Extraits Dialogue n° 181

Dialogue n° 181 –  Perspectives sur l’enseignement à distance. Penser la présence

Editorial

  • Tenir la distance  Lire
    Michel BARAËR
Retours sur vécus
  • Faire classe ensemble L’énigme de la présence
    Geneviève GUILPAIN, Professeur de philosophie, formatrice à l’INSPÉ de CréteilJe hasarde un « bonjour. Vous m’entendez ? », et je lis presqu’aussitôt des « oui, oui, on vous entend ». J’ai envie de leur dire qu’ils ont bien de la chance de m’entendre car moi, je ne m’entends pas ou plutôt je n’entends que moi. Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Dans cette salle de cours de l’INSPE dans laquelle j’accueillais encore il y a deux semaines un groupe parlant, plaisantant, s’agitant, les tables ont été repoussées, les chaises empilées et je suis toute seule assise devant mon écran et à côté du tableau blanc (on m’a expliqué que je pouvais écrire, projeter et que tout pouvait être vu par mes étudiantes dispersées aux quatre coins de la banlieue, voire au-delà). L’espace est tout à moi. Je suis la seule à parler à voix haute dans un silence que rien ne vient troubler ; je n’entends que ma propre voix, et celle-ci reste sans écho – et je ne m’exprime pas au sens figuré en voulant designer l’impossibilité de percevoir les réactions que suscite mon propos – ; dans cet espace neutralisé, désert, ma parole ne rencontre aucun corps sensible qui vient l’accueillir, l’amortir, ou la renvoyer ; ma voix est sans écho ; elle se perd, je ne sais où. Je comprends soudainement ce que signifie « parler dans le vide ».
  • Enseigner les langues en des temps troublés
    Maria-Alice MEDIONI, Saloua KAABECHE, Magali KOUTTI Nathalie FARENEAU, Secteur Langues du GFEN
    Dès le début du premier confinement en mars 2020, c’est à un empressement généreux auquel on a pu assister, de la part des enseignants qui se sont rués, parfois sans distance, sur les consignes irréfléchies et arbitraires du ministère, en proposant du travail en ligne pour les élèves, en dépit du bon sens ! Cet enthousiasme débordant qui a conduit à investir le numérique comme jamais, est d’autant plus étonnant que bon nombre d’enseignants de langues étrangères manifestaient jusque-là une résistance de bon aloi face aux injonctions de l’institution qui poussait toujours vers le tout numérique. La « continuité pédagogique » préconisée par le MEN a été prise au pied de la lettre : on continue le programme, vaille que vaille, en utilisant les procédés, par exemple, de la classe inversée et de la visioconférence. Pour autant, peu de différences avec ce qui se passe dans la classe ordinaire : des exercices à faire et à rendre, souvent même notés !
    Du côté des parents, les réactions sont diverses. Certains, probablement angoissés pour leurs enfants, en demandent toujours plus ; d’autres saturent dès les premières semaines.
  • La formation à distance témoignage de Betty LABOREL, formatrice auprès de cadres
    recueilli par Geneviève GUILPAIN
    Lors des confinements, nous nous sommes trouvés dans l’obligation de tenir, pour certains groupes, les sessions de formation en visio. Sachant que les dates des épreuves n’avaient fait l’objet d’aucun aménagement, — les services de l’État concernés étant plus ou moins dépassés par les évènements —, et qu’une difficulté maximale se faisait jour pour les demandeurs d’emploi ne disposant que d’un financement d’un an.
    C’est dans ce contexte plus qu’anxiogène pour les étudiants que nous avons dû nous adapter très vite. Chaque séance à distance devait donc être pensée dans le triple respect des heures de formation à délivrer aux étudiants au regard du référentieldiplôme (ils doivent avoir reçu 7 heures de formation effectives), des heures effectivement finançables pour l’organisme (qui doit avoir bien délivré 7 heures et le prouver) et des heures payables à l’intervenant pour chaque séance (il doit avoir travaillé 7 heures pour chaque séance, comme s’il était en présentiel). Le tout, en respectant aussi la thématique du jour (programme contractualisé par les conventions de formation).
