Formation au service du développement Colloque « Avons-nous encore besoin de pédagogie ? » – Lyon / 8-9-10 octobre 2010 Table ronde (avec Stéphane Bonnéry et Walo Hutmacher) : « Quelles pédagogies ? Pour quelles sociétés ? » Pour relever le défi de la démocratisation : Une formation au service du développement Jacques BERNARDIN (GFEN) Selon l’OCDE, « en période d’austérité, il faut conserver les moyens essentiels qui vont permettre d’assurer une croissance économique durable, en particulier dans l’éducation ». Les économies faites à tous niveaux aujourd’hui en France, touchant particulièrement l’INRP, les mouvements pédagogiques et la formation ne vont-elles pas coûter cher au pays demain, sur le plan économique, mais aussi au niveau social et humain ? Avons-nous les moyens de nous passer de formation ? La France dans le paysage international Sans que les résultats soient globalement catastrophiques (plutôt dans la moyenne des pays de l’OCDE), on constate un tassement progressif, avec un accroissement des écarts et des inégalités[1]. Le prix à payer pour la sélection des élites ? Même pas… Avec un record, celui du mal-être à l’école : 45 % des élèves s’y sentent à leur place contre 81 % en moyenne dans OCDE[2], constat corroboré par l’enquête AFEV auprès de près de quatre cents des jeunes écoliers et collégiens[3]. Il n’est pas fatal que la France soit parmi les systèmes les plus ségrégatifs, que la naissance pèse autant sur les destins scolaires ; pas fatal que les élèves s’y sentent si mal… Développer la démocratisation L’école n’a pas à perdre à s’intéresser au sort des plus faibles, bien au contraire. Les comparaisons internationales montrent que les systèmes les plus efficaces sont aussi ceux qui sont les plus équitables, les mieux à même d’enrayer les effets des inégalités sociales. Outre les choix structurels (tronc commun jusqu’à la fin du collège, suppression du redoublement et des classes de niveau), ces résultats sont redevables à un investissement pédagogique conséquent[4]. En Finlande, on donne une autre place à l’activité de l’élève. Les maîtres mots sont non pas contrôle, note, classement, sélection mais autonomie, responsabilité, confiance, échanges entre pairs. Le changement de culture professorale a été impulsé et soutenu par une formation et un accompagnement pédagogiques conséquents, avec une incitation forte au travail en équipe. L’avenir de l’éducation ne peut s’imaginer sans le levier d’une formation repensée dans son orientation, ses objectifs et ses modalités. Formation conçue non comme entreprise de conformation (au prescrit, au standard de « bonnes pratiques ») mais comme dynamique de transformation individuelle et collective des impensés à l’œuvre au quotidien de l’activité professionnelle, d’interrogation d’un habitus professoral cristallisé au fil des ans (hérité du « petit lycée » dans le Secondaire), modelant à notre insu les façons de voir et les manières de faire… Echapper aux logiques ségrégatives exige de reconsidérer le métier sur des points clés de la pratique quotidienne : sortir de l’incompréhension à l’égard des élèves ; reconsidérer l’évidence de la chose enseignée ; modifier la conduite des temps d’apprentissage. Que transformer ?… 1) Le regard sur les élèves, davantage singularisé jusqu’alors par le jugement, l’évaluation-sanction que par l’interrogation à visée compréhensive. Regard à modifier par un triple éclairage : – des compétences didactiques, afin de mieux comprendre la logique des élèves. Ainsi, les erreurs, inhérentes à tout nouvel apprentissage,pourraient avoir une autre place, constituer des repères témoignant de l’avancée de leur compréhension, servir de points d’appui pour débattre des divergences, lever les malentendus, tester la pertinence des propositions, pousser à l’argumentation raisonnée et à l’exercice de la preuve. Le rapport de l’IGEN d’octobre 2006 avait pointé cette difficulté majeure des enseignants en éducation prioritaire à pouvoir spécifier la nature des difficultés des élèves[5]. Sans doute ces enseignants ne sont-ils pas les seuls à naviguer sans repère… – une dimension éthique. Toute entreprise éducative nécessite d’être soutenue par un regard sur l’apprenant. Ce qui était hier postulat philosophique (« Tous capables ») est aujourd’hui attesté scientifiquement. La notion de plasticité cérébrale étaye le pari d’éducabilité, appelant à une vision optimiste de l’Homme dans son historicité. Ajoutons-y les acquis de la psychologie sociale, notamment l’effet Pygmalion, phénomène des prophéties auro-réalisatrices rendant compte des processus modifiant inconsciemment nos comportements selon le regard porté sur l’autre. L’ensemble pourrait faire pièce aux postures fatalistes, à la rhétorique des aptitudes, des talents ou de l’ « excellence propre », cache-misère d’une vision naturalisée des différences justifiant tous les renoncements. – un positionnement social. Dans une visée de démocratisation, le regard des enseignants doit également être instruit par les apports de la sociologie de l’école et de la famille, dévoilant les logiques des élèves face aux savoirs et à la scolarité, les divers modes de socialisation et les attentes différentielles des parents à l’égard de l’institution scolaire. Apports nécessaires pour contrer les effets insidieux des stéréotypes sociaux et appeler à la responsabilité professionnelle. 