Qu’est-ce qu’un mouvement pédagogique aujourd’hui ?

Jacques Bernardin (GFEN)

Répondre à cette question amène à déplier les caractéristiques distinctives des mouvements pédagogiques actuels afin d’en dresser un portrait générique, ici brossé en plusieurs touches :

–       cerner leur singularité associative dans le paysage social ;

–       revenir sur la genèse constitutive de leur orientation ;

–       inventorier leurs fonctions et leurs moyens d’action.

I/ Une place singulière dans le paysage social

Le domaine propre au mouvement pédagogique, c’est le champ des pratiques éducatives.Il se démarque du champ politique et du champ syndical… mais questionne pourtant :

 *l’idéologie qui sous-tend les choix éducatifs : quelle idée de l’Homme (Chacun naît ainsi… ou n’est qu’un devenir : naturalisation versus développement) ? Quelles visées de l’éducation, au regard de la société actuelle et à venir (en référence aux choix précédents de l’élitisme, de l’excellence, d’une école visant la performance des résultats et l’individualisme exacerbé) ?

*le cadre et les moyens de leur mise en oeuvre : quelle orientation de la politique éducative ? Quels moyens sont mis en oeuvre sur le plan structurel, sont-ils en phase avec ces intentions ? (Hier : sectorisation et internats d’excellence, mise en concurrence des établissements, pré-apprentissage[dispositif DIMA], multiplication de dispositifs d’aide personnalisée et casse des RASED, chute de la scolarisation maternelle, etc. Aujourd’hui, principe de mixité sociale et scolaire, réorganisation du cursus, programme et attendus…)

*les prescriptions officielles, qui ont des incidences au quotidien.Rappelons-nous en matière d’apprentissage de la lecture [De Robien, 2006] et les programmes de 2008, au parfum de « réaction pédagogique » : place faite aux mécanismes, à la mémoire, à l’autorité version autoritarisme…

Le mouvement pédagogique se démarque également, dans le champ éducatif :

de la recherche, qui fournit des outils de lecture, d’intelligibilité, de compréhension de phénomènes,qui dresse l’état des lieux… mais n’explore pas des possibles d’action ;

des associations de spécialistes (AFEF, IREM, etc.), centrées sur la didactique de leur discipline mais parfois au détriment de la pédagogie. Or, l’échec ségrégatif et le manque d’intérêt de bien des élèves pour ce qui est proposé à l’école tendent à prouver que la réalité « déborde » la didactique ;

de l’éducation populaire, centrée sur une démocratisation culturelle pensée en terme d’accessibilité élargie, soucieuse de promotion culturelle et de pratique sportive de masse… plus que sur la recherche des modalités de leur mise en oeuvre,qui ont pourtant des incidences différentielles au regard de ses objectifs de démocratisation de l’accès au savoir et d’émancipation intellectuelle.

… et pourtant, le mouvement pédagogique :

*est attentif aux recherches, pour élaborer ses problématiques et formaliser ses outils  mais aussi les soumettre à l’épreuve critique et les actualiser(ex. sur les questions de rapport à l’école et au savoir ou à propos du débat pédagogie active / pédagogie explicite) ;

* intègre une approche didactique : la pédagogie ne peut opérer « en suspension » des objets d’apprentissages, sauf à penser que la méthodologie et les détours stratégiques (comme les projets) prévaudraient sur les contenus(d’où la place accordée à la réflexion épistémologique sur leur essence constitutive et la prise en compte des représentations des élèves, afin d’imaginer l’agencement des étapes de l’appropriation) ;

*vise une diffusion élargie, souhaite que sa vision de l’éducation devienne populaire.Par ailleurs, bien que faisant une large place aux pratiques scolaires(héritage du passé), ses problématiques, réflexions et pratiques ont aujourd’hui une résonance bien au-delà des murs de l’école.

II/ Des orientations redevables à une histoire

 Que ce soit l’ICEM, le CRAP ou le GFEN, tous se définissent comme mouvements d’Éducation Nouvelle. Quels jalons sont constitutifs de leur orientation ?

1)    La « méthode active ».

