L’éducation prioritaire. Une politique féconde pour le système éducatif

Collectif Langevin-Wallon,

Éditions du Croquant, déc. 2024.

L’ouvrage est une somme inédite sur l’éducation prioritaire, à bien des égards. La politique de l’éducation prioritaire y est décortiquée dans le détail, depuis ses fondements originels jusqu’à la Refondation de 2014, analyse critique de ses orientations et développements, qui ont fluctué au gré des changements politiques. Loin de s’arrêter à l’archivage du passé (ce qui est déjà une performance), le devenir de l’éducation y trouve de solides ancrages et perspectives.

Ayant exercé des responsabilités à différents niveaux de l’institution, les auteurs étayent leur analyse par un corpus impressionnant de sources : textes de lois, circulaires officielles, notes d’information de la DEPP, rapports de l’Inspection Générale, de la Cour des Comptes et de l’OCDE, ouvrages de recherches et revues spécialisées sont ainsi convoqués… sur près de 800 pages.

La préface de Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, dont on connait les engagements et le rapport sur la grande pauvreté, donne le ton.

La première partie s’attache à définir l’éducation prioritaire, qui rompt dans les années 80 avec l’égalitarisme structurel qui prévalait jusqu’alors dans le système éducatif français pour promouvoir le principe d’équité afin de contrer l’effet des inégalités sociales et consistant, selon la formule consacrée de l’époque, à « donner plus à ceux qui ont moins », à prioriser au niveau des moyens financiers et humains, en postes et formation, les écoles et collèges particulièrement touchés par l’échec scolaire, souvent au sein de quartiers socialement ségrégués. On y suit les mutations opérées au fil des changements politiques, avec des glissements compensatoires s’accommodant d’une pauvre politique à l’égard des pauvres, leurrés avec l’idéologie du mérite, et une alternance de relances à l’initiative de gouvernements plus progressistes mais soutenant parfois la thématique ambigüe de l’excellence, loin d’une visée de promotion de tous.

Les auteurs tiennent ferme leur ligne d’examen critique, s’inscrivant dans les pas de Langevin et Wallon qui, dans l’après-guerre, plaidaient pour la transformation d’un système éducatif jusqu’alors cloisonné et élitiste n’ouvrant le Secondaire qu’à une minorité, mutation exigée par les besoins de l’époque. Tant pour répondre au principe de justice que pour faire face à la hausse des qualifications alors exigée par l’économie, à une démocratisation restreinte n’ouvrant les études qu’aux plus « méritants » des milieux populaires, ils opposaient l’option d’une démocratisation élargie, la promotion de l’ensemble de la population. Pour réaliser cette ambition, si l’ouverture de l’école à tous est nécessaire, ce changement structurel doit être accompagné d’une transformation des pratiques pédagogiques dominantes, faire place aux « méthodes actives ». Telle est l’orientation du plan Langevin-Wallon qui, bien que jamais appliqué, n’a cessé de servir de référence et d’inspirer les politiques éducatives.

La postface de Jean-Yves Rochex rappelle des pages essentielles de ce plan et les commentaires qu’en fait Wallon, associant au principe et à l’exigence de justice le principe et l’exigence de culture, « la nécessité de reprendre les questions de la culture scolaire, de ses formes et contenus, aussi bien que de ses formes de transmission » afin de « rendre réalisable dans les faits le droit de tous à une culture commune, à une culture qui ‘unit’ » (p. 790).

La politique d’éducation prioritaire est jugée par certains contradictoire avec le principe de mixité sociale et scolaire souhaitable pour contrer la ségrégation qui perdure. Pour les auteurs, elle reste néanmoins indispensable face à la réalité des inégalités sociales et territoriales actuelles, entretenues et renforcées par la place accordée à l’enseignement privé. L’abandonner signerait le renoncement politique y compris à l’idée d’égalité des chances, contestable dans son principe et déjà si malmenée dans les faits.

Que l’éducation prioritaire soit la pointe avancée d’une démocratisation élargie souhaitable au-delà de son périmètre, c’était la volonté d’Alain Savary lors de la fondation de cette politique éducative dans les années 80, c’est ce qui a inspiré la Refondation de 2014, objet central de la deuxième partie.

Au-delà de la labellisation et du travail en réseau qui font l’objet d’une légitimation argumentée, les auteurs s’arrêtent longuement sur la partie pédagogique en ayant constitué le cœur, formalisé par le référentiel, dont l’élaboration et les différents axes sont finement exposés, raisonnés et commentés, soutenus par de nombreuses références. On a le plaisir d’y constater que le GFEN compte parmi celles-ci sur bien des thèmes. Au fil des pages, on peut ainsi relever : la visée du « tous capables », l’association de la bienveillance avec l’exigence, l’approche d’un enseignement plus explicite à distance de « l’instruction directe », l’effet des attentes, la conception de l’école maternelle, la relation aux parents, l’importance de la coopération, le rôle du travail personnel ou l’approche de la formation…

La troisième partie porte sur des questions vives faisant l’actualité éducative, examine les divers dispositifs d’égalité des chances, interroge la portée de l’internat public et la pertinence de la découverte des métiers et des formations pour en montrer les limites au regard de la promesse de réussite de tous. Le collectif poursuit l’analyse de plusieurs « classiques » en éducation : la question du temps d’apprentissage, les rythmes, le climat scolaire, l’autorité et l’innovation passent ainsi à la loupe. La place des recherches, l’omnipotence des neurosciences sous le ministère Blanquer est examinée avec la même rigueur, bouclant la boucle d’un examen sans concession de la politique scolaire actuelle et reposant avec force la question sociale, jusqu’alors si négligée.

Au total, cet ouvrage fera référence pour tous ceux qui, des politiques aux syndicats, des responsables institutionnels aux acteurs soucieux de changement, aspirent à donner un nouveau souffle à la démocratisation de l’accès au savoir, à la culture.

La dynamique de la Refondation, élaborée en référence à tout un ensemble de rapports et recherches, pensée dans ses déclinaisons institutionnelles et son réseau d’acteurs à divers niveaux, impulsée par un pilotage coordonné, orienté par un référentiel commun et accompagné par une ample formation des formateurs chargés de la mettre en œuvre, dans la pleine conscience et le partage de ses enjeux, est un modèle de ce que l’on pourrait généraliser pour un changement systémique de l’éducation.

Jacques Bernardin, Président du GFEN