Salon de Montreuil. Débat organisé par la maison d'édition Rue du monde
lundi 2 décembre 2013
Peut-on repenser le monde avec les enfants ?
Sylvie MEYER-DREUX
Débat animé par Alain Serres, directeur de Rue du monde, devant quatre-vingts personnes, avec Jacques Bernardin, président du GFEN - Karim Ressouni-Demigneux, auteur - Sébastien Shir, secrétaire national du SNUipp-FSU à Zaü, illustrateur.
Des concepteurs aux passeurs des ouvrages pour la Jeunesse : des intentions aux questions
Du côté de l'édition. Si, depuis sa création, les orientations de la maison d'édition Rue du monde sont sous-tendues par l'intention de faire des livres qui aident à se poser ou faire poser des questions, demeure toujours l'interrogation du droit de faire partager les audaces dont les « acteurs ou professionnels du livre » peuvent être porteurs? Dans quelle mesure, faut-il taire certains positionnements ou laisser une certaine transparence de qui nous sommes ? Jusqu'où peut-on alors aller dans ce qui est offert ainsi aux enfants et à quelles conditions ?
Du côté des enseignants. Si le principe de ne pas laisser le livre dans un monde clos semble acquis pour les enseignants, selon Sébastien Sihr, la question de la limite, du « jusqu'où peut-on aller » avec des élèves au sein de l'école est une véritable question pour les enseignants. C'est une responsabilité de l'école, en effet, d'aller sur le terrain des valeurs éducatives et mettre en débat un certain nombre de sujets au-delà même des programmes disciplinaires stricto sensu : les élèves sont des êtres sociaux qui arrivent en classe chargés d'informations reçues via les médias, ont des histoires familiales singulières qui peuvent parfois relever d'une actualité « brûlante » (voir les débats autour du « mariage pour tous »,de l'égalité des droits, de la laïcité... etc.). Au-delà de tout prosélytisme écarté, des enseignants peuvent être parfois « désarmés » et n'osent pas aborder des sujets sensibles d'où le rappel évident d'une nécessaire formation, tant initiale que continue, de qualité.
Du côté de l'Education Nouvelle. Pour Jacques Bernardin, la question de la formation est naturellement soulignée pour que le rôle normalement dévolu à l'école s'exerce : permettre aux élèves de comprendre la société dans laquelle ils vivent mais aussi de participer à la faire évoluer. D'où le poids des orientations de la politique éducative et aussi des choix pédagogiques des enseignants : comment se situent-ils par rapport à ces missions fondatrices de l'école ? Quel(s) regard(s) porté(s) sur les enfants ? les élèves ?
D'où, comment se poser des questions sur la perception et l'expression des élèves ? Souvent, la technicité des apprentissages se fait au détriment des apports des livres, « conservatoires de l'expérience du monde », particulièrement pour ceux qui ont peu accès aux livres, créant une inégalité certaine qui participe à la discrimination d'autant que la littérature actuelle fait des « clins d'œil » culturels fréquents et nécessite donc un « arrière-fond » inégalement constitué : références incontournables à construire progressivement à l'école.
Un regard sur le monde possible avec les élèves ? Comment ?
Du côté de l'édition. On peut penser que la littérature de jeunesse permet donc aux enseignants d'avoir des supports pour aborder cette ouverture sur le monde. Entre 8 000 à 10 000 productions annuelles cumulées aux fonds des bibliothèques créent ainsi des ponts avec l'Ecole par la multiplicité de l'offre. De plus, le combat quotidien mené par maisons d'édition, auteurs et illustrateurs pour « bousculer » les représentations en prenant en compte des modèles familiaux qui bougent par exemple nous entrainent à penser que ces récits peuvent aider à penser, stimuler la discussion et provoquer ainsi des débats. Est-ce facilitateur, constitutif d'un regard en interrogation sur le monde pour les élèves ? Et dans ce cadre, le choix de l'éditeur, loin de tout discours didactique ou moral, doit être guidé par la qualité du texte qui relève de la littérature, qui doit permettre la mise à distance sans discours tout « prêt, ficelé ».
