Pour une insurrection des consciences (P. DARDOT) Le titre de cette intervention, sous-titre du livre collectif L’Appel des Appels, sonne comme un appel à la résistance, mais je pense que le premier devoir qui s’impose à celui qui entend résister est d’avoir une compréhension, une intelligence aussi précise que possible de ce à quoi il a décidé de résister. Discipline budgétaire et logique de la performance La suppression des postes dans l’Éducation nationale à comme dans d’autres services publics à s’inscrit dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler « la discipline budgétaire ». Concernant ce terme de discipline, il y a un certain nombre de malentendus lorsqu’on est amené à le considérer dans un sens purement économique, ce qui permet d’ailleurs à nos dirigeants de présenter la discipline budgétaire comme étant quelque chose de naturel, parce que dictée par des considérations purement économiques. Or Michel Foucault, théoricien et philosophe des disciplines, a donné au terme de son évolution intellectuelle, un sens élargi de ce mot : « une structuration, par avance, du champ d’action des individus » ; ce qui revient à dire qu’une discipline consiste à prévenir et structurer par avance le champ d’action des individus de telle sorte qu’ils vont agir à l’intérieur d’un cadre fixé en dehors d’eux qu’ils ne vont pas remettre en cause. De cette manière, on peut espérer qu’ils se conduiront d’eux-mêmes, spontanément, dans le sens dans lequel on souhaite précisément qu’ils agissent. Appliquée aux enseignants, la « discipline budgétaire » consiste à habituer les gens à fonctionner en se répartissant d’année en année des charges de travail de plus en plus lourdes de telle sorte qu’inévitablement à et même s’ils ne le souhaitent pas à ils en viennent à reléguer au second plan un aspect fondamental de leur travail, qui est la transmission et le partage des connaissances à l’intérieur d’une discipline, au profit d’autres préoccupations. Prenons maintenant en considération un fait apparemment anodin sans rapport direct avec la suppression des postes : le 4 février 2010 intervient la signature, annoncée par un communiqué officiel, du premier « contrat d’objectifs »[3] du rectorat de Toulouse. Celui-ci, qui prendra effet dans une circonscription du département du Lot, comporte un certain nombre d’attendus très éloquents. L’un précise que ce contrat d’objectifs vise à « améliorer la performance des élèves et des pratiques professionnelles des enseignants ». Le diagnostic, élaboré à partir des évaluations nationales de CE1 et de CM2, permet de définir les priorités en termes de progrès établis sur 3 ans. Ce contrat d’objectifs partant d’indicateurs chiffrés précise le degré d’attente qui est mesuré chaque année dans un rapport de performance de la circonscription élaboré par l’inspecteur d’académie. On y relève quelques perles comme : « Les enseignants ne sont pas opposés à la performance quand on leur explique quelle est la réalisation de l’attendu». Et, pour ce faire, il est préconisé de dégager des moyens humains pour former les enseignants à cette « logique de la performance » qu’ils ont visiblement tant de mal à comprendre… Le contrat d’objectifs est ainsi présenté de telle sorte que la performance ne soit rien d’autre que « la réalisation de l’attendu ». L’attendu « par qui ? », « pour qui ? », « pour quoi ? », toutes ces questions sont bien entendu totalement escamotées au profit d’évidences qu’on serait mal venu de contester tant elles apparaissent comme naturelles. Entre ces deux choses, la discipline budgétaire et le contratd’objectifs, on a une relation très étroite : d’un côté, une contrainte budgétaire qui amène à réduire le nombre de postes d’enseignants, et de l’autre, la mise en place d’une approche qui fonctionne autour de la fixation d’objectifs pluriannuels avec une obligation de résultats et surtout une nouvelle logique, celle de la performance, à laquelle il faudra former les enseignants. Cette expérimentation, pour l’heure encore limitée, qui allie contratd’objectifs et discipline budgétaire, va habituer les enseignants et les personnels de l’Éducation