« Panser l’erreur à l’école : de l’erreur au dysfonctionnement », d’Yves REUTER

Presses universitaires du Septentrion – novembre 2013

Yves REUTER 

Yves Reuter pense l’erreur depuis de nombreuses années, à travers un long parcours d’enseignement, de formation et de recherche ; il a commencé à s’y intéresser dans les années 1980. En fait, il ne peut pas penser l’enseignement et les apprentissages sans la notion d’erreur.

« L’essai et la réussite, l’erreur et la découverte, l’effort et la réalisation, ont entre eux une solidarité intime et nécessaire. Méconnaître l’un, c’est retirer tout support à l’autre. » Cette phrase de Wallon est mise en exergue parmi d’autres, au début du livre. Du point de vue de l’erreur, Reuter avoue une grande dépendance vis-à-vis des thèses de Jean-Pierre Astolfi, avec lequel il « discutait » souvent, au sens scientifique du terme. La filiation est annoncée !
Qu’est-ce que l’erreur ? « La manifestation d’un écart à une norme » ? Il n’y en a pas vraiment de définition, ni de description, elle est souvent confondue ou assimiliée à une cause interprétée. Elle fait l’objet d’une espèce d’évidence et de consensus dans la société. A l’école, elle a un caractère négatif. Pour preuve, les termes employés pour la désigner sont chargés de connotations négatives : anomalie, bêtise, bourde, confusion, désordre, fausse note, gaucherie, imperfection, incohérence, incorrection, faute.
Elle est réduite à la fonction d’évaluer les élèves (de manière négative puisqu’on compte ce qui ne va pas) et de confirmer les thèses comme la baisse de niveau ou l’échec de l’Ecole. La faute est attribuée à l’élève (il est étourdi ou paresseux), à ses origines familiales et sociales (déstructuration familiale, difficultés éducatives, manque de culture, rapport au langage).
La gestion de l’erreur est donc du registre de la répression, on va essayer de l’éviter, on va la corriger, pratiquer la tolérance zéro, la relever systématiquement (soulignée en rouge dans les copies) et la stigmatiser. Elle relèverait d’une sorte de délinquance scolaire, une infraction à des normes ou des règles.
Cette conception classique de l’erreur découle d’une conception d’un enseignement transmissif, des apprentissages linéaires et des contenus sacralisés. Yves Reuter questionne ce discours et interroge le statut de l’erreur. On ne peut pas toujours rapporter l’erreur à une norme, une solution unique, même en orthographe ! Les évidences ne résistent pas à l’analyse. Les choses sont complexes et c’est plutôt l’absence d’erreurs qui devrait nous alerter… Le fait qu’un élève commette des erreurs manifeste qu’au moins, il a accepté d’entrer dans les systèmes didactiques et qu’il est en activité.
Yves Reuter pense que l’erreur n’est pas une fin en soi mais une ouverture à d’autres questions, orientées vers les contenus didactiques ou vers les enseignants. Il faut exploiter l’erreur comme un outil et non plus comme un défaut, explique-t-il. Il n’y a pas une cause d’erreurs mais bien plutôt « un chaînage de causes » qui échappent souvent aux élèves. Son statut à l’école doit être reconsidéré comme climat fondamental des systèmes didactiques. Sa fonctionnalité pourrait être beaucoup plus importante que ne le suppose l’enseignement classique.
Yves Reuter pose alors le mot et le concept de dysfonctionnement. Le terme lui paraît moins moralisateur que faute et surtout plus ouvert et dynamique pour désigner « l’articulation entre une variante et sa désignation en tant que problème ». Le dysfonctionnement présente un caractère structurel car il est omniprésent, fréquent, résistant, persistant. C’est un passage obligé dans la forme scolaire, milieu privilégié différent de l’espace professionnel par exemple, qui « autorise tâtonnements, essais, erreurs, en garantissant l’intégrité du sujet et permettant d’évaluer les produits à l’aune  des apprentissages ». L’école se fonde donc sur le droit à l’erreur, qui devient « un outil pour enseigner » (référence au titre d’Astolfi), guider les élèves et s’apercevoir de leurs apprentissages.
