Lire, c’est comprendre – Eveline Charmeux

Donc apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre ce qui est écrit
Eveline Charmeux, Editions Universitaires Européennes, 2018

Livre bilan d’une vie de recherche passionnée, en réponse à l’actualité révélée par l’enquête PIRLS 2016 sur les médiocres performances des élèves français en matière de compréhension, faisant écho à ce qui  (il y a plus de 50 ans déjà)  avait légitimé les recherches de l’INRP ayant abouti dans les années 70 au Plan de rénovation de l’Enseignement du Français.

Abondamment illustré par des exemples de pratiques et une proposition de progression du cycle 1 au cycle 4 , l’ouvrage débute par la mise en cause de ce qui, aujourd’hui encore, constitue le quotidien de beaucoup d’enfants, la pratique laborieuse du déchiffrage, considéré comme prémisse incontournable de l’apprentissage de la lecture, et l’oralisation, utilisée comme moyen de sa propre finalité, faussement baptisée « lecture ». Interpellation de fond de ce qui (à nouveau aujourd’hui) est réactualisé comme voie royale pour l’apprentissage.
Si lire c’est comprendre, est-il nécessaire, souhaitable, de former préalablement les jeunes élèves à autre chose qu’apprendre à comprendre ? Interpellation forte dès les années 70-75, questionnant ces préalables comme étant de fausses pistes induisant chez les élèves une conception erronée de l’activité lecture, malentendu redoutable et qui s’avère durable pour ceux qui n’ont pas ou peu d’appui en dehors de l’école pour en contrecarrer les effets.
Quel argumentaire est avancé pour contrer cet allant de soi qui perdure ? Une relative indépendance entre ce qu’on voit et la façon de le prononcer, la valeur sonore des unités graphiques dépendant de la signification. Ainsi par exemple, l’exemple des mots homophones (ses, ces, sais, sait, c’est, s’est) dont la prononciation ne suffit pas à les comprendre, ou la terminaison graphiquement semblable mais prononcée différemment dans : il se retient, il est patient ou ils balbutient.
Autrement dit, s’il reste important se découvrir une relation entre sons et signes graphiques, il s’agit de faire percevoir aux élèves qu’elle est variable selon le contexte. « Ce qui implique (…) que cet apprentissage du fonctionnement des signes de l’écrit ne peut être le tout premier, puisqu’il ne peut s?effectuer que sur des écrits connus et compris. Toutefois  il reste indispensable, de façon à la fois distincte du travail sur la compréhension et, en même temps, parallèlement à lui. » (p. 12)
Suit un long exposé des principes d’apprentissage, à la croisée du pédagogique et du didactique, qui fait écho à l’approche du GFEN, se démarquant de ce qui relèverait d?une « méthode » pour y préférer une « démarche », attentive au déjà-là des élèves et les impliquant dans une attitude scientifique de recherche.  Quelles en sont les grandes lignes ?
  • Contrairement à l’approche usuelle qui le considère comme table rase, l’élève sait déjà des choses (sans en avoir toujours conscience) et a besoin de ressorts pour investir le travail : le besoin d’apprendre, très diversement ressenti, doit donc être stimulé et soutenu. Outre l’importance du sens des situations à cet égard, l’espace d’apprentissage gagne à être sécurisé : la clarté cognitive, une sollicitation graduelle, l’échange entre pairs, l’attention aux progrès et le climat de classe y contribuent, tout comme le temps accordé à l’apprentissage dans le cadre des cycles, encore trop souvent malmenés.
  • L’approche de l’apprentissage s’inscrit dans une dialectique libération / structuration, prenant appui sur une pédagogie du projet référant aux pratiques sociales du lire-écrire (propres à légitimer, à finaliser, à donner sens à l’apprentissage), qui conduisant à la conscience de besoins, traités en alternance lors de moments d’apprentissage. Comprenant situations-problèmes et activités d’entraînement et de réinvestissement, ces activités de construction de savoirs visent plusieurs compétences : d’orientation dans l’univers de l’écrit (connaissance des objets à lire), sémiotiques (portant sur l’activité lecture elle-même, sollicitant interprétation, mises en relation et raisonnement) et langagières (explorer les différentes variations langagières et le fonctionnement spécifique de l’écrit, au service d’une communication différée exigeant précision et concision).
  • Contre les présupposés usuels en matière d’apprentissage de la lecture, est réaffirmée l’idée qu’installer préalablement des « mécanismes » du déchiffrage au prétexte de libérer le travail nécessaire à la compréhension ne fait qu’endormir  la vigilance des élèves quand a contrario la lecture nécessite constamment raisonnement et réflexion. Par ailleurs, il n’existe pas de « savoir lire de base » qui serait mobilisable dans toutes les situations de lecture : la lecture se caractérise par une intention (on lit pour), s’exerce sur des supports spécifiques et nécessite des conduites adaptées. Ce qui a des incidences sur la nature des situations proposées en classe.

L’ouvrage décline ensuite les objectifs souhaitables selon les divers cycles, dont la réalisation est illustrée par de très nombreux exemples de pratiques expérimentées dans des classes.

  • Pour le cycle 1, les objectifs croisent les programmes officiels, invitant à la découverte et l’exploration de la diversité d’objets à lire, ainsi qu’à l’approche des spécificités de la langue écrite par rapport à la langue orale d’usage.
  • Le rappel de la légitimité de l’inscription de l’apprentissage dans une large temporalité n’est pas inutile pour le cycle 2, à l’heure où certaines recommandations semblent en faire l’impasse. Des exemples sont donnés de situations « vraies » (album, conte, chanson, poème, affiche) amenant les élèves à faire des hypothèses à partir de la pluralité des indices et à débattre collectivement de la signification, mais aussi de soumettre ces hypothèses à la vérification. Parallèlement, sont exposées des activités explorant le fonctionnement de l’écrit. Outre la précision des pratiques relatées, la progressivité des objectifs va des observations des premiers jours du CP à l?exercice de la lecture à haute voix (distinguée de l’oralisation) et à la lecture d’étude (de consignes, de documentaires, de manuels) au CE2, en prélude des cycles qui suivent.
  • Pour les cycles 3 et 4, l’auteure rappelle qu’il reste beaucoup à apprendre pour parvenir à la maîtrise, à des niveaux où trop souvent, on a pu considérer que l’essentiel était fait. Avec toujours ce souci de mailler des situations incitatrices où s’éprouve le plaisir de lire et des activités de structuration, il s’agit alors d’asseoir les stratégies de compréhension, d’apprendre à lire vite mais aussi de maîtriser la lecture à haute voix, d’apprivoiser la lecture documentaire comme la lecture littéraire, d’approcher les oeuvres intégrales et la lecture de réflexion. Là encore, les exemples sont nombreux et détaillés.

Si on y ajoute le glossaire et les références, c’est au total un ouvrage dense qu’Eveline Charmeux nous propose, à la typographie fine pour des contraintes d’édition, au risque d’une profusion visant l’exhaustivité  qui, si elle risque d’être préjudiciable à une lecture aisée, a l’immense mérite de poser avec force des problématiques de travail ambitieuses et exigeantes auxquelles le GFEN ne peut que souscrire.

En rupture avec le ressac des formules nostalgiques qui périodiquement préconisent de faire simple, c’est une invitation à l’audace intellectuelle et à la finesse d’approche d’un apprentissage complexe, étayée par de nombreux exemples qui l’opérationnalisent, comme autant d’opportunités pour faire fructifier l?intelligence des élèves.
Jacques Bernardin