nationale à travailler avec moins de moyens, en se partageant des charges de travail de plus en plus lourdes, et en même temps amener ces enseignants, sous la pression de la performance « attendue », à modifier le contenu et le sens de leur propre activité professionnelle. Il y a là une logique d’ensemble qui n’a rien de contingent et qu’il faut tâcher de déchiffrer. La gouvernementalité Au XVIIIème siècle s’ouvre l’ère de la « gouvernementalité » : que faut-il entendre exactement sous ce terme forgé par Michel Foucault ? « Gouvernementalité » signifie proprement qu’il est question, non pas du gouvernement comme institution, mais de l’activité de gouverner, qui n’est pas l’apanage des seuls gouvernants, c’est-à-dire de ceux qui sont membres d’un gouvernement. Pourquoi insister autant sur l’activité ? La tradition de pensée qui a longtemps prévalu en occident a été de concevoir l’activité de gouverner comme une activité de commandement : gouverner c’était avant tout donner des ordres et se faire obéir au moyen de la contrainte. Or l’activité de gouverner doit, selon Michel Foucault, être entendue dans un sens beaucoup plus large. Gouverner, au sens de la gouvernementalité, c’est « conduire la conduite des hommes », et non conduire directement les hommes, c’est donc une « conduction » qu’on peut qualifier d’indirecte. On pourrait dire en ce sens que gouverner c’est « agir sur les actions possibles » des individus. Cela signifie que l’on va s’efforcer de jouer sur les ressorts de la conduite des individus, sur leurs motivations, pour les amener à agir par eux-mêmes dans le sens attendu, par exemple de cet « attendu» dont parle le communiqué sur les contrats d’objectifs. Le terme de « conduite » a un double sens, qu’il faut justement entendre derrière la formule de Foucault : celui de mener ou diriger d’autres individus, et d’autre part, celui de se conduire ou de se comporter d’une certaine manière dans une situation déterminée. La gouvernementalité consiste précisément à mener d’autres individus en les amenant à se conduire eux-mêmes d’une certaine façon, et non par l’exercice d’une contrainte directe. On va pour cela créer artificiellement un certain nombre de situations, en les présentant comme «naturelles », de telle manière que les individus se conduisent dans ce cadre fixé hors d’eux, conformément à l’objectif qu’on leur assigne, mais sans qu’on ait à leur dire en permanence ce qu’ils ont à faire, ou comment ils ont à le faire. On voit en quel sens gouverner n’est plus prescrire ou commander, mais agir de façon « oblique » et indirecte. Seul finalement le résultat importe, car si on peut obtenir des individus qu’ils fassent exactement ce que l’on veut qu’ils fassent sans avoir à le leur commander à mais en jouant sur la contrainte des situations davantage que sur la contrainte de la volonté, de telle manière qu’ils pensent le faire par libre choix à c’est encore mieux : car alors l’individu n’a pas à s’en prendre à un autre que lui en cas d’échec. Cela est très exactement la définition de la gouvernementalité donnée sans le vouloir par une députée (UMP), présidente de la fondation « FondaMental », qui propose de substituer dans le champ de la psychiatrie à l’approche curative, coûteuse en soins et en temps, une approche issue des neurosciences où il s’agit de « créer les conditions pour que la personne puisse produire à sa manière et avec ses stratégies propres pour parvenir au résultat qu’on attend d’elle ». Ainsi agir sur les actions possibles des individus, c’est agir sur des possibilités d’action, donc avant même que ces possibilités ne soient réalisées, pour ainsi dire en amont de l’action elle-même, en structurant par avance le champ d’action, et amener l’individu à croire qu’il agit de lui-même en réalisant un objectif qu’on lui a préalablement fixé. Gouvernement des populations à gouvernement des individus Si l’on résume, la gouvernementalité comporte, selon Foucault, quatre caractères essentiels qui sont pour beaucoup hérités du pastorat chrétien du III-IVe sc. ap. JC (le modèle du bon pasteur guidant ses brebis), non sans avoir subi une certaine transformation : 1) Premier caractère, c’est une activité qui consiste, comme nous venons de le voir, à conduire les conduites plutôt qu’à soumettre par la violence ou la coercition, ce qui ne veut pas dire bien entendu que l’on a renoncé à recourir à celle-ci lorsque le besoin s’en fait sentir. 