Tous capables ! Du pari éthique à la loi d’orientation

Tous capables !
Du pari éthique à la loi d’orientation (1)
Jacques BERNARDIN

Sujet de controverses lors du débat parlementaire, audace défendue au Sénat avant d’être ratifiée par l’Assemblée nationale (2) , l’idée que « tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser » est désormais inscrite dans la loi de juillet 2013 en tant que principe de l’éducation.
« Tous capables ! » La formule portée avec audace par le GFEN (mouvement pédagogique héritier de Langevin et de Wallon, présidents successifs de 1936 à 1962) fut d’abord un parti-pris éthique (relevant d’une philosophie de l’éducation) et simultanément un défi pédagogique (pour en attester) avant de trouver un étayage scientifique, puis de devenir un principe institutionnalisé.
Au regard des effets socialement sélectifs qui spécifient l’école française au fil des comparaisons internationales, chacun pressent l’exigence que cela fait porter sur l’École, la nécessité de pratiques en rupture avec les logiques du passé… Mais revenons sur les amonts historiques de cette conviction.

Tous capables ! Un pari sur l’humain…

Croire aux possibilités d’évolution de ceux dont personne n’attend plus rien, c’est un principe d’action pour les pionniers de l’Education Nouvelle, parmi lesquels on trouve beaucoup de médecins qui ont pris en charge des enfants dont tout le monde désespérait, enfants dits « arriérés » ou difficiles : Maria Montessori (Italie), Edouard Claparède (Institut JJ Rousseau, Genève), John Dewey (USA), Anton Makarenko (Russie soviétique), Janusz Korczak (Pologne), Ovide Decroly (Belgique) et en France, Henri Wallon (psychologue et neuropsychiatre, auteur d’une thèse sur l’Enfant turbulent en 1925)…
Ce principe d’éducabilité, qui traverse tous les courants de l’éducation Nouvelle, est assis sur une conception dynamique et optimiste de l’humain. Vision humaniste qui a peiné à s’imposer, tant elle bousculait les mentalités fatalistes jusqu’alors dominantes.

… A contre-courant de l’opinion commune

Dans les années 60, l’ouverture du Secondaire à tous les élèves à mesure de justice sociale tout autant que nécessité économique à révèle un phénomène jusqu’alors impensé : l’échec scolaire, assez massif à l’époque. Comment va-t-on alors l’expliquer ? Par la théorie des dons, entendus comme aptitudes naturelles, dont chacun hérite par son patrimoine génétique.
On en trouve trace y compris dans les textes officiels de l’Education nationale !
– 4 juillet 1961 : les programmes des classes de  fin d’étude primaire ne correspondent plus « exactement aux aptitudes d’écoliers médiocrement doués (…) » ;
– circulaire du 17 nov. 1961 : « Il faut détecter les plus doués, quel que soit l’endroit où ils se trouvent pour leur donner immédiatement les plus larges accès aux enseignements longs. » (3).
Chacun à sa juste place, l’idéal d’une société bien ordonnée, ainsi que nous l’expliquent des « autorités »… Alexis Carrel, médecin français, écrit en 1935 : « la répartition de la population d’un pays en différentes classes sociales n’est pas l’effet du hasard, ni de conventions sociales. Elle a une base biologique profonde. (…) Ceux qui sont aujourd’hui des prolétaires doivent leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit » (4)  . En 1971, Herrnstein, psychologue américain, écrit : « il se peut que la tendance au chômage se transmette par les gênes familiaux, avec à peu près la même certitude que les caries dentaires ».  En 1973, le psychologue anglais Eysenk parle de « reconnaissance de la nature biologique de l’homme et de l’inégalité génétiquement déterminée qui en résulte de façon inévitable »(5) . En France, le professeur Debray-Ritzen (1978) explique l’échec scolaire par « le caractère héréditaire des facultés intellectuelles »(6) .
Le GFEN contre la théorie des dons
« La lutte contre l’échec scolaire » est le thème du Congrès du GFEN en 1971, d’où naît l’idée d’un ouvrage pour l’étayer : ce sera l’ouvrage collectif Doué ou non doué en 1974, qui sera diffusé à 60.000 exemplaires…
Dès 1932, Henri Wallon, à l’époque vice-président du GFEN, déclarait au congrès de la Ligue Internationale de l’Education Nouvelle de Nice (plus de 2000 participants) : « Il n’y a pas d’organisme qui soit explicable sans le milieu dans lequel il se développe. Il n’y a pas d’aptitudes que l’on puisse définir sans un objet propre à ces aptitudes. L’enfant ne développe pas d’aptitudes en elles-mêmes. L’enfant, en réalité, dès le moment de sa naissance, s’adapte à son entourage » (7).
« Les ‘dons’ n’existent pas », soutient le philosophe Lucien Sève dans une longue étude publiée en octobre 1964 dans la revue L’Ecole et la Nation : « la
diversité des aptitudes intellectuelles n’est pas du tout la conséquence fatale de la diversité des données biologiques et, (…) bien que ces données biologiques aient naturellement une certaine incidence sur le développement psychique, ce sont les conditions sociales de ce développement qui décident de tout ».
En effet, si les progrès de l’espèce se fixent pour l’animal dans un patrimoine biologique, chez l’homme ils se fixent dans un patrimoine social à partir  duquel chaque individu fait l’essentiel de son développement. C’est dire « le rôle décisif de cette appropriation sociale » (du langage, de la culture…) qui s’opère initialement dans des conditions socio-familiales très diverses (7 bis).