  • À lire sur le supplément en ligne :
    – Cinq parents, militants Quart Monde, partagent leurs expériences des confinements de 2020 ATD Quart Monde
    – Des (éducations) nouvelles du numérique Laurent CARCELES
Des prises de position
  • Franchir le mur du virtuel ? Explorer les brèches
    Collectif Seine et VosgesAlors que le collectif s’apprêtait à mener son stage durant les vacances de la Toussaint 2020, le protocole sanitaire s’est renforcé l’obligeant à mener son stage à distance. Durant 5 jours le stage a eu lieu. Voici un article collectif écrit en distanciel, émergeant des questions et ruptures vécues.
    Nous vivons un temps de bifurcation ! Celle-ci est identifiable lorsque la valeur d’un paramètre du système, variant de façon continue, franchit une valeur critique. Un seuil se passe. Des propriétés émergent, suffisamment pour que l’on considère qu’un seuil est passé. Quel seuil ? Quelles propriétés nouvelles ? Que sommes-nous en train de construire dans cette turbulence numérico-politique ? Faut-il nous laisser étouffer par ce précipité de l’adaptation forcée ? Le seuil serait-il suffisamment critique pour qu’il nous empêche de penser, nous empêche d’agir ?
  • Enseignement à distance, emploi de dispositifs numériques, quels usages ?
    Saloua KAABECHE, professeur d’espagnol en collège, GFEN secteur langues
    Jusqu’au 16 mars 2020, certains ne voyaient dans ces outils que des avantages ! Côté enseignants, il devient plus aisé de faire parvenir du travail aux élèves (présenté comme une solution miracle lorsque l’élève (ou même le prof) est absent !). Ils offrent une interface pour classer tous les cours, une messagerie sécurisée… Côté élèves, tout est disponible ! Même plus besoin selon certains d’inscrire ses devoirs dans l’agenda à la fin du cours (« ben oui, Madame, tout est sur l’ENT »). À force, nous avons fini par croire que tous les élèves maîtrisaient tout cet environnement… et nous avons eu tort !
    À quel moment avons-nous pu vérifier que nos élèves dominaient cet outil ? Seul le confinement nous a permis de constater que non seulement rien ou presque n’était acquis mais qu’en plus le numérique serait un obstacle aux apprentissages et à la transmission pour un très grand nombre (enseignants inclus) !

  • Le numérique : un révélateur de deux systèmes de valeurs qui s’affrontent
    Dominique BUCHETON, professeure honoraire, université de Montpellier
    L’école n’échappe pas aux transformations sociétales et politiques : elle en est la chambre d’écho. La question du numérique scolaire, ses usages, ses finalités, en est un des révélateurs. Deux visions de l’éducation s’affrontent. L’une, néolibérale, largement répandue dans toute l’Europe comme à Singapour a développé un avatar français particulièrement autoritaire. La deuxième, s’opposant frontalement à la première, propose une vision humaniste, culturelle et sociale de l’éducation. Une vision qui est le fruit de toute l’histoire et des avancées de l’école républicaine française et dont les valeurs et principes sont fortement mis en danger un peu plus chaque jour. Une riposte vigoureuse, responsable, argumentée, audacieuse dans ses propositions s’impose.
    Le numérique est notre nouveau « milieu ». Il transforme nos façons de lire, d’écrire, de nous informer, d’apprendre, de nous relier aux autres, de créer… L’École doit impérativement « encapaciter » les élèves pour qu’ils habitent et explorent cet environnement nouveau, pour qu’ils y agissent en tant que citoyens éclairés et critiques. Le monde qui advient est et sera soumis au numérique. Pour le meilleur ou le pire. Il sera ce que nous en ferons.
  • À lire sur le supplément en ligne :
    – Prendre distance avec le (tout) numérique ? Quand la télé commande !
    Pascal DIARD
Des possibles en oeuvre… mais…
  • Distanciel et collectif, quels possibles ?
    Stéphanie FOUQUET
    Si le collectif est parfois difficile à gérer en classe (relations entre élèves, respect des prises de parole et canalisation de celles-ci…), le distanciel permettant de s’adresser à chaque élève individuellement, devrait avoir gommé les effets perturbateurs du groupe. Il devrait avoir permis à chacun de s’extraire des lourdeurs du collectif et de construire sa bulle, celle qui doit lui permettre, dans une solitude bienveillante de se lancer dans l’aventure des savoirs dormant dans son ordinateur qu’un simple clic permettrait de réveiller, grâce à la progression pensée et individualisée que lui aurait faite son enseignant.