2) Deuxième caractère, c’est une manière de gouverner qui n’oppose pas le collectif et l’individuel, mais qui joue sur la complémentarité de ces deux plans. C’est donc un mode de gouvernement qui procède paradoxalement par totalisation et par individualisation. S’il faut parler d’ « individualisation », c’est au sens où l’individu n’est pas une donnée première, un sujet déjà tout constitué, mais bien au contraire un résultat, c’est-à-dire le produit de certaines techniques de pouvoir qui le prennent pour cible. C’est la logique du « omnes et singulatim », formule de l’Eglise chrétienne des premiers siècles de notre ère qu’on pourrait traduire par « tous et un par un » où le « tous » est obtenu en traitant chacun pris individuellement, ce qui dans la terminologie du néolibéralisme actuel s’appelle le « au cas par cas ». C’est cette logique qui s’applique aujourd’hui aux « sans papier » ou encore aux futurs retraités qui devront faire la preuve, eux-mêmes, non de la pénibilité de leur métier, mais du fait que leur travail les a véritablement usés (preuve médicale à l’appui). C’est donc une manière de gouverner qui s’occupe de chaque individu isolé, pris comme cible de son intervention, et qui procède à une totalisation à partir de cette individualisation, ou plutôt au moyen de l’individualisation, on gouverne l’ensemble ou le collectif en incitant les individus à se gouverner eux-mêmes d’une certaine façon. 3) Troisième caractère, il s’agit d’un mode de gouvernement qui est finalisé, au sens où il poursuit une certaine fin. Les objectifs sont alors ceux du « bien être », du bonheur, de la santé (physique et psychique), de la sécurité (prévention des accidents), etc. et se substituent à l’ancien objectif du salut des âmes qui était celui du pastorat chrétien. 4) Quatrième caractère, on n’a plus affaire, comme dans le pastorat chrétien, à un lien de subordination personnelle de chacun (chaque « brebis » du troupeau des fidèles) à un individu qui est en position de guide (le « pasteur »), mais une multiplication de pouvoirs qui essaiment partout dans la société de telle sorte que l’individu se trouve pris dans un réseau d’institutions qui le prennent en charge (médecine, éducation, psychiatrie, etc.). La gouvernementalité néolibérale et la primauté de l’évaluation quantitative La nouveauté principale de la forme actuelle, par rapport à la gouvernementalité du 18ème siècle, tient au fait que la question n’est plus celle des limites de l’action gouvernementale. Alors que dans le libéralisme classique il s’agissait de savoir où fixer les limites de l’action du gouvernement (les droits naturels des individus, le jeu spontané du marché, l’utilité publique), le néo libéralisme cherche à l’inverse à étendre la logique du marché, qui repose sur la concurrence et la performance, au-delà de l’espace strictement marchand. Cette extension de la logique du marché hors du marché touche aujourd’hui tous les secteurs et, en premier lieu, les services publics. Une des caractéristiques de cette logique est la place considérable accordée à ce qu’il est convenu d’appeler l’ « évaluation quantitative ». Problème : comment faire pour que les individus qui ne travaillent pas dans un domaine marchand (par exemple les enseignants) intériorisent la logique du marché ? Comment faire en sorte que dans les secteurs non marchands les individus intériorisent une certaine logique d’évaluation par leur(s) supérieur(s) et, surtout, d’auto-évaluation permanente d’eux mêmes ? Ce fétichisme de la quantité, qui traverse tout le corps social (« faire du chiffre» pour les commissariats de police, « remplir des contrats d’objectifs » pour les enseignants, « libérer des lits » pour les hospitaliers, etc.) vaut non pas malgré son absurdité, mais justement en raison de son absurdité. Si dans la logique du marché les prix permettent d’appréhender