2) La conception du savoir. Il n’est pas simple, pour celui qui y excelle à tel point qu’il le professe, de se déprendre de l’évidente simplicité du savoir enseigné. Des siècles d’éducation ont banalisé l’idée que le savoir, empreint de logique, pouvait s’exposer aussi clairement qu’il se concevait. Or, nous devons bien constater la faillite de ce modèle hérité du passé, qui ne parlait en fait qu’aux héritiers, véhiculant une conception a-historique et réifiée des contenus. Quelles dimensions y substituer ? – Le savoir comme rupture. Contre cette vision linéaire et cumulative simpliste, nous soutenons l’idée d’un savoir polémique. Savoir, c’est rompre avec le rapport d’évidence, de transparence (aucun savoir ne « va de soi »), c’est rompre avec le « bon sens » amalgamant information, connaissance et savoir. Tout savoir nouveau est en rupture par rapport à ce qui précédait, que ce soit sur le plan socio-historique ou au niveau individuel. C’est ici faire place au poids des représentations initiales, au « déjà-là », aux concepts quotidiens, simultanément appuis et obstacles aux concepts scientifiques (Vygotski). – le savoir comme terme d’un processus. S’il est énonçable, stockable, mémorisable, le savoir ne s’y réduit pas. Il est essentiellement le résultat de « crises » constitutives, il témoigne d’une genèse qui en a imposé l’économie. Son évidence n’est apparue qu’après-coup, pour reprendre les termes de Bachelard. Il s’agit de faire revivre auprès des élèves ce travail du passé afin qu’ils accèdent au cœur de la logique des savoirs constitués, produits de rectifications successives. Quelle sont les caractéristiques de ce processus ? · Il est amorcé par un contexte problématique (un problème à résoudre) ; · dynamisé par un débat polémique, une argumentation critique (débat de preuves) ; · finalisé sous la double exigence des principes d’efficacité et d’efficience. Il incorpore dans son économie actuelle les traces de ces ruptures historiques. Sa forme répond à des exigences non pas formelles mais intrinsèques, sa genèse en justifie la pertinence… et lui donne valeur universelle. La formation disciplinaire ne saurait oublier l’histoire culturelle et une approche épistémologique des contenus à enseigner. Du côté des élèves, cela signifie que le savoir n’est pas à imposer (l’apprentissage est alors perçu comme tentative de normalisation) mais doit à grâce au travail pédagogique – s’imposer aux élèves (activité les amenant à comprendre que sa normativité interne est justifiée). – le savoir comme outil d’émancipation. Piégé dans l’unique valeur d’échange pour bien trop d’élèves, le sens des savoirs est à remettre en chantier dans des activités qui en réhabilitent la valeur formative. Tout savoir atteste de l’intelligence humaine face aux défis posés, est conquête contre les fatalités (assurer les besoins vitaux, échanger à distance, cumuler les savoirs et pouvoir les diffuser, prévoir le temps, échapper aux maladies, maîtriser l’espace, etc.), ouvre à des pouvoirs accrus de compréhension et d’action. Le savoir « révolutionne » la façon de penser les choses, le rapport au monde. Quelques exemples : la découverte de la circulation sanguine [William Harvey,1628] ; les microbes pour expliquer les maladies contre l’idée de génération spontanées [Pasteur, fin 19è ] ; la tectonique des plaques qui s’impose face à la dérive des continents de Wegener [1912] dans les années 60-66 ; le modèle de l’ADN de Crick et Watson [Prix Nobel en 1962] et, en matière de Préhistoire, les récentes découvertes qui remettent en cause les hypothèses jusque là admises… Cela vaut à l’échelle de l’histoire comme sur le plan personnel. Le travail de l’enseignant consiste à introduire chaque génération dans le mouvement vivant de la culture humaine… et, ce faisant, prépare chacun à y contribuer. 3) L’approche de l’apprentissage. Cette conception socio-historique des savoirs va de pair avec une conception socioconstructiviste de l’apprentissage. Outre l’appui déterminant du groupe de pairs pour avancer dans la compréhension, par dépassements de conflits sociocognitifs (ce qui repositionne le rôle de l’enseignant, autrement indispensable), que changer aux conceptions usuelles ce niveau ? – Au centre de l’action éducative, c’est moins l’élève que son rapport au savoir. Il s’agit tout d’abord d’imaginer la situation propice pour convoquer, mobiliser chacun des élèves sur un objet dont l’intérêt n’est pas préalable mais à conquérir (voire à reconquérir, comme dans les dispositifs relais). Qu’est-ce qui peut activer la curiosité puis la passion de comprendre ? Engager n’est pas tout. Encore faut-il ensuite organiser le cheminement intellectuel avec l’appui solidaire et exigeant des pairs. – L’important, c’est moins réussir que comprendre. Cela doit guider la conduite de la leçon : faire place à la diversité des avis, aux contradictions ; donner un statut à l’erreur comme témoin d’une pensée en chantier qui cherche ses