Enseigner, c’est être prévenant plutôt que prévenir(rm2022)

Clôture des Quatrièmes Rencontres maternelle

Christine PASSERIEUX

L’objectif des quatrièmes rencontres était de faire la preuve, pour reprendre l’intitulé de l’intervention de Jacques Bernardin,  qu’il est possible, ici et maintenant, de penser autrement le devenir scolaire mais aussi, au-delà le devenir humain.
Autrement que dans des logiques de sélection et de prévention prédictive.
L’ensemble des travaux de la journée atteste que ce n’est pas une vue de l’esprit, irréaliste ou romantique.  L’apport de la recherche est en ce sens essentiel, comme le montre Gérard Vergnaud à travers les rapports dialectiques entre développement et apprentissage. Mais aussi l’apport de tous ceux qui sur le terrain se battent sans relâche pour affirmer que les milieux populaires, y compris les plus exclus, ne sont pas des milieux « défavorisés » pour reprendre une expression courante et lourde de significations. Ce que l’on peut affirmer c’est : oui les jeunes enfants peuvent devenir des élèves,
c’est-à-dire à terme se construire comme sujets singuliers, progressivement autonomes et critiques si l’on en crée les conditions. Et c’est bien là que tout se joue, car les conditions relèvent à la fois des valeurs qui sous-tendent l’acte pédagogique, des théories qui le fondent et des pratiques de mise en œuvre.

Quand des enfants de 4 et 5 ans réinventent le tableau à double entrée, entrent dans des débats pour savoir si le loup est un animal méchant ou s’il fait « son boulot de loup » comme le disait un élève de GS, ce qu’ils nous disent c’est que leur capacité (à tous) à se mobiliser, leurs capacités à ajuster des actions de plus en plus efficientes, leurs capacités à s’interroger collectivement sur ces actions … sont une réalité ! A vouloir nous le faire oublier le discours dominant a fondamentalement transformé notre métier et par là même produit une perte de sens dans son exercice : en effet quel est le projet majeur de tout enseignant si ce n’est la réussite de ses élèves ? A y être empêché par des programmes inscrits dans des logiques de résultats qui tournent le dos à des logiques culturelles, et dans ce cadre par l’injonction à évaluer plutôt que d’enseigner ; par des conditions de travail de plus en plus difficiles ; une absence de formation ; par des prescription incessantes, l’enseignant est privé de sa capacité à penser l’exercice de son métier, contraint à mettre en place des mesures qu’il sait sélectives, ce qui le fait « se sentir sale » selon la formule terrible de cette enseignante de maternelle lors de la mise en place des aides personnalisées.

Comment penser l’enseignement à l’école maternelle dans ce souci constant de ne laisser aucun enfant sur le bord du chemin ? Poser la question c’est poser celle des finalités de la première école, au regard des écarts qui existent entre les élèves selon leur origine sociale. C’est dans les réponses que l’on apporte pour les réduire, que se définit la mission que l’on assigne à l’école maternelle et au-delà. Deux types de réponses sont possibles qui méritent d’être analysées :

  • Pour la 1ère, l’école maternelle est un lieu de dépistage, pour mieux prévenir l’échec. Mais prévenir, nous disent tous les dictionnaires, c’est anticiper un potentiel danger, un accident … Aborder les élèves issus des classes populaires comme  potentiellement en risque ou en danger, c’est les aborder individuellement, imputer à chacun une éventuelle actualisation du risque, ne pas se donner les clefs pour analyser ce qui fait problème. Car effectivement des élèves échouent à l’école, il ne s’agit nullement de le nier. Pour autant, ce ne sont pas des différences de capacités individuelles qu’il faut traiter un peu vite par la médicalisation ou la psychologisation des réponses, mais bien des différences de rapport à l’école, au savoir et aux apprentissages.  A l’école alors de leur donner ce dont ils ont besoin pour opérer les déplacements nécessaires. Ce qui éviterait, y
    compris parfois avec les meilleures intentions du monde, que les prophéties se réalisent, comme le montre l’effet Pygmalion.Et puis les dés sont pipés si l’on oublie que les mots existent en contexte, social, historique, politique. L’idéologie dominante assimile prévention et prédiction, différence et pathologie, normalisation et normativité. Elle organise habilement la confusion entre des critères
    différents, biologiques, psychologiques, sociaux, culturels : c’est ainsi que se trouvent biologisées les souffrances physiques, psychiques et morales ; que se trouvent naturalisées les différences sociales, assimilées à des déviances par la référence à une norme aussi virtuelle qu’idéologique de
    l’enfant-élève ayant un bon comportement dans son entrée dans les apprentissages.Cette question mérite d’autant plus d’être abordée que ce qui est en cause dans ces logiques de prévention prédictive et de sélection c’est à la fois l’exclusion de la moitié des élèves de l’accès aux apprentissages mais aussi comme le dit Roland Gorri, philosophe, à l’initiative de l’appel des
    Appels, la prescription d’une « recomposition des métiers du soin et de l’éducation dans un sens plus sécuritaire, tendant à faire des professionnels les instruments d’un pouvoir qui traite l’homme en instrument. » (Roland Gori, Intervention au sénat le 9 mai 2011 : Nos enfants ne nousfont pas peur c’est leur avenir qui nous inquiète)
  • Pour la seconde, l’école maternelle est le lieu des premiers apprentissages scolaires où il s’agit de
    donner à tous, tous les outils nécessaires à ces apprentissages. Cela implique d’avoir analysé la nature de ce qui fait difficulté de manière récurrente, et nous avons les outils théoriques pour cela. De penser ces difficultés non comme des manques mais comme le terreau de l’intervention pédagogique. En livrant les clefs pour entrer dans cet endroit étrange qu’est l’école à ces enfants de trois ans issus d’un milieu peu familiarisé avec ce qui s’y joue ; en rendant lisible ce qui est opaque ; en se montrant prévenant pour reprendre l’intitulé du colloque Pas de Zero de conduite qui a lieu aujourd’hui ; en provoquant le plaisir de la découverte, et du partage avec les pairs, en
    ouvrant à chacun l’immensité des possibles. C’est donc bien dans le quotidien de la classe, au plus près des gestes, des activités les plus ordinaires (apparemment) que la réussite va se jouer. Pour cela des outils pédagogiques sont nécessaires mais ce serait un leurre de penser qu’à eux seuls, aussi pertinents soient-ils, ils vont résoudre les problèmes rencontrés. Le métier d’enseignant, comme le dit encore Roland Gori relève du « travail de l’artisan qui sait tirer parti du hasard, de la
    contingence et des difficultés qu’il rencontre dans son oeuvre. »

Cela n’interdit nullement des interventions spécifiques car elles peuvent bien sûr être nécessaires, mais nous défendons d’abord et avant tout une conception des pratiques ordinaires dans la classe qui prennent en compte tous les élèves dans leurs différences.  MT Zerbato-Poudou montrait ici-même l’an passé, que si l’apprentissage du geste graphique nécessite un entrainement, cet entraînement ne prend sens qu’après la rencontre avec la culture de l’écrit, son histoire, ses fonctions, ses usages.

Dès l’école maternelle c’est le commun qu’il nous faut promouvoir. Du commun d’exigence et de culture, c’est ce commun-là qui nous permettra de continuer à faire société.

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