« Egalité des chances » et/ou « démocratisation » par Claude Lelièvre

Le groupe CRC du Sénat (auquel appartiennent les sénateurs communistes) a  voté pour la « loi de refondation de l’Ecole » après avoir obtenu notamment une certaine réécriture de l’article 3 où il n’est plus question d’ « égalité des chances » (qui peut être prise dans le sens restrictif d’un simple accès élargi à l’élite pour certains) mais  de l’affirmation du principe du « tous capables ».

L’expression « égalité des chances » apparaît juste après la première guerre mondiale, dans la mouvance des « Compagnons de l’université nouvelle » qui veulent mettre en place une « Ecole unique » (cf., par exemple leur déclaration du 20 novembre 1920 dans « La Solidarité, journal des quatre ordres
d’enseignement rédigé par les Compagnons »).

Pour comprendre vraiment ce dont il s’agit, il suffit de prendre connaissance d’un article de Ferdinand Buisson, l’ancien lieutenant de Jules Ferry (placé par lui à la tête de l’enseignement primaire, où il restera 17ans), finalement acquis à l’objectif de « l’Ecole unique » à la suite de sa conversion au radical-socialisme dans les débuts du XXème siècle : « Gratuité, obligation, laïcité, il fallait commencer par là. Mais aujourd’hui nous ne pouvons plus feindre de ne pas voir que notre société, malgré son
apparence démocratique, divise, dès leur naissance, les enfants de la nation en deux catégories qu’elle traite différemment. D’une part cinq millions d’enfants d’ouvriers, de paysans, de travailleurs manuels à qui elle offre l’instruction primaire élémentaire qui se termine à treize ans […]. D’autre part trois cent
mille enfants qui continueront de longues et belles études et acquerront ainsi la certitude d’être l’élite de la société de demain. Pourquoi ce privilège leur est-il dévolu ? […]. Une telle différence de traitement entre ces deux classes nous devient insupportable. Nous avons, pour la masquer, imaginé le système des bourses […]. Mais ces demi-mesures ne sauveront pas la nation qui se prive chaque année de quelques milliers d’intelligences hors ligne pour réserver ses faveurs aux médiocrités de la classe riche. Elle sera bientôt dépassée par les nations qui sauront mettre en valeur la totalité de leur capital humain, le plus précieux de tous les capitaux. Il faut donc aujourd’hui, par l’unité et la gratuité de l’enseignement, ouvrir l’accès de la haute culture » (« Manuel de l’enseignement primaire » du 24 septembre 1921).

On le voit, la conception de ce que l’on appellera plus tard « l’élitisme républicain » fondé sur le « mérite scolaire » et « l’égalité des chances » n’est pas née au moment ferryste, mais dans l’entre-deux guerres.
On aura aussi remarqué que l’accent quasi exclusif est mis sur l’accès à la « haute culture » (pour certains) : il y va d’ailleurs plus de l’intérêt national bien compris que de la justice sociale. Il s’agit avant
tout que « la nation ne se prive plus chaque année de quelques milliers d’intelligences hors ligne », car elle sera désormais dépassée par « les nations qui sauront mettre en valeur la totalité de leur capital
humain, le plus précieux de tous les capitaux ».

Changement de cap à la suite de la deuxième guerre mondiale, dans le cadre de la Commission et du célèbre Plan « Langevin Wallon[1] ».
Pour comprendre l’enjeu, rien de mieux que de prendre connaissance d’extraits de la conférence prononcée par Henri Wallon le 23 mars 1946 à Besançon.

« Il y a deux façons de concevoir l’enseignement démocratique. Il y a d’abord une façon individualiste : c’est poser que tout enfant, quelle que soit son origine sociale, doit pouvoir, s’il en a les mérites, arriver aux plus hautes situations […]. C’est en fait une conception qui reste individualiste en ce sens que, si les situations les plus belles sont données aux plus méritants, il n’y a pas, à tout prendre, une élévation sensible du niveau culturel pour la masse du pays. Aujourd’hui, nous envisageons la réforme démocratique de l’enseignement sous une forme beaucoup plus générale […]. Car même si c’est un enfant du peuple qui est passé au lycée, a pu accéder à l’enseignement supérieur, il entre dans une société qui n’est plus celle de ses origines. Il bénéficie de ses aptitudes intellectuelles et de son zèle au travail, mais en se déclassant, je veux dire en se déclassant vers le haut. Il y a, par conséquent, une sorte d’écrémage progressif, continu, des classes populaires, qui donnent leurs meilleurs sujets pour occuper les situations les plus élevées, les plus rémunératrices ou seulement les plus propres à rendre fiers ceux qui les occupent. La conception démocratique de l’enseignement qui envisage une élévation totale de la nation quelle que soit la situation occupée, ou plutôt quel que soit le travail et quelles que soient les fonctions qu’auront à accomplir tous les individus de la société, exige à elle à que, selon ses aptitudes naturelles, chacun ait accès à la culture la plus élevée ».

En définitive, selon le plan Langevin-Wallon « l’enseignement doit offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à tous l’accès à la culture, se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de
l’ensemble de la nation ».   A suivre, deux tiers de siècle après…


[1] Tous deux présidents successifs du GFEN (Groupe Françaisd’Education Nouvelle)