A la même période, les sociologues révèlent la corrélation entre origine sociale et devenir scolaire, et interrogent : qui a intérêt à parler de « dons » ? Pour Bourdieu et Passeron, « la cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons » (8).

Les dons sont un prêt-à-penser idéologique justifiant les inégalités, qui déporte les raisons des difficultés vers l’individu, vers le programme génétique auquel son destin serait inexorablement soumis, indépendamment du contexte où il agit, des expériences et des interactions avec son entourage. La rhétorique des « dons » masque les conditions de socialisation qui construisent les différences, tout comme elle cherche à occulter la sélection sociale devant l’éducation.
Pour Michel Brossard, professeur en psychologie du développement à l’université de Bordeaux, l’idéologie des dons (sans cesse réactualisée)(9)  relève de la « préhistoire de la psychologie ». Pour autant, « on ne peut non plus évoquer le ‘milieu’ comme facteur explicatif ultime, ce qui serait en rester à une psychologie sommaire du conditionnement culturel, substituer un mot (milieu) à un autre (hérédité), remplacer un fatalisme de l’hérédité par une fatalité de l’héritage »(10) .
Contre la théorie du handicap socioculturel
L’idée de handicap socioculturel s’est substituée aux dons pour expliquer l’échec scolaire : celui-ci serait dû aux déficits de langage, d’ouverture culturelle, de références et d’ambition, en bref aux carences de la socialisation familiale. Dans une telle perspective, on parle de « richesse » ou de « pauvreté » du milieu, sans vraiment spécifier de quoi on parle et sans interroger le point de vue d’où l’on se situe : tendance classique à l’« ethnocentrisme », posture de domination qui consiste à considérer ses propres usages, pratiques et valeurs comme étant des référents universels.
Cette vision sera critiquée en tant qu’approche défectologique (ne pointant que les supposés manques ou déficiences, mais jamais les expériences et ressources singulières) et trop unilatérale, renvoyant la responsabilité des difficultés à l’enfant et/ou sa famille, sans jamais interroger l’école, ses valeurs et ses pratiques.
Est-ce l’élève qui est handicapé ou l’école qui est handicapante ? Pour la sociologie critique des années 70, c’est le système éducatif qui transforme les injustices sociales en inégalités scolaires. Dans l’espace socio-familial, se construit un habitus (dispositions psychiques incorporées : rapport au monde, façons de penser et de parler, etc.) qui va constituer une grille d’appréhension du réel. Bourdieu parle de violence symbolique lorsque le système scolaire présuppose chacun des élèves de plain-pied avec ses exigences (en matière de disposition vis-à-vis des études, de références culturelles, de rapport au langage). Il discrimine et sélectionne en supposant présent chez tous ce qui ne fait connivence que pour certains et « en ne donnant pas explicitement ce qu’il exige » (11).
Il n’y a pas de fatalité de l’héritage… Débat critique important, nécessitant confirmation pratique.

