Reportage des 9e Rencontres Maternelle, 2017

“Pour que la maternelle fasse école”

 Bourse du travail, Paris – 28 janvier 2017

Les rencontres “Apprendre à comprendre le monde : le pari de la complexité dès l’école maternelle” ont eu lieu le 28 janvier dans ce magnifique lieu dédié au travail et aux travailleurs qu’est la bourse du travail à Paris. Revenons sur l’événement qui a rassemblé 180 personnes venues de tous horizons (enseignants, formateurs, étudiants) et de partout (Ile de France surtout, vu la proximité géographique mais aussi des Hauts de France, d’Auvergne Rhône-Alpes ou de la région Centre-Val de Loire)

 Reportage de la journée

Sous le regard impressionnant des relieurs, ébénistes, orfèvres et autres artisans au-dessus de nos têtes et sous la figure tutélaire de Jean Jaurès, Véronique Boiron axe ses propos sur les rapports entre parler et penser, activité collective à l’école maternelle. Le langage est le moyen pour l?’nseignant d’accéder à la “boite noire de l’enfant” et pour l”enfant de ressentir “ça pense en moi” avant qu”il puisse faire “je pense”. Le rôle de l’enseignant est primordial, il va verbaliser, formaliser, expliciter, reformuler pour mettre des mots sur le “faire” et donner du sens à l”école et aux apprentissages. C”est une construction lente, délicate et fondamentale et on est bien loin des doxa spontanéistes.

Il y a eu ensuite les espaces appelés “questions vives”, non tranchées, qui traversent les réflexions des équipes d’écoles maternelles. Les intervenantes ont présenté un état des lieux de la question qui servira de base pour alimenter les discussions et les réflexions dans les groupes.

Evaluer pour fixer ou pour avancer ?

L’évaluation, constituante de l’acte d’enseigner et de l’acte d’apprendre, à quoi sert-elle ? qui sert-elle ? Evelyne Collin, IEN Maternelle, a beaucoup travaillé la question, dans son département du val d’Oise, et dans le groupe qui a produit  des documents d’accompagnement des programmes. Elle donne le prescrit et propose des pistes pour instrumenter l’observation des élèves, activité qui va permettre de les évaluer en dehors de moments institués, de “donner une valeur” à leur travail, aux procédures et aux résultats de ce travail. Elle pose aussi aux participantes quelque peu déstabilisées LA double question : “l’école enseigne-t-elle bien tout ce qu’elle doit enseigner” et “l’école n’évalue-t-elle que ce qu’elle a enseigné” ? La discussion peut s’engager.

L’enseignement de l’oral, oui, mais comment faire ?

Avec les plus jeunes élèves en particulier, Maryse Rebière a travaillé avec des collègues de petite section ; elle est enseignante chercheure, membre de l’AFEF, l’association française des enseignants de français, partenaire de la journée. C’est à ce titre qu’elle est intervenue. Pourquoi est-ce si difficile ? L’oral est un objet aux contours flous, il n’existe pas UN oral mais DES oraux, pour communiquer, pour évoquer ce qui n’est pas là, pour entrer dans l’écrit des albums. Le langage de l’école n’est pas celui de la maison. M. Rebière présente des activités qui permettent de passer de l’un à l’autre avec toujours, la médiation de l’enseignant : préciser le langage des activités familiales quotidiennes, apprendre le langage des activités scolaires, en petit groupe, en grand groupe, pour passer de l’accompagnement de l’action à sa représentation.

L’imagination, ça s’apprend ?

Dans le développement de l’enfant, apprentissage et imagination sont-ils compatibles ? Anne Clerc-Georgy, enseignante chercheure, spécialiste des apprentissages fondamentaux à Lausanne, montre que les trois concepts sont imbriqués, complémentaires et qu’il ne sert à rien de les opposer. Dans une perspective vygotskienne, apprendre c’est d’abord s’approprier des “outils de pensée” construits par les hommes au cours de leur histoire pour répondre à des problèmes rencontrés et devenir capable de faire usage avec l’enseignant et les autres d’abord et progressivement seul de ces savoirs “culturels”. Apprendre c’est aussi imaginer, se représenter ce qu’on ne connait pas (en histoire ou en géographie par exemple) et imaginer, c’est se nourrir des apprentissages.