Du côté des enseignants. Dans ce sens, le SNUipp a approuvé l'introduction de la littérature de jeunesse dans les programmes de 2002 avec le progrès que furent les listes d'ouvrages proposées. Dans le débat sur les nouveaux programmes, le syndicat réaffirme la place importante de la littérature de jeunesse et l'intérêt de constituer une sorte de patrimoine commun via les listes dans lesquelles il faut y voir plus la possibilité pour les enseignants d'identifier des œuvres de qualité que le principe d'une liste « officielle » ainsi que celles d'ouvrir de nouveaux champs de réflexion et de constituer un fond de littérature de qualité. La mise en commun des fonds et ressources entre école et périscolaire conforte aussi les possibilités de débats à partir de supports d'histoires sur des thèmes parfois délicats.
Du côté de la création. Lors d'une rencontre avec des classes, selon Karim Ressouni-Demigneux, un auteur peut plus facilement aborder des sujets sensibles au nom de son statut de « créateur de l'histoire » : même s'il dit raconter ce qu'il est, il se donne le droit de ne pas répondre à certaines questions...en annonçant que, de toutes façons, il est « un gros menteur » puisqu'il « invente à partir de », mais cela lui permet aussi d'aborder des sujets comme celui des origines de par sa double nationalité, la religion ou sur la sexualité... et à la question d'une petite fille interloquée « mais...on te laisse écrire tout cela !!! », la pirouette due à la part créative du récit est aisée ! Mais la discussion a pu avoir lieu ! Il y a eu rupture dans la manière d'échanger, de débattre entre les élèves et avec un adulte : cela a été rendu possible sans jugement ni aucun autre enjeu si ce n'est celui de parler avec un adulte qui a des interrogations et des points de vue qui peuvent être différents mais... acceptables à entendre tout au moins parce que présentés de manière fictionnelle ! Sans doute aussi parce que dans un moment un peu « exceptionnel » ou particulier, limité dans le temps... « position assez confortable » selon l'auteur mais porteuse de transformations (ou d'ébauches de transformation) chez les élèves !
Dans le même cadre, pour amener des images sur des mots, l'illustrateur Zaü pose la question non pas du « comment » mais du « quoi » dessiner. Il ne se considère pas comme un documentariste mais plutôt comme un metteur en scène d'un sujet à travers l'imagination, la fiction sur du réel. C'est une interprétation beaucoup plus percutante, de son point de vue, que la réalité en mettant une focale pour, précisément, voir autrement ce qui est là : par exemple, employer d'autres couleurs que la réalité à propos du soleil, ne pas le dessiner en haut de la page mais faire un ciel... jaune ! « Pour entrer sur le terrain du racisme », il aime à dessiner des gens « d'ailleurs » et, en rencontre avec des élèves, il dessine toujours « une fille d'ailleurs » et le « spectaculaire » permet de « mettre les points sur les « i » de la différence » !
Du côté de l'Education Nouvelle. S'agit-il alors de livres « partisans » ou pas ? Assurément de livres qui donnent à penser, des livres comme « métaphores de l'expérience du monde » : derrière le récit explicite, l'implicite latent à condition que le réel ne soit pas trop brûlant ! La distance littéraire qui permet la « médiation » comme le développe Serge Boimare. Mettre ces livres au cœur de situations pour amener les élèves à construire leur propre point de vue avec des apports et des croisements d'autres points de vue. C'est un enjeu démocratique que de tendre à favoriser le développement des élèves comme sujets, laissant des temps de débat, d'argumentation pour éviter le prêt à penser. La classe permet l'expression de l'enfant quand le débat devient familier, quand la classe est un espace sécurisé dans lequel on discute avec une pluralité d'expressions respectant ainsi la liberté de chacun/e : ce que je peux dire de moi par l'accès métaphorique possible fait que ma parole est acceptée sans dévoiler mon moi intime. En tout cas, accompagner à penser le monde ainsi est certainement une chance pour l'école qui, dans une phase de mutation conséquente, doit saisir l'opportunité de repenser le « Comment vivre ensemble » qui dépasse maintenant des lieux auparavant réservés à l'école.