Est-ce qu’on perd son temps à raconter des histoires ? Conférence-débat Yvanne Chenouf à Tours, le 16 novembre Auditorium de la bibliothèque Centrale en partenariat avec Livre Passerelle et la Bibliothèque de Tours Est-ce qu’on perd son temps à raconter des histoires ? Manifestement non pour les 90 personnes présentes à cette conférence-débat qu’Yvanne CHENOUF (AFL ) a mené en alternant l’exploration de livres de littérature jeunesse, lecture à haute voix de textes par des volontaires, anectodes pour rappeler la puissance du contexte pour s’approprier le sens d’un poème. Yvanne Chenouf se présente comme une des initiatrices du rapprochement des bibliothèques de quartier et les bibliothèques scolaires. Son propos s’est construit à partir des observations de l’atelier qui a précédé, réunissant bibliothécaires, lecteurs volontaires, éducateurs spécialisés, enseignants afin d’échanger sur leurs pratiques de la lecture dans des lieux différents. Les histoires : une longue histoire ! On se raconte des histoires depuis le début de l’humanité pour conjurer les peurs et expliquer des phénomènes incompréhensibles mais aussi à se souvenir des belles choses ou se projeter dans l’avenir. Plutôt que de dire qu’elles se propagent de bouche à oreille, il serait plus judicieux de dire de « bouche à bouche » car je la raconte à il qui la raconte à elles, ce qui permet de « faire communauté ». Certes, on ne raconte plus d’histoires autour du feu (la télévision a remplacé ces moments partagés) pour autant lire des histoires se borne-t-il à une leçon de lecture en classe ? Yvanne Chenouf rappelle à ce sujet la grande inégalité des enfants arrivant à l’école : certains arrivent avec plus de mille heures d’histoires racontées à la maison quand d’autres n’ont pas ces bases-là. Toute histoire a une vie, elle se transforme et fait partie de notre patrimoine culturel : on peut la commencer où on veut, la détourner, en faire une autre histoire. Prenons l’histoire de Boucle d’or qui prend les traits d’une jolie fillette : elle a commencé par être une vieille renarde qui rencontra trois ours adultes dans une grotte, leur fit un peu de ménage mais les ingrats la mangèrent. Puis aux cours des histoires, elle est devenue une vieille femme aux cheveux d’argent, puis une mère avec son enfant, puis boucle d’or et les trois ours. Sauf que chez les parents ours, ils se disputent un peu : serait-ce pour cela que chacun dispose de son lit ? Serait-ce pour cela qu’aujourd’hui le canapé remplace le troisième lit ? Chaque histoire, dans son voyage évolue et peut prendre des sens multiples et infinis. Mais qu’en disent les sociologues ? Au départ, lorsque l’enfant ne sait pas lire, l »adulte raconte l’histoire, c’est la fusion. Et autour du livre, il se passe plein de choses (théâtralisation, identification, comparaison avec les héros de l’histoire), on se découvre et on devient. Il y a toujours un livre qui parle de ce qu’on fait en famille et au départ nous disent les sociologues, on s’imprègne de ces histoires : c’est le moment de la filiation. Au début, nous dit Barthes, avec la lecture c’est le coup de foudre. Mais il va falloir écrire lettre à lettre et on souffre. Cependant, si on installe par exemple le rituel de sortie de classe sur la lecture d’une histoire, on se quitte sur du symbolique et chaque matin on se retrouve sur du symbolique. Arrive le moment où l’enfant sachant lire (entre sept et dix ans) rebute à s’y mettre devant l’ampleur de la tâche : l’accès aux contenus est difficile pour beaucoup. Il existe pourtant aujourd’hui de plus en plus de transmetteurs potentiels : l’enfant peut côtoyer plusieurs générations avec des comportements différents, d’autres entrées dans les histoires (cf : Bernard Friot et sa fabrique à histoires ). Pour s’en approprier le contenu, il faut habiter l’histoire : l’histoire doit parler de nous, c’est l’identification. Quand arrive la préadolescence, l’enfant part vers d’autres jeux et découvertes en s’appuyant sur le groupe d’appartenance (qu’il a choisi) : l’affiliation. Il se crée alors une coupure dont les éditeurs vont jouer : livres pour les filles ou les garçons, selon les centres d’intérêt. Pour contourner l’obstacle, Yves Citton propose non plus de demander à la suite d’une lecture le contenu retenu mais de dire de quoi le texte ne parle pas afin de susciter l’intérêt et la curiosité. Que peut faire l’école ? Certains enfants sont éloignés des codes de l’école et des valeurs qu’elle porte. Il faut progressivement les en rapprocher en leur faisant découvrir cet univers culturel, en les emmenant dans les musées, les expositions, les