulièrement les élèves des milieux populaires. Quand des difficultés apparaissent, les effets peuvent atteindre aussi certains élèves de classe moyenne sur laquelle l'Ecole fonde implicitement ses attendus sur le travail du soir (et sur l'Ecole). Rupture supplémentaire : s'interroger (ou se réinterroger) sur les représentations des différents « acteurs » de la situation ? Quelle transformation opérer pour donner les clés d'une véritable « co-construction de stratégies entre adultes » (S Chevillard, op. cit.) pour repenser le travail du soir et de l'aide non « en termes de « remédiation » mais de« re-médiation » (JY Rochex) ?
Certes moins de certitudes que d'interrogations à l'analyse de ces propos d'enseignants à travers le prisme des travaux et recherches menés, mais a été mis en évidence la nécessité de créer des ruptures dans « l'ordre établi » pour réinterroger ce qui est en jeu dans le travail du soir et, plus largement, le champ de l'école. Les nombreux travaux menés sur « les modes d'expérience scolaire des milieux populaires» (E Bautier, JY Rochex, ESCOL, S Bonnéry, B Lahire... pour ne citer que ceux-là) attestent bien qu'une « dynamique d'appui, de mobilisation et de développement réciproques s'avère fortement obérée, voire impossible, lorsque les activités requises du sujet dans l'institution scolaire apparaissent trop opaques, et donc contrariées, empêchées, par d'importants malentendus, ou encore comme dénués d'enjeux et de significations, et donc comme de simples tâches dérisoires et plus ou moins routinières, ne pouvant être appropriées comme épreuves qui en appellent au sujet et à ses ressources subjectives en le convoquant au-delà de lui-même, en l'engageant dans des processus, des grammaires qui peuvent le conduire là où il ne savait pas pouvoir ni vouloir aller » 13 . Lever les malentendus et les implicites du travail du soir relève- t- il des premiers accords possibles entre les différents partenaires pour participer à une véritable « démocratisation de l'accès au savoir », une véritable participation à une Ecole émancipatrice ?
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1 Dominique
Glasman, en collaboration avec Leslie Besson, Le travail des élèves pour
l'école en dehors de l'école, rapport du Haut Conseil de l'Evaluation de
l'Ecole, décembre 2004 texte
2 enseignants 1er et 2d degrés, formateurs, conseillère pédagogique, parents,
animateurs/accompagnateurs de structures d'aide aux devoirs et d'ateliers de
création, CPE, chargée de mission de politique éducative, coordinatrice de PRE texte
3 Etude de Laisne, 2004, in « Le travail des élèves pour l'école ... », D
Glasman, op.cit.texte
4 Pierre Frackowiak, article « Les inégalités ont encore un bel avenir... », 2008
texte
5 Etude de Tedesco, 1985, in « Le travail des élèves pour l'école ... », D
Glasman, op.cit. texte
6 Etude sur classes de 5ème et 3ème dans REP d'Echirolles, 2001 in « Le travail
des élèves pour l'école ... », D Glasman, op.cit. texte
7 Etude de Barrère, 1997, in « Le travail des élèves pour l'école ... », D
Glasman, op.cit. texte
8 Etude de Guillaume et Maresca, 1995, in « Le travail des élèves pour l'école
... », D Glasman, op.cit. texte
9 Jean Yves Rochex, « Entre école et famille : interdépendance et
intersignification », in Dialogues - Parents : des liens à réinventer, n°127,
janvier 2008 texte
10 Jean Pierre Terrail, La scolarisation de la France. Critique de l'état des
lieux, La Dispute, 1997 texte
11 Jacques bernardin, Comment les enfants entrent dans la culture écrite,
Pédagogie Retz, 1997 texte
12 Daniel Thin, Quartiers populaures : l'école et les familles, PUL, 1998 in
article Sylvie Chevillard, « Informer ou former des parents », in Dialogues à
parents... , n°127, janvier 2008 texte
13 Jean Yves Rochex, « Entre école et famille : interdépendance et
intersignification », op. cit. texte