La différenciation sociale des enfants. Enquêter « sur » et « dans » les familles. Séverine Depoilly et Séverine Kakpo (dir.)

Presses Universitaires de Vincennes, Université Paris 8
Saint-Denis, 2019

Comment se construisent les dispositions sociales des enfants lors de la prime socialisation, au sein de la famille ? Quels éléments concrets, tangibles pourraient expliquer les trajectoires singulières et les mécanismes de production des inégalités scolaires et sociales ? Issu de journées d’études qui se sont tenues en mars 2015 sur ce thème[1], l’ouvrage rend compte des problématiques et méthodes propres à servir une « sociologie génétique »  (Bourdieu) remontant le fil de la socialisation, à identifier les « processus par lesquels l’enfant intériorise, synthétise les différentes influences auxquelles il se trouve exposé » (Bernstein).

La première partie (« Débats ») s’attache à croiser les approches théoriques de la transmission du capital culturel, de la formation de l’habitus. Si celui-ci est le  « produit d’un apprentissage précoce, régulier et sur le long terme, au principe de l’acquisition de schèmes d’action et de pensée durables et transférables, qui prennent valeur d’automatismes », cela ne suffit pas à saisir la complexité des mécanismes qui y concourent et à penser l’activité propre de l’enfant.

En effet, la transmission n’est ni mécanique ni automatique. Dans un même milieu, l’héritage peut être «raté » ou « réussi », en fonction du cadre et des modalités des relations sociales (Lahire, 1995)[2].
Il faut donc prendre en compte la pluralité des influences socialisatrices, au sein de la famille (les parents peuvent avoir des points de vue différents, les frères et sœurs également) mais aussi en dehors de la famille (groupe de pairs, médias, école, autres institutions). Dans ce jeu d’influences multiples – qui peuvent se combiner, se juxtaposer ou se contredire – l’enfant partenaire agit et réagit, il sollicite, emprunte ou rejette, donne sens aux situations et est amené à faire des choix, il est donc à considérer comme acteur du processus de socialisation.

La seconde partie (« méthodes ») s’attache aux moyens d’investigation de ces recherches « sur » et «dans » les familles. C’est un défi méthodologique à plusieurs titres. En effet, l’objet lui-même – le processus de construction de dispositions – ne se donne pas directement à saisir. Le terrain est celui de l’intime : il appelle donc à beaucoup de précautions, d’une part pour y avoir accès, d’autre part pour parer aux réponses convenues et pouvoir accéder au cœur des choses, ce qui exige une certaine temporalité propre à la mise en confiance réciproque et à la possibilité d’identifier des récurrences significatives dans les situations, les propos et les conduites. Quels outils sont pertinents pour saisir dans un relatif court terme ce qui opère sur le long terme ? Enquêtes, immersion in situ, entretiens auprès des parents et/ou auprès des enfants, observations expérimentales : tout dépend de l’objet étudié. Ensuite, reste entière la question du traitement des données. Ces investigations peuvent être croisées avec des enquêtes statistiques. Cette partie, où sont moins exposés les résultats que la « cuisine » de la recherche, dévoile les coulisses du raisonnement méthodologique. Rendu visible, il peut ainsi être soumis à l’interrogation critique.

La troisième partie (« Enquêtes ») prolonge et alimente les débats théoriques et méthodologiques précédents en les illustrant par des éléments significatifs de résultats de recherches récentes ayant exploré la socialisation familiale en lien avec d’autres sphères de socialisation (l’école, le centre de loisirs) : comment se construisent les dispositions à exploiter précocement les « pouvoirs de l’écrit » ? Comment l’école prend-elle en compte les pratiques d’alphabétisation précoce réalisées par les parents ? Quelle place est faite au rôle de « passeurs culturels » que jouent – sans toujours en avoir conscience – les aînés ? Les pratiques ludiques enfantines, qui s’avèrent socialement différenciées, sont-elles également reconnues et valorisées par les personnels éducatifs des centres de loisirs ?

Repenser la genèse de l’habitus

Mettant en dialogue différentes approches pour mieux en discuter les apports et les limites, les contributeurs aident à repositionner leur champ propre. Ainsi, Régine Sirota revient sur l’émergence, dans les années 90, de la sociologie de l’enfance, qui s’affirme contre l’idée d’une sociologie déterminante et déterministe, en considérant l’enfant comme acteur du processus de socialisation. Et ce, d’autant plus dans le monde contemporain où la transmission intergénérationnelle est brouillée par la profusion des médias et des influences, avec un rôle accru du groupe de pairs, et parfois même un renversement d’expertise eu égard aux nouvelles technologies. On parle désormais d’« éducation buissonnière », qui se caractérise par l’éclectisme et la privatisation des pratiques, dont une large part est désormais possible en restant dans sa chambre, face aux écrans.

