Tous Capables ! Mais de quoi ? Carnets rouge n°5, la revue du réseau-école du PCF

 
Revue du réseau-école du PCF, 43 p., 5 euros
 
Carnets Rouges interroge le pari de l’humain et du tous capables face aux événements dramatiques de 2015. Ce pari du tous capables est une conception exigeante qui n’assigne pas de frontières à la construction du commun, élément essentiel au débat démocratique. Un commun à construire pour renouer avec l’action collective pour dépasser les peurs et les empêchements à concevoir autre chose que les injonctions à l’empathie et la compassion lorsque la situation nous sidère.
S’opposant à l’idéologie des dons dénoncée par Lucien Sève en 1964, le pari philosophique du “Tous capables” lancé par le GFEN est loin d’être une idée partagée par le corps enseignant et la société dans son ensemble. Ceux qui en sont porteurs rament souvent à contre-courant des discours dominants.
 
 
 
 
Pour Marine ROUSSILLON, le “Tous capables !” est un projet communiste, car il ne s’agit pas d’être capable chacun pour soi et en solitaire, le « tous » pose le principe d’une réussite basée sur la force du collectif. Dépassant le champ de l’école, ce principe bat en brèche une idéologie qui valorise les différences individuelles pour mieux légitimer les inégalités sociales. Les progrès scientifiques montrent que chacun est capable d’évoluer pour peu qu’il rencontre des situations lui permettant d’interroger le monde et en transformer sa perception. Articulant projet éducatif et projet politique, l’auteur montre l’importance de l’école comme première expérience du collectif qui peut fonder chez l’individu la conscience de sa capacité à agir avec les autres ou ancrer durablement en lui un sentiment d’impuissance et de résignation.
 
 
Dans son article “Tous capables ! Du pari éthique à la loi d’orientation”, Jacques BERNARDIN, président du GFEN, retrace l’itinéraire historique de la formule portée par le mouvement, du parti-pris éthico-politique jusqu’à l’inscription du principe dans la loi d’orientation de 2013. Un pari sur l’humain à contre-courant de l’opinion commune, contre la théorie du handicap socio-culturel qui s’inscrit dans le courant de sociologie critique des années 70 et pousse des pédagogues comme Robert GLOTON à expérimenter d’autres pratiques pédagogiques. S’appuyant sur les résultats de la recherche (génétique, neurosciences, psychologie sociale, sociologie),  ce parti-pris oblige à penser autrement les différences entre individus et s’interroger davantage sur la nature des difficultés des élèves pour y remédier plutôt que de s’enfermer dans des exigences scolaro-centrées qui renforce chez celui qui apprend un rapport au savoir limité à l’exécution de la tâche dont le sens même lui échappe.  “Il faut donc penser le ‘tous capables’ non pas comme une donnée de nature mais comme conquête, acte de rupture avec les fatalités intériorisées, avec l’auto limitation des possibles.”
 
 
Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme. Lucien SEVE revient sur ce parcours du combattant  engagé dès 1964 lorsqu’il publie dans l’école et la Nation son étude : “les dons n’existent pas”. Progressivement, les apports de scientifiques comme ROSTAND, de sociologues comme BOURDIEU et PASSERON font bouger les lignes ainsi que l’engagement du GFEN s’appuyant sur de nouvelles pratiques pédagogiques. Lucien SEVE s’oppose à l’approche environnementale qui enferme  l’homme dans une conception naturaliste où l’inné prime sur les acquis. Le monde socioculturel humain est en effet bien plus qu’un environnement : c’est dans l’interaction avec d’autres humains et le dialogue qui s’établit que les capacités se développent. Les différents milieux sociaux rencontrés sont formateurs et influent sur le développement de l’individu. Penser que tout serait déterminé dès la naissance justifie l’individualisme méthodologique, clé de voute de l’idéologie néolibérale. Même si les idées ont évolué, rien n’est gagné d’avance : “Se battre dans le champ des idées est de capitale importance politique.”
 