Quels temps pour apprendre ?

Viviane Bouysse, Inspectrice générale de l’Éducation nationale dont tout le monde connait l’engagement sans faille pour l’école maternelle au sein de l’institution et partout où on l’invite pour la défendre et la transformer. Pour elle, il faut des temps longs pour tout : satisfaire les besoins physiques et affectifs, changer de statut, d’enfant à celui d’élève qui agit, pense et réfléchit, passer “de moi à nous”, apprendre à différer ses envies et entrer dans la logique et le temps du groupe. Il faut aussi tenir compte des différentes composantes du temps, pas seulement la durée mais aussi son lien aux espaces (indissociables), aux rythmes, temps forts/temps faibles, répétition, à la dynamique des processus, de la notion de parcours, etc. Elle termine par une très belle citation de Saint-Exupéry : “C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.”

 

Quelles idéologies derrière les “innovations” en vogue qui menacent l’école maternelle dans ses missions ?

Christine Passerieux, formatrice d’enseignants, membre du GFEN, a écrit à ce sujet deux articles, dans la revue Dialogue et dans Carnets rouges, dont elle est la rédactrice en chef. Elle met en lumière les idées véhiculées par certains ” innovateurs” et largement relayées par les médias qui consistent à dénigrer les enseignants et ringardiser le service public d’éducation et l’école maternelle en particulier. En mettant en avant l’individu, les “lois naturelles”, le “bien-être”, ces idéologies  attaquent l’école maternelle dans ses missions mêmes : construire le besoin d’apprendre (au sens de Léontiev), construire du “commun”, démocratiser les savoirs.

Les ateliers de l’après-midi sont conçus autour de situations d’apprentissage co-construites par un formateur d’adultes et un enseignant de l’école maternelle pour balayer les différents domaines du programme.

Dans la petite salle de grève, Jacqueline Bonnard et Damien Sage proposent d’observer et manipuler des objets et “parler” le monde. S’interroger sur des objets inconnus, c’est entrer dans une histoire, celle des hommes qui nous ont précédés et ont imaginé des solutions techniques en réponse aux problèmes rencontrés. En fonction des contextes et des périodes socio-historiques, ces réponses sont différentes et constituent un patrimoine culturel commun auquel chacun doit avoir accès. Et l’on découvre que l’adulte en questionnement renoue avec la posture du jeune enfant face à la complexité du monde. L’articulation entre le geste et la mobilisation du langage est un gage de compréhension de cet univers. En suivant la démarche des élèves de Damien Sage dans leur exploration d’objets inconnus, on comprend l’importance des échanges où les points de vue se confrontent permettant l’acquisition d’un vocabulaire adapté.

La salle Ambroise Croizat résonne encore des essais proposés par Sophie Reboul et Nicolas Charrière pour comprendre la complexité du monde sonore. Il ne suffit pas de produire des sons, il faut en comprendre la portée par un travail à la fois sur la physique des sons, leur dimension musicale, les pratiques langagières et culturelles associées. L’atelier prend appui sur un travail de classe conséquent sur ce domaine afin de produire un spectacle sonore : des essais pour produire des sons aux effets sonores escomptés en fonction des matériaux et objets utilisés jusqu’à leur combinaison pour obtenir une harmonie. En faisant résonner toutes sortes d’objets et d’instruments, les participants ont pu vivre les étapes par lesquelles les élèves sont passés pour construire leur projet.