Un défi pédagogique

Dans la scolarité « ordinaire », deux expériences vont confirmer la non fatalité de l’échec, contrer les idées reçues quant aux dons ou aux handicaps socioculturels et étayer le « Tous capables »…
L’expérience du XXème arrondissement de Paris
Robert Gloton, IEN élève de Wallon et qui lui-même deviendra président du GFEN, conduit une expérience de 1962 à 1971 dans le 20è arr., alors quartier au recrutement populaire où près de 60 % des élèves de CM2 ont redoublé de un à trois ans. Le challenge : éradiquer l’échec scolaire, permettre une scolarité sans redoublement, avec les mêmes exigences quant aux programmes (12).
L’expérience va concerner de 33 à 40 classes, avec des enseignants volontaires. Si aucune compétence technique particulière n’est requise, « trois qualités sont indispensables : l’optimisme pédagogique, le postulat que chez tout enfant les ressources personnelles sont considérables, qu’on ne doit jamais désespérer de celui qui a été jugé par d’autres irrécupérable et ne jamais le traiter comme tel ; un minimum d’imagination créatrice, chacun étant chaque jour poussé à inventer, sur la base des options générales ; l’esprit d’équipe (… ) », la mise en commun des problèmes et des solutions imaginées, sur le plan matériel comme pédagogique (13) .
L’expérience dure 9 ans. Tous les élèves entrent en 6è sans redoubler, plus de 90 % réussissent le BEPC « à l’heure ». Les proviseurs de lycée reconnaissent que les élèves du groupe du 20ème – outre leur curiosité, leur goût d’apprendre et de comprendre – sont parmi les meilleurs en français et en mathématiques. Toutefois, certains professeurs trouvent que ces élèves, habitués à débattre, ont trop de franc-parler… Mais preuve est faite que l’échec scolaire n’est pas une fatalité.
L’expérience du Tchad
En 1971, Henri Bassis, directeur d’école dans le 20è, a l’opportunité avec sa femme Odette de reprendre un projet de coopération en panne, avec 60 classes expérimentales dans le sud du Tchad. Ce qui a réussi pour les enfants du 20è est-il applicable dans un contexte africain, avec des enfants de culture si différente, dans un pays des plus démunis, avec 45 à 80 élèves par classe et des enseignants n’ayant que le Certificat d’études primaires et au maximum le BEPC ?
Sur la base de ce qu’ils engagent, avec l’équipe franco-tchadienne qu’ils constituent et forment sur place, des transformations s’opèrent. Alerté, le Directeur général de l’Enseignement du Tchad s’inquiète et demande à voir les classes… De retour, il convoque l’équipe et déclare : « Voilà ce qu’il nous faut ! Le travail en équipes, je veux le voir dans tout le Tchad ». Une vaste expérience de formation-transformation des maîtres va alors être conduite sur l’ensemble du territoire, de 1971 à 1975 (14) . Démonstration sera faite, à grande échelle, de l’inanité de la théorie des ‘dons’ ou de celle des ‘handicaps socioculturels’ comme justification d’un échec scolaire prétendument fatal.
Au principe des transformations opérées : une transformation des modalités d’apprentissage, de nature à permettre l’engagement intellectuel de chacun et la compréhension partagée. Basée sur le double apport de Piaget et de Wallon pour la psychogenèse de la connaissance, de Bachelard pour la notion de rupture épistémologique, ce qui s’appelait originellement « méthode d’observation »(15) , va désormais devenir démarche d’auto-socio-construction des savoirs, formalisée dans l’ouvrage collectif du GFEN : Quelles pratiques pour une autre école ? Le savoir aussi, ça se construit !   (16)
Il faudra attendre le second tirage pour que l’éditeur accepte le bandeau : TOUS CAPABLES ! 
Bernard Charlot, philosophe et sociologue, fournit une contribution conclusive à l’ouvrage avec un titre évocateur : « Je serai ouvrier comme papa, alors à quoi ça me sert d’apprendre ? », amorçant des travaux qu’il dépliera au sein de l’équipe ESCOL (Université Paris 8) sur le rapport au savoir.