Bertrand Geay revient quant à lui sur le partage de territoires qui s’est opéré historiquement, depuis Durkheim, entre sociologie et psychologie. La sociologie a eu besoin de cerner son territoire, en appréhendant la socialisation « à partir de la structure sociale, de ses propriétés historiques et des conditions dans lesquelles la société organise la transmission de la culture aux nouvelles générations », laissant à la psychologie « l’étude des mécanismes proprement biologiques ou psychiques qui concourent à produire des êtres socialisés ». Différences épistémologique légitimes, mais qui sont interrogées dès lors que l’on se pose la question d’explorer la genèse des dispositions. La sociologie classique met en avant le poids de la structure sociale et son empreinte, négligeant le rôle actif – précoce et durable – de l’enfant dans le processus de socialisation, rôle exploré par la sociologie de l’enfance. La psychologie cognitive, dominante, peine quant à elle à rendre compte de la variabilité sociale du développement. Or, les recherches récentes en épigénétique ou en neurosciences insistent sur le poids des interactions sociales précoces, aux modalités variables selon les univers culturels. C’est pourquoi un dialogue privilégié avec la psychologie culturelle s’impose, rompant avec une conception asociale et a-historique du développement.

Jean-Yves Rochex reprend la balle au bond. Se démarquant autant d’une conception « verticaliste » de la socialisation (comme simple empreinte du milieu) que d’une conception « horizontaliste » (n’insistant que sur l’agency, la capacité d’agir de l’enfant), il invite la psychologie et la sociologie à sortir de leurs rapports d’exclusion réciproque, plaidant la fécondité de la « psychologie culturelle » (ou historique) développée notamment par Vygotski, Wallon et Bruner. Ceux-ci insistent sur la genèse sociale du psychisme, s’opérant par la « double médiation des objets et des traits de la culture propres à une formation et/ou à un groupe social(e) donné(e), et des personnes qui composent ce groupe et des rapports sociaux dans lesquels elles s’inscrivent ». Ainsi, les acquisitions et dispositions prennent «forme et contenu à partir de l’action de ce milieu, toujours historiquement et socialement situé ». Le psychisme est donc inséparable « des contextes matériels, sémiotiques, langagiers et pratiques dans lesquels il se réalise (au sens fort du terme) ».

Ce psychisme ne serait-il pour autant qu’un « pli du social », une forme incorporée des actions, interactions et influences du/des milieu(x) à son égard ?[3] Bernard Lahire soutient l’idée d’une hétérogénéité constitutive du sujet, d’un « homme pluriel »[4] constitué au gré des interactions au sein de divers milieux et activant, selon les contextes et les situations, les dispositions ad hoc jusqu’à souhaiter un cloisonnement, une ignorance mutuelle, un « dédoublement pacifique » entre école et famille à même de faciliter la réussite scolaire en milieux populaires, dans une sorte de « schizophrénie heureuse »[5]. Sur la base de ses travaux, Jean-Yves Rochex engage une controverse sur ce point[6], insistant sur les discordances et les épreuves auxquelles l’individu doit cependant faire face, imposant « un travail sur soi » et des dépassements. Il défend ainsi l’idée – au-delà de l’accord sur la pluralité des modes de détermination – d’ « unité intégrative » du psychisme : « unité hétérogène donc, constituée de composantes internes et de traits différenciés mais interdépendants, dont les rapports et contradictions sont sources de développement  du sujet ».

Eclairer l’action…

Au total, cet ouvrage à l’argumentation exigeante et très étayée théoriquement constitue une belle contribution à la connaissance de ce qui s’opère usuellement dans la clandestinité socio-familiale. Si l’ouvrage parle à un public averti, les acteurs de l’école peuvent trouver dans la connaissance de ces travaux de quoi échapper à des conceptions déterministes, qu’elles soient nativistes ou sociologistes,  mais aussi de quoi repenser et dynamiser leur action.

Certes, les conditions de vie, dégradées pour nombre de familles, pèsent sur la façon dont les enfants sont initiés à la réalité. Toutefois à même milieu les pratiques sont diverses, les acteurs multiples et bien d’autres instances participent aujourd’hui à leur socialisation. Si cette pluralité des milieux et des acteurs qui y interagissent est avérée, on pourrait craindre les effets induits par leurs différences. Il est stimulant de penser que celles-ci voire les contradictions dont elles sont porteuses, loin d’être un obstacle, peuvent être au contraire facteur de développement.

Les recherches exposées dans la dernière partie de l’ouvrage constituent des ressources pour les professionnels de l’école, permettant de comprendre la raison des attitudes et manières de faire des élèves en classe (invalidant la naturalisation des différences), éclairant sur la diversité des façons qu’ont les parents d’initier les enfants à l’écrit ou bien encore sur la part que prennent les aînés dans l’initiation à la scolarité. Elles invitent l’école à reconnaître et à prendre en compte ce déjà-là opératoire, ce qui contribuerait au sentiment de continuité et de rebond d’une expérience et d’un milieu à l’autre (y compris en assumant les ruptures de points de vue), au bénéfice de la dynamique développementale.

 Jacques BERNARDIN

[1]
« La construction des dispositions sociales durant l’enfance. Enquêter dans et sur les familles ». Journées d’études organisées par l’équipe CIRCEFT-ESCOL, avec le soutien du Réseau thématique « Éducation et formation » de l’Association française de sociologie.

[2] Bernard Lahire, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires. Hautes études Gallimard, / Le Seuil, 1995

[3] Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, La Découverte, 2013.

[4] Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.

[5] Bernard Lahire, « La réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’une schizophrénie heureuse », Ville-École-Intégration, n° 114, 1998.

[6] Jean-Yves Rochex, Le Sens de l’expérience scolaire. Entre activité et subjectivité, PUF, 1997.