Yves Reuter développe la fonction heuristique du dysfonctionnement, comme « témoin » (Astolfi) d’un existant ou de fonctionnements à l’oeuvre, comme outil d’interrogation et de compréhension.
L’intérêt primordial de la fonction heuristique est d’éclairer le fonctionnement des élèves et des apprentissages.
Le dysfonctionnement permet de mieux comprendre le processus d’élaboration des connaissances ainsi que les connaissances déjà en place. Il manifeste de connaissances élaborées, même si elles méritent d’être affinées quand, par exemple, un jeune enfant  dit « il prenda ou prendit » pour « il prit », il montre qu’il connait des régularités des formes verbales. On peut donc considérer les erreurs comme transitoires et normales.
Des manières de penser peuvent être différentes mais pas « moins bien » ou illogiques, c’est selon l’âge ou la situation… Exemple : le jeune  enfant qui croit que le mot désignant le lion est très gros, bien plus que celui qui désigne une coccinelle !
Les théories actuelles issues des travaux de recherche en sociologie, psychologie, didactique montrent qu’apprendre est le fait de relier de nouvelles connaissances à des représentations antérieures qui soit aident, soit font obstacle. Ces représentations peuvent constituer de véritables obstacles épistémologiques (cf Bachelard).
Les erreurs peuvent renvoyer à des manières de faire des élèves et donc inciter à  observer comment ils s’y prennent pour effectuer une tâche. Elles peuvent aussi renseigner sur le fait que l’apprentissage ne fait pas sens pour l’élève.
La fonction heuristique du dysfonctionnement porte aussi sur le fonctionnement de l’enseignement. Cela concerne les modes de travail pédagogique, les stratégies mises en place, les  consignes données et le manque de clarté (l’implicite qui demande une connivence avec les pratiques scolaires).
Le dernier point concerne le savoir lui-même, les contenus et les fonctionnements disciplinaires. Les erreurs sont présentes parce que les contenus sont complexes, parce que les pratiques langagières sont importantes (différence entre langage courant et langage de la discipline), parce qu’il est question de contrats et de malentendus.
Le dysfonctionnement a également une valeur épistémologique, c’est-à-dire qu’il permet de penser les didactiques elles-mêmes. En analysant le fonctionnement des disciplines  on s’aperçoit qu’il y a des catégories d’erreurs, une hiérarchie, des modes de gestion différents selon les disciplines.
Yves Reuter s’engage ensuite dans un dernier chapitre en proposant des « interventions » pédagogiques, des pistes pour utiliser le dysfonctionnement. Il recense un certain nombre de tensions professionnelles qu’il est important de réfléchir : imposer ou étayer ? Privilégier le résultat ou la démarche ? Intervenir ou non ? « Avancer » ou prendre le temps de la connaissance ou de la reconnaissance de l’erreur ? Éradiquer les erreurs ou développer une position réflexive sur les dysfonctionnements ? Refaire à l’identique ou faire autrement ? Répéter ou varier les stratégies ?… Il explicite un certain nombre de situations d’apprentissage sans tomber dans la prescription mais pour élargir la palette des possibles pour les formateurs ou les enseignants.
En conclusion, Yves Reuter estime que l’erreur en soi n’est pas formative, c’est le dispositif mis en place qui peut permettre une prise de cosncience, une possibilité de transformation.

Un petit livre (130 pages pour un coût de 14 €) très bien structuré : chaque chapitre est découpé en paragraphes courts, bien hiérarchisés et possède une conclusion. Les développements sont annoncés à l’avance et chacun entraîne le suivant. Les énoncés sont clairs et précis, illustrés par de nombreux exemples. Les idées sont maturées, nourries par les recherches et par le terrain. Un livre indispensable en formation pour « panser » la pédagogie…

Isabelle Lardon