L’appui des recherches…

Le GFEN n’a cessé de croiser recherches pratiques et étayage scientifique, en s’appropriant les avancées dans divers domaines. Le « tous capables ! » trouve ses appuis du côté de la génétique (et des neurosciences), de la psychologie sociale (l’effet des attentes) et de la sociologie, indispensable pour comprendre la façon dont se constitue et peut se recomposer le rapport à l’école et au savoir.
Génétique et neurosciences
Ce sont d’abord, dans les années 80, les travaux d’Albert Jacquard, polytechnicien du Service génétique de l’INED et dont on connaît des engagements éthiques, avec lequel nous allons mener de nombreuses initiatives (soirées, débats, prises de positions publiques). Ses ouvrages de vulgarisation ont des titres éloquents : Éloge de la différence, Au péril de la Science, Moi et les autres, Inventer l’homme (17) . Il démonte les contre-vérités, dénonce les raisonnements tronqués qui s’habillent des habits de la science pour soutenir des thèses innéistes et fatalistes, argumente sur ce qui fait « la spécificité de l’être humain (…) l’importance de son pouvoir d’auto création »(18) .
Plus récemment, en 2009, alors que resurgissaient les discours sur les « talents » et « aptitudes », sur l’apologie du mérite individuel et de l’excellence, le GFEN coordonne un nouvel ouvrage : Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard (19). Selon Michel Duyme, directeur de recherche au CNRS (INSERM de Montpellier) qui y contribue : « Il est maintenant bien établi qu’un environnement enrichi facilite non seulement les apprentissages mais développe les interconnections synaptiques du système nerveux central. Les apprentissages transforment biologiquement le cerveau »(20) . Plasticité cérébrale désormais attestée, concept fédérateur des neurosciences qui finit d’invalider la théorie des dons. Conception dynamique du développement renvoyant à la centralité des expériences et des interactions du sujet avec son environnement.
Psychologie sociale
Concernant les interactions éducatives, les travaux de Rosenthal et Jacobson dans les années 70 sur l’effet Pygmalion  (21) méritent l’attention. Contestés, ils ont été soumis au débat critique à travers de multiples recherches, évoquées dans une note de synthèse parue en 2003 dans la Revue Française de Pédagogie. Ces recherches attestent de l’importance des attentes professorales à l’égard de celui qui apprend, attentes qui se traduisent par des modifications bien souvent inconscientes du comportement et de la conduite de classe, qui participent à l’« autoréalisation des prophéties », confirmant en boucle le regard porté sur l’élève (22) . Un récent dossier Veille et analyse de l’Ifé (2011) portant sur les effets des pratiques pédagogiques sur les apprentissages fait abondamment référence aux incidences des « attentes fortes à l’égard des élèves »(23) .
Signalons que parmi tous les facteurs déterminant les attentes professorales, le plus influant  est… l’origine sociale des élèves. Les enseignants seraient-ils victimes d’un aveuglement sociologique ?
Sociologie
Bien qu’important dans la relation éducative, le phénomène des attentes ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la récurrence des difficultés des élèves de milieux populaires face aux apprentissages, qui s’inscrivent dans un continuum historique. Qu’est-ce qui pose problème dans la confrontation à la culture scolaire ? Quels seuils les élèves qui ne sont pas dans la connivence culturelle doivent-ils franchir pour accéder aux concepts, aux oeuvres culturelles et aux outils intellectuels ?
Appui intéressant pour plaider la non fatalité de l’ordre des choses, le fait que les destins scolaires ne sont pas aussi prédéterminés que les théories de la Reproduction peuvent le laisser supposer : bien des élèves échappent aux corrélations statistiques…
L’éclairage scientifique est ici du côté de la sociologie de l’éducation et de la culture, notamment des travaux de l’équipe Escol sur le rapport au savoir et de Bernard Lahire sur la culture écrite.
Comment se génèrent les parcours scolaires de réussite ou d’échec qui sont toujours singuliers ? A partir des années 90, des recherches microsociologiques vont se développer, creusant ce que les visions plus distanciées de la sociologie critique ont du mal à saisir, notamment :
– la compréhension des cas atypiques qui échappent aux corrélations statistiques ;
– les caractéristiques différenciatrices du rapport des élèves à la scolarité et au savoir et les processus par lesquels se tissent les destins scolaires heureux ou malheureux ;
– les déplacements sur les plans langagier, cognitif et culturel qu’exigent les apprentissages scolaires, produits d’une culture écrite socio-historiquement constituée.
Quel sens les élèves donnent-ils à leur présence à l’école et à ce qu’ils apprennent ? Quelle posture adopter, quelle visée et quels moyens pensent-ils adéquats pour apprendre ? C’est ce qui sera au coeur de 30 ans de recherches, de la maternelle au lycée professionnel. Nous y reviendrons…
Si de belles réussites sont possibles pour des élèves en éducation prioritaire dont tout laissait présager du contraire, c’est que cela est potentiellement possible pour tous. Reste à en comprendre les ressorts pour les activer de façon consciente et déterminée. C’est là que la pédagogie peut prendre le relais (24) . Et ce, d’autant plus qu’elle est soutenue et accompagnée par une politique éducative d’ensemble, qui prescrit un nouvel horizon pour l’Ecole.