Cette mouvance éducative émerge dès la fin du XIXè siècle dans divers pays : en Suisse (avec Pestalozzi à Yverdon, s’inspirant de l’Emile, de JJ Rousseau), en Allemagne (avec « les écoles du travail » de Georg Kerschensteiner à Munich), en Angleterre (New Scool à Abbotsholme, qui aboutit en 1899 à la création par Adolphe Ferrière du Bureau International des écoles nouvelles), en France (avec l’école des Roches,d’Edmond Demolins). Cette nouvelle éducation est fondée sur une critique des écoles traditionnelles, marquées par l’artificialisme, dans une négation des besoins physiologiques et psychologiques des enfants. « Cette « mise en pratique » a l’avantage de combattre l’ennui et de favoriser la compréhension, de susciter l’implication et de permettre l’assimilation »[1].

Toutefois, les méthodes actives ont parfois été entendues et mises en oeuvre de façon réductrice, donnant prévalence au « faire » sur le comprendre, mouvement de balancier assez classique cherchant à rompre avec le formalisme du passé. Ce qui a ouvert à bien des critiques, parfois faciles et caricaturales entre les tenants de la« pédagogie » et ceux du « savoir », mais aussi plus dérangeantes, de la part des sociologues pointant les effets discriminatoires accrus à notamment à l’égard des enfants de milieux populaires – d’une pédagogie « invisible » laissant l’essentiel dans l’implicite.Pourtant, les promoteurs de l’éducation nouvelle l’avaient précisé : « La véritable activité n’est pas l’activité extérieure, l’activité d’effectuation, c’est l’activité de l’esprit à la poursuite de la connaissance »[2].

2) Un autre regard sur l’enfant

Parmi les pionniers de l’Education Nouvelle, on trouve beaucoup de médecins qui ont pris en charge des enfants jugés inéducables, dont tout le monde désespérait,enfants dits « arriérés » ou difficiles : Maria Montessori (Italie), Edouard Claparède (Institut JJ Rousseau, Genève), John Dewey (USA),Ovide Decroly (Belgique), Henri Wallon en France (neuropsychiatre, auteur d’une thèse sur l’Enfant turbulent en 1925)… Résolument contre la théorie des dons ou du handicap socioculturel,  le principe  d’éducabilité reste un fondement de nos mouvements : (défi du« Tous capables ! » lancé par le GFEN contre tous lesfatalismes).

Comment assurer l’instruction aux enfants« anormaux » ? C’est pour répondre à cette demande du Ministère de l’Instruction publique en 1904 que Binet élabore les premiers tests,initiant les travaux en psychologie expérimentale. D’autres chercheurs s’intéresseront plutôt à la psychologie génétique, comme Jean Piaget et Henri Wallon, pendant que parallèlement, Vygoski travaille sur le rapport entre apprentissage et développement. Les recherches actuelles en neurobiologie étayent ces convictions : la plasticité cérébrale est sensible aux stimulations de l’environnement. Il faut donc « changer le milieu » pour dynamiser le développement…

3) Des valeurs, un positionnement social.

En 1921, le Congrès de Calais amorce une nouvelle étape avec la création de la Ligue Internationale d’éducation Nouvelle(LIEN). Suite à la guerre de 14-18, se pose la question de la responsabilité des éducateurs dans l’Education à la Paix. « L’Éducation Nouvelle prépare chez l’enfant,non seulement le futur citoyen capable de remplir ses devoirs envers ses proches et l’humanité dans son ensemble, mais aussi l’être humain conscient de sa dignité d’homme ». En 1922 parait Pour l’ère nouvelle,revue du LIEN. La même année, est fondée en France l’Éducation Nouvelle (Groupe d’études, de recherches et d’expériences éducatives), association loi 1901 qui va prendre en 1929 l’appellation Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN), dont Paul Langevin est le premier président d’honneur. Henri Wallon, du comité de rédaction de Pour l’ère nouvelle dès 1929 en sera le président actif de 1933 à 1935, puis de 1946 à 1962[3].

L’éducation Nouvelle n’est pas en suspension du monde social, elle a conscience que l’éducation prépare la société de demain. Si elle reste attachée à la démocratisation de l’école, elle interroge la réussite scolaire quand elle est trop strictement entendue,indifféremment des moyens pour y parvenir. Elle prône une école de la réussite de tous entendue comme propice à développer l’ouverture culturelle, la confiance en soi et la coopération, avec des pratiques exerçant la créativité mais aussi la rationalité critique, gages d’autonomie et d’émancipation[4].

III/ Quelle(s) fonction(s) d’un mouvement pédagogique ?

Dans cette période de Refondation de l’école comme à toute période historique, les mouvements pédagogiques sont des viviers d’innovation. Selon l’historien Antoine Prost, ils servent de « boîte à outils » du changement en éducation. Ils ont plusieurs fonctions.