    À vrai dire, au regard des dernières évaluations nationales, nous avons perdu une bonne partie de nos élèves, et surtout dans les REP. Pour autant, que comprendre de la situation ? L’acte pédagogique doit-il uniquement être pensé en présentiel, dans une logique vivante et incarnée ? Peuton le penser en distanciel (terme émergeant dans la novlangue institutionnelle, posant pour acquis les bienfaits de cette pratique par écrans interposés) ?

  • Un travail collaboratif à distance ?
    Michel BARAËR
    Les technologies numériques facilitent les échanges. Les documents électroniques sont aisément transférables, la messagerie offre rapidité et souplesse à la correspondance, le SMS est un supplément bien commode à la communication téléphonique…
    Mais ces technologies ont-elles d’autres effets que techniques ? Jusqu’où modifient-elles les relations d’échanges ? Sont-elles, par exemple, susceptibles de permettre des activités vraiment collaboratives lorsque les participants sont à distance ?
    J’essaie d’apporter des éléments de réponse à cette dernière question à partir de l’exemple d’un atelier collaboratif entre étudiants sur un espace de travail en ligne.
  • Penser le complot à distance ? Bilan d’une démarche
    Julien CUEILLE, Alexis AVRIL, professeurs de philosophie
    La démarche à distance : un choix par défaut fructueux ?
    L’expérience de la démarche en ligne n’était pas une évidence pour nous. Compte tenu des circonstances, comme on dit, nous avons fait nôtre la philosophie ambiante, celle du « c’est mieux que rien » et du « après tout, tout le monde le fait, pourquoi pas nous ? ». Philosophie ou idéologie ? En tout cas on mesure bien la pression considérable exercée par cette force sans visage, mais non sans conséquences, qu’on appelle l’influence majoritaire.
    Déformation professionnelle oblige, nous nous sommes sentis tenus de rationaliser notre choix : comme l’objet de la démarche porte précisément sur un certain rapport aux médias, et qu’une partie de cette démarche consiste également en une recherche d’informations sur Internet, il ne semblait pas complètement illégitime de réaliser la démarche entièrement à distance. Est-ce là une cohérence supplémentaire, ou une simple complaisance pour l’environnement numérique et son emprise insidieuse ?
  • Un enseignement numérique sous contrainte
    Clément LARRIVÉ, Conseiller (techno-) pédagogique à l’Université Libre de Bruxelles
    Trois principes, décrits par Mallory Schaub Geley (conseillère pédagogique à l’Université de Genève, et titulaire d’un doctorat en psychologie des perceptions), ont caractérisé ce contexte « COVID » :
    -Le principe d’incertitude :
    « Ne pas savoir » fait forcément partie de l’équation. Inutile d’attendre indéfiniment des consignes claires : personne ne sait ce qui va se passer et personne n’a l’expérience de ce que nous sommes en train de vivre. Essayons de vivre avec cette incertitude : on sait qu’on ne sait pas.
    – Le principe de protection :
    Ce dont on peut être certain·e·s, c’est que nous sommes fatigué·e·s et émotionnellement marqué·e·s par cette période, à des titres divers. Il en va de même pour les étudiant·e·s. Les décisions que nous prenons doivent donc en tenir compte, il s’agit de nous protéger les uns et les autres et pas uniquement du COVID.
    – Le principe de précaution :
    Puisque nous ne savons pas ce qui va se passer (retour à la normale plus vite que prévu, retour à un confinement strict), il importe que les efforts consentis pour améliorer notre enseignement soient bénéfiques sur le plan de l’apprentissage même après la crise.
  • Les cailloux paranormaux
    Méryl MARCHETTI, Secteur Écriture et Poésie du GFEN
    L’outil numérique et les mythes de fondation
    Les illusions du numérique. Bien sûr, nous sommes bourrés d’illusions, et nous avons besoin de leurs mouvements dans nos gestes pour continuer à agir et mener des projets. Un logiciel de comptabilité qui compte et établit les comptes pour l’asso. Une visioconférence afin de déverrouiller les portes de salles interdites. L’outil qui sait guérir le sang. Cette banalité magique qui n’a ni queue ni tête parce qu’elle ne cesse de commencer. Se saisir de l’outil numérique, quand notre doigt presse l’interrupteur de l’ordinateur, c’est répéter quotidiennement un acte de fondation et entrer dans un autre temps où le sujet s’efface derrière un masque (les trolls), la fatigue du corps au travail est annihilée par l’attraction hypnotique de l’activité vivante dans l’écran, l’être humain se résout à un immense oeil fixé sur le feu pixélisé, et des naissances ont lieu par transfert de fichiers d’un corps à un autre.