Une nouvelle orientation de la politique éducative

Jusqu’alors, on ne parlait que d‘égalité des chances, visée qui faisait assez largement consensus. A quelle idée de la démocratisation cette logique renvoie-t-elle ?
Promouvoir l’égalité des chances
C’est une idée novatrice, progressiste à l’origine, proposant de substituer le mérite aux privilèges hérités de naissance : grâce à l’éducation, tout un chacun peut accéder aux plus hautes fonctions et responsabilités. Mais le problème avec l’égalité des chances, c’est qu’elle contient en germe des idées discutables sur le plan éducatif…
L’égalité des chances renvoie à l’idée qu’indépendamment de l’origine sociale, les potentialités sont diverses, et qu’il appartient à l’école de les révéler. Égaliser les chances, c’est mieux détecter les compétences là où elles se trouvent, repérer les talents et aptitudes et lever les obstacles à l’épanouissement de ces capacités natives. C’est aider matériellement ceux qu’on a détectés par des bourses d’étude, des internats ou l’accès aux grandes écoles… mais sans rien changer pour le plus grand nombre, ni au fonctionnement de l’école : c’est alors une promesse de démocratisation, mais restreinte. L’objectif revient à sélectionner plus « justement » l’élite, au service d’une économie toujours plus compétitive.
L’égalité des chances prépare à l’inégalité des destinées, avec des gagnants et des perdants. Au mérite des uns fait écho la disqualification des autres, qui ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, faute d’avoir « saisi leur chance ». Renvoi à l’individu d’un échec alors intériorisé comme incapacité personnelle, masquant sa dimension ségrégative. Comme le remarquait un sociologue : « L’égalité des chances, plus on en parle, moins on la voit à l’oeuvre ». 
Démocratiser l’accès aux savoirs
La démocratisation peut être pensée autrement, non pas viser le repérage et l’écrémage de quelques élèves jugés plus « méritants » mais viser la promotion de tous, former non seulement les futurs agents économiques mais d’abord et essentiellement l’homme et le citoyen.
C’est alors missionner l’école pour faire avec les différences sans les penser comme des inégalités, pour enrayer les mécanismes de la reproduction ségrégative, pour faire oeuvre de justice dans l’accès au savoir, à la culture. Ce qui suppose d’avoir une autre vision de l’humain, moins héritier de capacités natives qu’en perpétuel développement, potentiel en jachère qu’il convient de cultiver.
« Tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser », tel est désormais le principe d’éducation qui fait loi… et qui met les pratiques au défi de l’incarner !