1) Infléchir les pratiques éducatives

Le GFEN se définit comme mouvement de recherche visant à élaborer, mutualiser et formaliser des pratiques. Pour cela, il a des groupes de travail, reste en lien avec la recherche, et produit des publications(pour formaliser les travaux, diffuser plus largement : plus de 35 ouvrages dans tous domaines et à tous niveaux d’enseignement en 15 ans).

Il est aussi mouvement de formation. Il organise localement, sur le plan régional ou national des journées, stages et universités d’été. A côté de ces actions à son initiative, ouvertes à tous, il répond aux demandes de formations qui lui sont adressées, que ce soit par l’Education nationale, le ministère de l’Agriculture ou d’autres organismes officiels, mais aussi par diverses associations, syndicats, fédérations de parents ou collectivités locales.

2) Etre structure d’appui au changement

Changer seul est difficile, parce que son action peut être regardée avec méfiance voire suspicion par les collègues, parce que cela expose au jugement des parents ou à la défiance de l’administration. C’est difficile aussi parce que sortir des sentiers battus n’est pas un prendre un chemin tranquille : celui qui innove sait ce qu’il ne veut plus faire… mais sans être sûr de ce qu’il faut faire, pas plus qu’il n’a l’assurance que ce qu’il tente est pertinent, au regard de ses intentions.

L’échange entre pairs, soulagé du poids du regard hiérarchique, soutient le processus de changement, permet d’exposer ses essais et ses doutes, comme de piocher dans le vivier de l’espace ressource : réseau d’adhérents, site, revues, livres… Les formations permettent de prendre durecul, de s’outiller pratiquement et théoriquement. Celles que nous menons dans l’éducation nationale dynamisent le travail d’équipe (de cycle,d’établissement, de bassin…).

3) Peser sur l’orientation des politiques éducatives

Quelques jalons historiques à ce propos :

.  1920 : suite à la boucherie de 14-18, prise de position des Compagnons de l’Université Nouvelle pour plaider la même école pour tous, quelle que soit l’origine sociale.

. 1936 : réforme Jean Zay. Henri Wallon et Roger Gal (du GFEN) sont chargés d’animer les classes d’orientation expérimentales (172 classes avec des méthodes actives dans le secondaire, ancêtre des classes nouvelles de la Libération).

.1947 : mûri dans la Résistance, élaboration du Plan Langevin-Wallon.

.1967 : création des Sciences de l’éducation par Gaston Mialaret, alors présidentdu GFEN

.1989 : loi orientation Jospin (« l’enfant au centre »… lescycles)

.2002 : Programmes (situations-problèmes, dimension culturelle des apprentissages)

.2013 : loi d’orientation (art. 3 : de l’égalité des chances au « tous capables » / coopération…)

4) Contribuer à l’évolution des mentalités :

C’est indispensable pour une véritable transformation. Rien ne se passe tant que les modes de pensée restent attachés au vieux monde : les meilleures prescriptions sont détournées de l’esprit qui les a initiées, la force de l’habitude fait résistance au changement. Le GFEN a porté le fer contre les théories fatalistes des dons, du handicap socioculturel et de ses avatars(talents, aptitudes, formes d’excellence)[5].

Changer la grille de lecture, les catégories de perception du réel qui, souvent à notre insu, infléchissent les pratiques : regard sur l’enfant, conception du savoir, de l’apprentissage. Contre l’esprit de fatalité, montrer les possibles, redonner sens à apprendre et plaisir à enseigner/éduquer…  C’est tout l’enjeu de la formation.


[1] Philippe Meirieu (2013), Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, ESF, p. 13.

[2] Edouard Claparède (1930), L’éducation fonctionnelle, Delachaux etNiestlé, p. 65 (cité par P. Meirieu, p. 29)

[3] Pierre Clément (2013), Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire,Thèse pour le doctorat de sociologie, Université de Picardie Jules Verne, p. 90 et suivantes.

[4] Le CRAP- Cahiers Pédagogiques (Cercle de recherche et d’action Pédagogique) est créé en 1945 ; l’ICEM-pédagogie Freinet en 1947.

[5] Ouvrages collectifs :L’échec scolaire. « Doué ou non doué » ? (Editions sociales, 1974) qui a eu une énorme audience à l’époque et plus récemment : Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, 2009.