spectacles et les enquêtes montrent que de nombreux enseignants proposent ces sorties à leurs élèves. C’est à plusieurs qu’on apprend à lire tout seul C’est en écoutant et en racontant des histoires qu’on met sa propre histoire en ordre. Une histoire c’est une évocation plus ou moins fidèle d’une réalité, un discours car le narrateur raconte quelque chose au lecteur d’une façon particulière (si on ne met pas la forme, ce n’est pas une histoire). C’est un monde représenté car l’écriture reflète une réalité en créant un espace de réflexion et d’imagination, des encastrements d’une même réalité. Prenons un récit : un premier lecteur lit le texte, le second le lit à l’inverse, le troisième reprend le texte du point de vue « alors », deux autres le revisitent sous la forme d’un interrogatoire. Une même histoire peut être racontée de façon très différente, selon le point de vue adopté. Une histoire a besoin d’une distribution de personnages qui donnent l’impression de vivre avec un esprit et des attentes propres qui peuvent se moquer des conventions sociales. Ces personnages peuvent être attachants, si attachants que même lorsqu’ils passent dans une autre histoire, on les reconnait immanquablement et ils deviennent des personnages référents : une fillette au manteau rouge? C’est forcément le Chaperon rouge et même s’il s’agit d’un garçon se promenant dans la forêt portant un panier, c’est encore le Chaperon rouge. Les enfants doivent comprendre que les personnages peuvent passer d’une histoire à l’autre. Mais l’auteur peut prendre le contre-pied de l’image habituelle. Le chaperon rouge de Philippe Corentin devient « Mademoiselle sauve qui peut », rousse espiègle qui tire le nez du loup puis le chasse à coups de fourche. Renversant les codes du conte de Perrault, il montre que lire des histoires émancipe car, franchement croire qu’on peut confondre sa grand-mère avec un loup relève de la bêtise ! Encore faut-il que l’enfant écoutant l’histoire soit capable d’anticiper sur les suites possibles d’un évènement, d’imaginer à partir des informations retenues. Scénariser une histoire est un art : on peut présenter les personnages et leur environnement pour se représenter le contexte, mais certains auteurs jouent avec le lecteur en juxtaposant les personnages sans proposer de scénario, laissant ainsi libre court à l’imaginaire. Entrer dans une histoire c’est entrer dans un filet culturel, on a tous des représentations d’un ogre, d’un loup ou du petit poucet. Pour attirer le lecteur, l’auteur va devoir faire preuve d’originalité : il faut que l’histoire apporte quelque chose de plus. Le narrateur doit jouer avec nous et se jouer de nos attentes. Yvanne Chenouf le démontre en s’appuyant sur plusieurs livres apportés par le libraire. Les textes ne disent pas tout, ils laissent la place à l’interprétation. Prenons l’exemple de Yakouba (Thierry Dedieu ) qui lors de son initiation doit choisir entre tuer un vieux lion (donc sans gloire) ou le laisser en vie au risque d’être banni par la communauté. Quel intérêt de suivre le second choix ? Si le texte ne dit pas ce que Yakouba choisit, on le voit reprendre sa lance, retourner vers le village où il est accueilli par un grand silence quand les autres sont acclamés. Il n’est donc pas devenu guerrier mais berger, un peu l’écart des autres même si l’auteur souligne que c’est à partir de cette époque que le bétail ne fut plus attaqué par les lions. Si nous applaudissons le courage de l’enfant noir, il n’empêche qu’il a enfreint la loi et que notre interprétation est empreinte de notre culture et de notre position sociale. Il y a à inventer d’autres cultures avec les enfants et nous sommes les maillons entre ces mondes qui se rencontrent. Encore une histoire ? Quand « une fourmi de 18 mètres avec un chapeau sur la tête » nous renvoie à l’histoire de ces convois vers les camps d’extermination nazis. Relisons ce poème de Robert Desnos que de nombreux écoliers ont appris et illustré dans leur cahier de poésie en pensant à la période où il a été écrit (1943). Cette Chantefable fut écrite pour résister et affirmer l’existence de ces convois de déportés. Sachant que certaines locomotives avec leur tender intégré mesurent approximativement 18 m, que ce long voyage concernait des déportés de toutes nationalités, relisons le texte et écoutons le bruit du roulement sur les rails, en écho au petit train dans la campagne des Rita Mitsouko. Le texte ne le dit pas, mais derrière ces « poésies pour enfants sages », c’est l’esprit de la Résistance qui murmure encore à nos oreilles. Jacqueline BONNARD 24 novembre 2016 Jacqueline Bonnard