Tous capables ! Les pratiques à l’épreuve…

Après avoir combattu les dons, l’idée d’inégalités naturelles et les handicaps socioculturels, reste à affiner le contenu du « tous capables », formule qui peut se présenter comme « incantation magique » faute d’interroger la nature des différences entre les individus (produits d’une histoire à la fois personnelle et sociale), laissant en suspens la question du « capables »… oui, mais de quoi ?
Au vu de l’histoire, les hommes n’ont qu’une capacité native : celle de surmonter leurs handicaps, d’accroître leurs pouvoirs en surmontant les obstacles et en faisant reculer les limites de leur condition. Il faut donc penser le « tous capables » non pas comme donnée de nature mais comme conquête, acte de rupture avec les fatalités intériorisées, avec l’auto limitation des possibles …
Invitation à oser le dépassement de soi, à déborder le sentiment d’impuissance et à s’étonner de capacités insoupçonnées : c’est à l’éducation d’en favoriser les conditions.
Penser autrement les différences…
Pour beaucoup d’enseignants, l’hétérogénéité plombe l’exercice professionnel, est une contrainte qui barre les ambitions éducatives, oblige à une différenciation épuisante, aux effets médiocres et parfois désespérants. On pense l’hétérogénéité à partir des résultats scolaires, mais en oubliant d’en interroger les amonts qui pourraient les expliquer. Faute de cela, on est condamné à la répétition.
Identifier la nature des difficultés des élèves, c’est la première des difficultés… des enseignants, selon l’Inspection générale (25) . Si on peut repérer des incompréhensions conceptuelles relevant des disciplines, amenant à reconsidérer les séances de découverte, on constate au-delà des récurrences dans les façons d’être et de faire des élèves : invitation à explorer, de façon plus transversale, leur rapport au savoir. Rappelons quelques éléments qui « font la différence », quant au sens qu’ils donnent au savoir d’une part, quant à leur façon de penser l’apprentissage d’autre part.
Pour les élèves scolairement fragiles, le sens des savoirs est étroitement instrumentalisé, au service d’exigences scolaro-centrées (contrôles, passages de classe) ou du futur professionnel (souvent fantasmé). On peut parler d’extériorité des objets de savoir conçus comme vérités formelles et atemporelles, à recevoir, mémoriser et restituer lors des contrôles. L’apprentissage est conçu comme activité réceptive (« il faut écouter ») et réduite au « faire » (« il faut travailler… faire ce qu’on nous demande »), dans l’aveuglement à l’égard du but et de l’enjeu de l’activité, donc de ses critères de pertinence, ce qui est facteur d’une dépendance excessive à l’enseignant. Ce qui pourrait expliquer leurs demandes incessantes pour qu’il redise la consigne, avalise le travail engagé et les guide au pas à pas… sans pour autant que ces élèves restent attentifs lors de la correction !
A contrario, pour les élèves en réussite, les savoirs sont investis pour leur valeur formative et émancipatrice, sont perçus comme des clés de compréhension du réel, repères structurants face au chaos du monde, outils d’une maîtrise accrue de l’environnement élargissant les pouvoirs d’action. L’apprentissage est appréhendé comme processus nécessitant l’engagement personnel, les essais réitérés et la persévérance, occasion à au-delà des objets travaillés à d’exercer et de développer sa pensée, ses capacités de réflexion. S’interrogeant sur le but des activités et faisant des mises en relation avec ce qui s’y réfère, ils sont plus à même de prendre distance et de s’autoréguler. Pour eux, une fois le travail fini, l’activité n’est pas terminée : elle se poursuit lors de la correction, qui permet d’identifier les acquis mais aussi les points à reprendre pour parfaire leur maîtrise.
Apprendre ensemble, réussir tous
La différenciation consiste souvent à simplifier, segmenter, guider et aider davantage, au risque d’affadir l’enjeu des tâches, de pulvériser l’unité de l’activité, de conforter la dépendance. Le résultat de ces aménagements : la paix dans la classe… mais une dispersion croissante des acquis.
A contrario, il nous faut conjuguer diversité des élèves et convergence des objectifs. Au regard des déplacements à faire opérer par les élèves les plus éloignés de l’univers scolaire, deux axes sont à investir : la nature des situations d’une part, la conduite des activités d’autre part.
La nature des situations. 