Apprendre à catégoriser est incontournable pour appréhender la complexité du réel

et cela dans tous les domaines. Catherine Ledrapier et Khoulfia Léonard s’appuient sur la question du classement des animaux, la définition des concepts scientifiques et de leurs attributs pour faire comprendre le lent cheminement qui mène à la classification des espèces. Il s’agit d’analyser ces processus d’abstraction (la catégorisation et sa représentation) qui se doivent d’être travaillés dès l’école maternelle comme outil fondamental pour apprendre. Des vidéos d’activités réelles d’une classe de grande section de classe portant sur la matière, ses propriétés et ses états ont illustré le propos.

Prenant le contrepied de quelques idées reçues, Pascale Boyer affirme qu’il convient de mobiliser le langage pour réussir des activités physiques. “Faire des exploits avec un ballon”, le faire rouler, rebondir, le lancer haut, etc. les élèves agissent d’abord, les adultes aussi qui s’y essaient pour éprouver ce que réussir peut vouloir dire dans ce domaine.  Lors  des  retours  réflexifs,  ils apprennent  à  verbaliser  et  formaliser  leurs  actions motrices pour mieux les réussir. Le processus qui va de l’acte au développement de la pensée est décrypté et analysé à partir d’enregistrement d’échanges entre élèves durant lesquels on entend leurs réflexions et leur vocabulaire s’affiner au fil des séances.

Faut-il d’abord avoir les mots pour comprendre la trame d’un texte ou s’appuyer sur le contexte pour comprendre un texte et s’approprier le sens des mots ? Caroline Pecqueur et Claire Benveniste proposent de  recréer un texte et entrer dans la compréhension du sens (démarche phare du GFEN). Mettant les participants à l’épreuve selon le principe d’homologie, le défi porte sur le texte du poète palestinien Mahmoud Darwich : “Il y a une noce à deux maisons de la nôtre, ne fermez pas les portes.”.  Il s’agit de travailler conjointement le fond et la forme du texte. Les désaccords amènent à fouiller et à préciser les choix et leur pertinence. On fait ici le pari que des élèves, même jeunes, peuvent réussir à recréer une poésie ou une comptine ; une recréation qui se fera collectivement, à l’oral, par dictée à l’adulte.

L’intervention de clôture a été faite par Anne Clerc-Georgy, qui a joué le rôle de grand témoin, tissant des liens entre la conférence introductive qui posait le principe “d’être en langage”, construire un rapport au monde, à soi et aux autres et les ateliers qui développaient  des activités pour apprendre à parler et penser ensemble.
Comprendre qu’il n’y a pas d’apprentissage sans imagination et pas d’imagination sans apprentissage ; avoir conscience que l’enseignement de l’oral est essentiel pour que l’enfant devienne familier des pratiques langagières scolaires ; interroger les façons d’évaluer les élèves pour que l’exercice soit positif ; prendre en compte les temps nécessaires pour construire le besoin d’apprendre ; connaitre les “nouvelles idéologies”pour mieux les interroger ;  autant de questions vives, de recherches ou de métier posées aujourd’hui et qui  ont pu trouver quelques éléments de réponses.
Les différents ateliers de l’après-midi ont fait manipuler des objets du quotidien, des matériaux sonores, des ballons, des mots mais tous ont montré le rôle du langage pour comprendre la complexité du monde à travers les langages technique, artistique, scientifique, corporel et  littéraire qu’ils convoquaient.
La librairie du GFEN, l’exposition des livres de Rue du monde et la présence des éditions Chronique sociale montrent toute l’importance accordée aux écrits pour prolonger la journée et aller plus loin.
L’évènement hivernal constitue un temps fort de réflexions et d’échanges mais les activités continuent toute l’année. Le groupe Maternelle  se réunit régulièrement et constitue un collectif de travail qui réfléchit et échange. Une lettre d’informations est réalisée tous les mois.
L’équipe adresse un grand merci à toutes les intervenantes, animatrices et participantes avant d’annoncer quelques rendez-vous avec :
– un reportage sur ces rencontres sur le site,
– un projet éditorial (parution 2017)
– les Rencontres de Saint Denis le 25 mars 2017.
Isabelle Lardon et Jacqueline Bonnard