 
Origines sociales et réussite scolaire : le déterminisme n’est pas une fatalité. Bertrand GEAY reprend une série de notions qui gravitent autour de la reproduction sociale par l’Ecole pour en nuancer l’appréciation : handicap socio-culturel, déterminisme sociologique, théories de la reproduction etc. Relevant les acquis des travaux de BERNSTEIN, BOURDIEU et PASSERON – la distribution des inégalités de réussite selon les catégories sociales, un système d’enseignement rendu autonome à l’égard des autres secteurs de la société par son organisation, les cultures scolaires et leur modes de transmission selon les segments du systèmes ? il montre cependant que l’invitation à inventer une “pédagogie rationnelle” figurant dans la conclusion des “héritiers” de BOURDIEU n’a pas servi de programme de travail principal à ses successeurs. L’opposition académique et sociale entre sociologie et sciences de l’éducation n’aurait pas favorisé cette articulation entre l’apport des analyses statistiques des inégalités et l’observation de l’effet des pratiques pédagogiques sur les inégalités. De même, comment concevoir une science de l’éducation qui occulterait le fait que la société est divisée en groupes sociaux aux intérêts  antagonistes et gommerait le contexte socio-historique dans laquelle elle s’inscrit ? “Les cultures scolaires et les façons dont elles sont transmises dans les différents segments du système d’enseignement, les rapports entre elles et les cultures et les modèles éducatifs qui caractérisent typiquement les différentes classes sociales, sont à placer au centre de l’analyse si l’on veut saisir les modalités concrètes par lesquelles l’enseignement dispensé contribue à accroître ou à réduire les inégalités sociales face à l’Ecole.»
 
 
Erwan LEHOUX montre comment le néolibéralisme récupère l’éducabilité et concurrence le tous capables sous de faux airs progressistes. Intégrant le concept d’éducabilité dans les discours sur les capacités cognitives des individus, les offreurs de soutien scolaire visent à favoriser une individualisation des parcours “au nom du respect des différences et de la personnalité de chacun”, renvoyant l’individu à ses limites supposées tout en lui proposant un parcours soi-disant en cohérence avec le potentiel détecté. Dans une société en crise, éducabilité se rapproche donc d’employabilité puisqu’il s’agit de réussir de façon autonome à l’intérieur du marché scolaire afin de réaliser par la scolarité le potentiel qu’on a en soi. Lorsqu’il s’agit de réussir plus que de comprendre, l’objectif de l’école visant à donner à tous les élèves une culture commune devient secondaire. Aux enseignants de prendre le contre-pied de cette approche en s’appuyant sur le “Tous capables” qui privilégie un processus collectif d’apprentissage et la co-construction des savoirs grâce à la coopération.
 
 
Éduquer et instruire le « peuple enfant ». La révolution au péril de la raison. Par un retour sur la période historique de la Révolution Française de 1789, Jean-Luc CHAPPEY décrit la méfiance des élus de la république à l’égard des plus pauvres, des femmes et des enfants, des esclaves, quant à leurs capacités d’exercer  une citoyenneté : il conviendrait d’abord de les instruire. Entre 1789 et 1793  les députés des différentes assemblées vont travailler à réformer les institutions scolaires, visant à affranchir l’école de la “caste des savants”. Mais la reprise en main de l’espace pédagogique après la chute de Robespierre rétablit la distinction entre “le peuple enfant” et “les élites civilisatrices” : rétablissement du suffrage censitaire, la fin de l’obligation scolaire, l’existence des écoles libres tenues par les ecclésiastiques. Cette méfiance récurrente des élites à l’égard  des classes populaires se poursuit encore aujourd’hui par cette propension des dirigeants républicains, français et européens à toujours parler pour et au nom du peuple à défaut de réellement l’écouter.
 