Si on sait assez bien exercer et contrôler, c’est la découverte des notions, la construction de concepts et des techniques intellectuelles qui méritent une attention accrue. Deux éléments peuvent y aider : l’interrogation épistémologique d’une part, l’analyse des difficultés récurrentes des élèves d’autre part. Les savoirs sont nés comme réponse à des problèmes, ils résultent d’une genèse faite d’essais réitérés, de reprises et d’emprunts, sont fruits « d’erreurs rectifiées »… Dans le domaine scientifique de façon patente, mais cela vaut dans bien d’autres domaines. L’oeuvre littéraire, musicale ou plastique s’inscrit elle aussi dans un contexte, met en tension des contraintes, le matériau et les procédés d’expression étant pliés au service de l’intention de l’auteur.
Sauf à être dans la démagogie et le renoncement, ce n’est pas en simplifiant à l’excès que l’on aide les élèves à apprendre et à progresser, mais à travers des situations ayant une certaine épaisseur culturelle et conceptuelle permettant de « rejouer » ces épreuves du passé, traduites dans des situations adaptées à l’âge des élèves, à travers des activités complexes et ambitieuses, à la hauteur des attentes que l’on soutient – à travers elles – à leur égard. Ainsi que le soutient Catherine Tauveron en matière de rapport au langage et à la littérature, « plus nous croyons les enfants limités, plus nous les mettons en incapacité de pouvoir dépasser leurs limites » (26).
Répondre à la question du sens oblige à « opérer une refondation épistémologique de la culture » poursuit Yves Chevallard, depuis la didactique des mathématiques (27), refondation qui consiste à appréhender les savoirs comme réponse à des problèmes, conquête de l’humanité sur la nature et l’ordre immuable des choses : échanger des messages à distance, transmettre les acquis aux générations suivantes, conserver trace de grandes quantités, gérer des échanges, édifier des monuments, échapper aux maladies, aux catastrophes, prévoir et non subir…
Qu’est-ce qui fait sens pour les élèves ? Ce qui fait écho à leurs préoccupations, ce qui les aide à se construire, à gagner en maîtrise, ce qui participe à leur développement intellectuel et personnel :
– les situations-défis, occasions de se mettre à l’épreuve et de réhabiliter l’estime de soi ;
– les énigmes, les situations problématiques qui « réchauffent les significations cristallisées » (Y.Clot), créent le doute et l’interrogation, stimulent la curiosité et l’envie de comprendre ;
– l’approche anthropologique des savoirs, vécus comme clés résolutives face aux impasses, sésames de l’intelligence, dont la (re)découverte les affilie à l’histoire humaine.
Ecoutons Bachelard à ce propos, dont les travaux réfèrent à l’épistémologie des sciences : « Balzac disait que les célibataires remplacent les sentiments par des habitudes. De même, les professeurs remplacent les découvertes par des leçons. Contre cette indolence intellectuelle qui nous prive peu à peu de notre sens des nouveautés spirituelles, l’enseignement des découvertes le long de l’histoire scientifique est d’un grand secours. Pour apprendre aux élèves à inventer, il est bon de leur donner le sentiment qu’ils auraient pu découvrir » (28).
La conduite des activités
Les amener à se penser « tous capables ! » nécessite d’abord à pour ceux qui ont intériorisé le contraire à de créer une suspension, un contexte favorable pour qu’ils acceptent de « jouer le jeu », de se risquer… L’amorce de l’activité est donc un moment clé : savoir quel est l’enjeu de ce que l’on propose, clarifier l’attendu de la consigne, poser le cadre (visée, modalités de travail, durée…).
Chacun peut d’autant plus s’investir dans une activité de recherche que le cadre est structuré, que les attentes de l’enseignant et le climat de classe contribuent à sécuriser l’espace d’apprentissage.
Si l’enjeu est de gagner l’implication de chacun, les situations d’apprentissage se caractérisent par un degré de complexité qui outrepasse les acquis des uns et des autres, à la fois les convoquent et en éprouvent les limites, appelant à leur dépassement. C’est dans la confrontation entre pairs que les solutions vont devoir être justifiées, argumentées… invalidées et réaménagées, construites au fil d’un débat de preuves exigeant, où l’erreur est le moteur de l’élaboration commune.
La confiance en soi se fortifie dans les épreuves, grâce aux obstacles surmontés, dans le sentiment réitéré de victoires sur l’impossible… Y compris jusqu’à l’expérience jubilatoire de la pensée. En effet, pas d’apprentissage véritable qui ne ménage un moment de recul réflexif permettant une ressaisie de l’objet, une mise à jour des procédures intellectuelles : bien que n’ayant pas réussi la tâche, je peux néanmoins réussir l’activité, comprendre l’essentiel, « tirer leçon » de l’expérience…