marques ; inciter à la preuve (et ainsi former à la rationalité, à l’esprit critique) ; solliciter la réflexivité à tous moments. Il s’agit d’exercer un regard connaissant, d’apprendre à réfléchir sur les objets, situations et conduites pour accroître sa maîtrise du réel. – Sans oublier l’enjeu, la visée éducative derrière l’instruction. Derrière l’appropriation de contenus, sont convoqués et éprouvés des cadres de pensée, des façons d’appréhender le réel. A travers chacun des apprentissages, le sujet est amené à passer : * de sa subjectivité à une mise à distance réfléchie (processus d’objectivation) ; * de l’opinion à un point de vue conceptuellement outillé, rationalisé ; * de l’auto-centration à l’ouverture à l’altérité. Ce qui contribue au processus conjoint de personnalisation et de socialisation élargie, participant ainsi à l’émancipation intellectuelle. Une formation au service du développement Le développement de la démocratisation passe par un recentrage du métier sur le développement personnel des élèves comme sujets et futurs citoyens, et requiert pour y parvenir de s’appuyer sur le développement professionnel des enseignants. 1) Du développement personnel desélèves… De la famille à l’école, l’éducation transforme, fait grandir, « élève ». On y construit un rapport second au monde : prise de distance, médiatisation par les outils intellectuels, conscience accrue de l’ordre des choses; passage d’une maîtrise pratique à une maîtrise symbolique. C’est parallèlement l’ouverture à une socialisation élargie : échanges avec les pairs ; appropriation d’objets sociaux à portée universelle ; affiliation, par l’entremise des apprentissages, à l’histoire humaine. Tous ces outils permettant d’échapper à la captation, à l’influence sans partage de la sphère familiale. Au-delà, la pluralité des apports sur le plan culturel (appropriation de codes symboliques, de concepts, d’œuvres et de techniques), sur le plan intellectuel (capacités réflexives, pensée critique), sur le plan social (ouverture aux autres, aptitude au travail collectif) participe d’une citoyenneté agissante, indispensable pour actualiser et dynamiser la démocratie. 2) Du développement professionnel des enseignants Face aux enjeux (de démocratisation, d’extension de la formation vu l’accroissement des savoirs et les transformations de plus en plus rapides des métiers), l’exercice solitaire du métier n’est plus viable. La formation doit préparer au travail d’équipe, soutenir et accompagner une conception solidaire de la pratique professionnelle que ce soit pour préparer la classe, pour la conduire ou pour harmoniser l’action éducative. – Élaborer des situations d’apprentissage : Un rapport instruit à la pratique suppose de démonter la logique des savoirs pour en aménager la reconstruction, la ressaisie signifiante par les élèves : quelle est la nature de leurs erreurs ? Autour de quelle(s) rupture(s) conceptuelle(s) organiser la situation d’apprentissage ? – Échanger sur les gestes professionnels : Gérer la classe, s’ajuster à l’inattendu, faire face à l’imprévu… La logique d’action a ses impératifs qui amènent à faire des choix dans l’urgenced’un temps contraint. Mettre à distance le quotidien est indispensable pour mieux en assurer la maîtrise. Des entretiens croisés à l’ « instruction au sosie », c’est pointer là le rôle formateur de la polémique professionnelle (Y. Clot). – Élaborer une stratégie éducative durable. Inscrire l’action éducative dans une cohérence d’ensemble et dans la temporalité, c’est une condition indispensable pour obtenir des effets significatifs. Faire des choix concertés de stratégie éducative (diagnostic, sélection de priorités, suivi, relations avec les familles, évaluations régulatrices, etc.) nécessite une mobilisation de l’ensemble des acteurs. Nous savons par expérience combien les élèves et leurs parents y sont sensibles. Face à la surpression normative et l’indigence des appuis, il faut « étendre le pouvoir d’agir des professionnels pour ‘faire autorité’ sur le travail », « soignerle métier » (Y. Clot). Cela ne peut s’improviser, nécessite du temps, de la détermination politique… Mais l’avenir de la démocratie en vaut bien le coût ! [1] Christian Baudelot, Roger Establet, L’élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, La République des Idées / Seuil, 2009. [2]« C’est en France que les élèves souffrent le plus ! », Interview de Bernard Hugonnier, directeur adjoint de l’Education de l’OCDE dans Le Nouvel Observateur, 7-13 avril 2005. [3] Selon le Baromètre Trajectoires /Afev 2009: 36 % ont parfois ou souvent mal au ventre avant d’aller à l’école ; 37 % ne lèvent jamais le doigt, par peur de se tromper (25 % des écoliers, 41 % des collégiens) ; 53 % s’ennuient à l’école (parfois pour 37 % ; souvent ou tout le temps pour 16 % des élèves) ; 64 % avouent ne pas toujours comprendre (c’est souvent le cas pour 20 % des élèves). [4] Nathalie Mons, Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ? PUF, nov. 2007. [5] Anne Armand, Béatrice Gille, La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves, Rapport IGEN / IGAENR, MEN, octobre 2006. ^ Haut de page 1 décembre 2010 admin