  • Projet collectif de correspondance poétique
    Julien CRISTOFOLI, GFEN 72
    Les membres du GFEN 72 ne se sont que peu réuni.es pendant la période de mars à novembre. Pour autant, au fur et à mesure du premier trimestre, il est apparu comme une impérieuse nécessité d’échanger et de sortir des constats tournants très/trop souvent autour du virus et de ses conséquences, pour (re)commencer à construire et inventer ensemble afin de retrouver sens et plaisir dans l’action d’enseigner en cohérence avec nos valeurs.
    Lors de nos « échanges » en visio, nous avons fait le constat que le manque de sens touchait tout autant les enseignant·es que les élèves. Ce faisant, il nous a semblé indispensable d’y remédier, d’y faire face et si possible ensemble.
  • Le travail personnel des élèves au service d’une autonomie et d’un engagement dans les apprentissages
    Jany VIDAL
    La réalité du terrain en Rep+, où j’enseigne, m’a obligé à rapidement abandonner le numérique comme outils de l’enseignement à distance. Il a donc fallu réfléchir à d’autres changements de pratique pour assurer une continuité dans les apprentissages.
    Le problème d’autonomie des élèves, révélé par le travail à distance, existait avant la crise sanitaire. Cette question se posait déjà au sujet des devoirs à faire à la maison. Le malentendu entre l’école et les familles, sur l’objet du travail prescrit, empêche souvent de réduire les difficultés des élèves. Le fait est que l’application du protocole sanitaire a pour conséquence de confronter plus souvent les élèves à cette difficulté.
    Plutôt que de leur fournir ponctuellement le travail fait à l’école, à faire seul à la maison, mon intention était de les aider à s’engager, même seul, dans des apprentissages. Le défi est de les rendre suffisamment autonomes pour que les périodes sans école ne soient pas, pour eux, un décrochage avec toute activité scolaire.
  • À lire sur le supplément en ligne  :
    – Lassitude et décrochage
    Maria-Alice MEDIONI, Eddy SEBAHI, Agnès MIGNOT, Valérie PÉAN, Marie et Sylvain GALY
Nous avons reçu
  • Enseigner via Le Vendée Globe : une fausse bonne idée ?
    Gaëlle LEFEUVRE, Conseillère d’éducation populaire et de jeunesse, réalisatrice
    Nombre d’enseignants se sont saisis de cet « événement » pour faire travailler les élèves sur des matières les plus diverses.
    Le site d’un enseignant nous apprend ainsi que « cette course est un formidable support pédagogique pour travailler la géographie, bien sûr, mais aussi la littérature, l’histoire (les grandes découvertes), les savoirs (les vents, les marées). »
    Chaque année, le Conseil Départemental de Vendée édite une mallette pédagogique sur le sujet.
    À première vue, rien là que de très banal : le Vendée Globe n’est pas, loin s’en faut, le seul évènement utilisé à des fins pédagogiques. Que ceci ne nous empêche pas de jeter un oeil critique sur le bienfondé du choix d’un tel support d’éducation.
    Plus d’un siècle d’« éducation nouvelle »
    Après Jean-Jacques Rousseau, des penseurs, chercheurs et pédagogues ont contribué à l’élaboration de ce que l’on a nommé l’« Éducation Nouvelle ». Au travers de « méthodes d’éducation active », ce courant s’est développé, dans une perspective cognitiviste, dans et hors l’école.
Le cahier du LIEN
  • Du numérique dans l’éducation !
    Sandrine BREITHAUPT (GREN) Pascal MONTOISY (GBEN) Coord. Manuela RAVECCA (GIEN Italie) Pascale LASSABLIÈRE (GBEN) Walid SFEIR (GBEN & GROEN Belgique, Roumanie)
    Alors que le monde peine encore à la gestion de la pandémie du Coronavirus, des questions refont surface dans les réflexions pédagogiques. Celle du « numérique dans l’éducation » en fait partie.
    Pour des raisons idéologiques ou émotionnelles, tantôt rejetés, tantôt adulés, les apports de ce que nous regroupons sous la bannière du numérique font l’objet de grandes discussions dans les milieux de l’éducation. La lutte contre les inégalités sociales et scolaires passerait-elle par l’accès au numérique ?