Conclusion

Se sentir réellement « capable » nécessite de l’avoir éprouvé et pas seulement de l’avoir entendu : c’est dire l’importance de vivre des défis, des expériences fortes pour s’en persuader intimement…
Le moteur du « Tous capables » : le sentiment de réussir ce dont on ne s’imaginait pas être capable. Chaque victoire sur soi en appelle d’autres, étapes graduées d’élargissement des possibilités, de transformation de l’horizon d’attentes. Encore faut-il accepter, une première fois, de se risquer…
Si l’enjeu est que chacun se « sente capable…», il est clair que c’est de la conjugaison des apports de tous que cela se nourrit et se renforce. Autrement dit, c’est à travers des apprentissages vécus comme conquêtes collectives que le « Tous capables » prend forme, aventure solidaire d’un collectif s’inscrivant à par ces conquêtes à dans la dynamique émancipatrice de l’humanité.

 (1) Journée de formation des professeurs stagiaires du second degré à Académie de Rennes, Jeudi 27 mars 2014 – ESPE de Rennes (et Brest)
 (2) Chapitre Ier, Section 1 « Les principes de l’éducation », article 2 de la Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République (JO N°0157 du 9 juillet 2013)
 (3) GFEN (1974), L’échec scolaire : « Doué ou non doué ? », Editions sociales, 1974, p. 91-92.
 (4) Alexis Carrel (1935), l’Homme, cet inconnu, Plon (il a soutenu des thèses eugénistes et eu des liens avec Pétain).
 (5)Eysenck H.J. (1973), L’inégalité de l’Homme (The Inequality of man, Londres, Temple Smith).
 (6) Debray-Ritzen P. (1978), Lettre ouverte aux parents des petits écoliers, Paris, Albin Michel. Citations qui sont extraites de Schiff M. (1982), L’intelligence gaspillée. Inégalité sociale, injustice scolaire, Paris, Seuil.
 (7) Au congrès de la L.I.E.N. Cité dans GFEN (1974), L’échec scolaire : Doué ou non doué ? Op. cit. p. 106.
(7bis) Lucien Sève, « Les
« dons » n’existent pas », article repris et partiellement
résumé dans l’ouvrage collectif déjà cité Doué
ou non doué
, p. 28-46 (passages cités, p. 30 et 40-41).
 (8) P. Bourdieu et J-C. Passeron (1964), Les Héritiers, Ed. de Minuit (cité p. 47 de l’ouvrage précédent).
 (9) Elèves « abstraits » ou « concrets » ; ayant des « talents », « aptitudes » ou « formes d’excellences » spécifiques…
 (10) Michel Brossard (1974), « Diversité culturelle, inégalités de développement », in L‘échec scolaire… Op. cit., p. 239.
(11)P. Bourdieu, J.-C. Passeron (1970), La Reproduction, Paris, Ed. de Minuit.
(12) Cf. Robert Gloton, (1970), A la recherche de l’école de demain. Le groupe expérimental du XXè arrondissement de Paris, Cahiers de Pédagogie Moderne. 43, Armand Colin
(13) Robert Gloton (1979), Au pays des enfants masqués, Casterman, p. 202-218 (passage cité : p. 209).
 (14) Henri Bassis (1978), Des maîtres pour une autre école : former ou transformer ?  Casterman.
 (15) Aurélien Fabre (1972), L’école active expérimentale, PUF (Vice-président du GFEN à l’époque).
 (16) GFEN (1982), Quelles pratiques pour une autre école ? Le savoir aussi, ça se construit ! Casterman.
 (17) Albert Jacquard (1978), Éloge de la différence. La génétique et les hommes, Seuil ; (1982) Au péril de la Science, Seuil ; (1983) Moi et les Autres, Seuil…
 (18) Albert Jacquard (1984), Inventer l’homme, éditions Complexe (coll. Le Genre humain), p. 167.
 (19) GFEN (2009), Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute.
 (20) M. Duyme, C. Capron (2009), « Handicap, performances intellectuelles et inégalités scolaires », Ibidem, p. 45
 (21) Robert A. Rosenthal et Lenore Jacobson (1971), Pygmalion à l’école. L’attente du maître et le développement intellectuel des élèves, Casterman.
 (22) David Trouilloud, Philippe Sarrazin (2003), « Les connaissance actuelles sur l’effet Pygmalion : processus, poids et modulateurs » (Note de synthèse), Revue Française de Pédagogie N°145, oct.-nov.-déc. 2003, p. 89-119.
 (23) Annie Feyfant, « Effets des pratiques pédagogiques sur  les apprentissages », Dossier d’actualité Veille et analyses, n°65, septembre 2011, Ifé-ENS de Lyon (notamment p. 7 à 10).
(24)  Pour une synthèse des travaux de recherche précédents et la proposition de perspectives pédagogiques, cf. Jacques Bernardin (2013), Le rapport à l’école des élèves de milieux populaires, De Boeck.
(25) Anne Armand, Béatrice Gille (2006), « La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves », Rapport IGEN-IGAENR.
(26) Catherine Tauveron (2011), site du Café Pédagogique, avril 2011.
(27) Yves Chevallard (2003), « Approche anthropologique du rapport au savoir et didactique des mathématiques », Rapport au savoir et didactique, Sylvette Maury et Michel Caillot (dir.), Ed. Fabert, p. 20.
(28) Gaston Bachelard (1938), La formation de l’esprit scientifique, Vrin, rééd. 1993, p. 247.