 
Dans le monde de l’entreprise, Tous capables ? Donc dangereux… écrit Danièle LINHART. Confrontés à une organisation du travail qui leur est étrangère, que peuvent faire les travailleurs pour faire valoir les valeurs qui sont les leurs ? L’organisation taylorienne du travail a dépossédé les ouvriers de la maîtrise du travail tout en les rendant dépendant d’une décomposition de tâches prescriptives. Malgré cette prescription et cette conception dévalorisante de l’activité, les ouvriers ont développé des savoirs informels leur permettant d’échapper à cette planification abstraite du travail. D’autre part, la lutte collective leur permet de reconquérir un peu de pouvoir d’action.
Mais les mutations économiques actuelles qui généralisent le travail tertiaire remplaçant progressivement le travail industriel, produisent un nouveau modèle d’organisation du travail basé sur l’individualisation de la gestion des employés, ce qui ne signifie pas que le salarié ait davantage d’impact sur l’organisation du travail. La précarisation de l’emploi provoque une déstabilisation des salariés en permanence sur le fil du rasoir et dépossédés de leur expérience : une instabilité qui empêche le sentiment d’appartenance à l’entreprise qui les emploie tout en les plaçant en état de subordination à l’égard d’un employeur craignant de les découvrir compétents et tentés d’imposer d’autres valeurs professionnelles et d’autres critères d’efficacité que les siens.
 
 
Elisabeth BAUTIER constate depuis deux ans une volonté de réelle refondation de l’éducation prioritaire. Au-delà de la volonté affichée, pour des savoirs et des apprentissages pour tous, certaines conditions sont nécessaires : des conditions de formation des enseignants et des pratiques de classe différentes, sans doute aussi des conceptions de l’élève et des savoirs quelque peu différentes. Dans un premier temps, elles supposent que les enseignants sachent analyser les causes des difficultés des élèves et aient connaissance de l’impact des pratiques sociales dominantes sur l’acte pédagogique afin de travailler à ne pas exclure une partie de la population éloignée des codes de l’école. Suffit-il pour cela d’expliciter les consignes ou d’énoncer les objectifs? “Ce qu’il s’agit de mettre en oeuvre, c’est surtout de permettre aux élèves de s’approprier de nouvelles manières d’utiliser le langage et la langue, de se poser des questions, d’opérer ainsi des déplacements, les changements qui les émancipent parce qu’ils les conduisent à pouvoir apprendre et comprendre”. D’où l’importance d’une formation pensée en fonction de ces objectifs.
 
 
Jean Paul DELAHAYE affirme que pour faire cesser le tri social, une scolarité obligatoire doit être pensée pour tous les enfants. Il rappelle que dans notre pays où l’origine sociale pèse sur les destins scolaires, un enfant ou adolescent sur 10 vit dans une famille en situation de grande pauvreté (1,2 millions). Il devient alors absurde de parler de l’égalité des chances, c’est à l’égalité des droits qu’il faut travailler. Mais au-delà de la question sociale, c’est l’organisation même du système scolaire qu’il faut repenser. Quatre leviers sont à actionner : une concentration des efforts et des moyens en direction des élèves et des territoires les plus fragiles, une politique globale pour une école inclusive, une politique de gestion et de formation des ressources humaines pour réduire les inégalités, l’alliance éducative indispensable entre l’école, les parents d’élèves, les collectivités territoriales et les associations. “Nous ne pourrons indéfiniment prôner le vivre ensemble sur le mode incantatoire et dans le même temps abandonner sur le bord du chemin une partie des citoyens.”
 
 
Marc MOREIGNE et Emmanuelle SIMON proposent la formation d’un esprit critique vers une éducation artistique émancipatrice, “une vision qui allie prise de conscience de l’autre et du monde avec une élaboration de soi, mouvante en actes”. Entrer en contact avec une oeuvre engage l’individu dans un espace mental et physique autre, ce qui lui fait prendre conscience de sa place dans la collectivité et de la diversité du monde. Mais s’approprier une oeuvre n’a rien de naturel et se construit lors d’un parcours dont on ne connait pas forcément le tracé où l’aventure s’appuie sur “la recherche d’un espace commun de pensée, d’expérience et de partage de sens.”
 
 
Jacqueline BONNARD