instantanément la valeur des objets, en référence à d’autres prix et objets, il est difficile de faire fonctionner de la même manière les services publics qui ne produisent pas de marchandises. Mais il est possible d’inciter et d’encourager les individus à se conduire de telle sorte qu’ils s’attribuent un prix et se disent « je vaux d’autant plus que les autres que je produis plus que les autres». Chacun étant devenu responsable du résultat qu’il doit atteindre, personne ne peut se plaindre de n’être pas parvenu au résultat qu’il s’est lui-même fixé. Ainsi, chacun devient l’agent non seulement de l’évaluation des autres, mais aussi de sa propre évaluation. On peut même aller jusqu’à obtenir des évaluateurs qu’ils évaluent les autres de telle sorte qu’ils soient eux-mêmes directement évalués en faisant cette évaluation ! C’est précisément le cas des instituteurs liés par les contrats d’objectifs qui évaluent leurs élèves de telle manière qu’ils soient eux-mêmes évalués par leur hiérarchie administrative. La logique de l’évaluation quantitative sert à comparer les individus, à donner une valeur aux résultats obtenus par eux de telle manière qu’ils puissent se comparer entre eux. Cette « cage de fer » de la responsabilité illimitée empêche quiconque de se retourner contre un quelconque responsable puisque la responsabilité de chacun est présentée comme infinie, sans limites. C’est oublier que les choix individuels ne s’effectuent que dans des situations que les individus n’ont pas choisies ! La « gouvernementalité » actuelle consiste donc à créer dans tous les lieux, même s’ils n’appartiennent pas à la sphère du marché, des situations de marché, c’est-à-dire des situations de concurrence, pour amener les individus à intérioriser des normes attendues fixées en dehors d’eux. Il y a là une dimension anthropologique au sens où la technique de l’évaluation quantitative fabrique une « subjectivité comptable » – au double sens de calculable et de responsable. Quelle(s) résistance(s) à cette logique néolibérale ? 1) Cette logique étant une logique d’ensemble et transversale, il est nécessaire de lui opposer une résistance d’ensemble et transversale. C’est la raison d’être de l’Appel des Appels qui réunit chercheurs, psychiatres, enseignants, médecins, magistrats, syndicalistes, etc., en essayant de dépasser le cloisonnement entre les différents secteurs de l’activité humaine. 2) Entrer dans une « insurrection des consciences » n’est pas adopter une posture d’objection de conscience puisqu’il y a une finalité d’action. Cela n’a donc rien à voir avec l’attitude ce que Hegel appelait la « belle âme », c’est-à-dire une subjectivité qui veut se garder pure et se refuse à agir. L’insurrection des consciences c’est l’organisation d’une résistance dans l’action à ce qui suppose, encore une fois, de construire une compréhension de la logique de l’adversaire contre lequel j’entre en résistance. La questiondes pratiques à construire est par conséquent essentielle et doit être pensée autour de la question du commun : le terme de « commun » comporte une double origine latine, d’une part le préfixe cum, qui signifie « avec » ou « ensemble », et d’autre part la racine munus, qui signifie « tâche, activité, fonction ». Le « commun » est donc ce qui oblige les participants d’une même activité, une sorte de co-obligation qui s’impose aux co-participants d’une même tâche. Aujourd’hui, seule une action commune, procédant de pratiques de « mise en commun », est de nature à s’opposer à un mode de gouvernement qui cible les individus un par un, « au cas par cas », individus qui sont censés être personnellement responsables de leurs choix sans avoir choisi les situations qui leur imposent ces choix. [1] Décryptage de l’intervention de Pierre DARDOT lors du congrès de GFEN (Saint-Ouen, le 8 juillet 2010) [2] Pierre DARDOT est philosophe et professeur de philosophie, co-animateur de l’ « Appel des Appels » ; co-auteur avec Christian LAVAL de La nouvelle raison de monde. Essai sur la société néolibérale, Ed. La Découverte. [3] Notion qui se substitue en 2005 à celle de projet d’établissement. 30 septembre 2010 admin