Lettre à mon fils lycéen

Yves Béal

Il y a déjà quelques jours que la grève occupe mon esprit, mes jours, mon énergie, mes nuits aussi. Pourtant, ai-je pris le temps d’en discuter vraiment avec toi, et tes enseignants, pourquoi ne l’ont-ils pas fait eux aussi… Cela explique peut-être ta réponse lorsque j’ai souhaité t’emmener à la manif : “cela ne me concerne pas”.

Penses-tu comme certains que je fais grève pour prendre quelques vacances supplémentaires, pour empêcher les lycéens de passer leurs examens, pour défendre quelques avantages injustifiés…
Penses-tu que le monde peut continuer à tourner avec des individus qui ne seraient préoccupés que par leurs seuls intérêts personnels…
Penses-tu que la retraite n’est qu’une affaire de vieux qui ne peut pas concerner quelqu’un qui n’est pas encore entré dans la vie active…
Penses-tu qu’il n’y aurait pas grand risque, avec le projet de décentralisation, à bouleverser la maison ECOLE…

Une école qui produit plus d’ennui que de jubilation.
Une école qui ne fonctionne souvent qu’avec un “engrais qui ronge”, la note, véritable fléau des mentalités, machine à dociliser, machine à fabriquer la “servitude volontaire” dont parle La Boétie. Une école qui, de tous ses rouages, du sommet à sa base, ne parvient qu’à accroître les inégalités devant le savoir, ne parvient qu’à faire endosser par chaque enfant sa propre responsabilité dans sa réussite ou dans son échec, sans remettre en cause ni ses choix politiques souvent aux antipodes des valeurs affichées de liberté et de laïcité, ni son fonctionnement hiérarchisé souvent aux antipodes des valeurs de démocratie, de solidarité et de fraternité, ni les pratiques de ses agents souvent aux antipodes des valeurs de citoyenneté et d’égalité… ce qui explique en fin de compte sûrement comment se fabriquent des “citoyens” qui ne cessent de s’en remettre à d’autres pour penser à leur place, pour agir à leur place, des “citoyens” sourds, aveugles et muets, prêts à encaisser tous les coups comme s’il s’agissait d’une fatalité.

Oui, je suis enseignant et je sais que l’école, mon école, celle de la république, cette école à laquelle je suis attaché, je sais que l’école a besoin de notre inventivité à tous (enseignants-citoyens, enfants-citoyens, parents-citoyens…) pour faire progresser en son sein la devise héritée de la Révolution française, mais je sais aussi que ce n’est pas permettre son évolution dans le sens de la réussite de tous que de la mettre en miettes et de la livrer aux marchands.

Comment imaginer que ces marchands, une fois dans la place, mettront leur argent au service de tous, au service public de l’éducation de tous les enfants quand on sait que le but de tout capitaliste n’est
pas le bien commun de l’humanité mais la course à son propre profit et que pour cela, il vise non pas une société de liberté mais de libéralisme, non pas une société d’égalité mais d’acceptation des inégalités, non pas une société de fraternité mais d’exclusion.

Oui, nous avons du chemin à faire… mais faisons-le ensemble.

Je ne veux pas te léguer un monde du “chacun pour soi”. J’ai confiance en l’homme, j’ai confiance en toi. Pourtant j’ai peur, j’ai peur pour nous tous, pour toi, pour tes frères et sœurs. Peur que ce que tes arrière-grands-parents, tes grands-parents, mes parents, ont conquis si difficilement, nous le perdions
aujourd’hui. Peur que ce qui se trame hypothèque pour longtemps la vie des jeunes générations, non seulement pour les années de formation et l’entrée dans la vie active mais aussi pour la durée de travail prolongée au delà d’un âge raisonnable et une retraite indigne du temps passé en activité.

Je sens bien que c’est à moi d’agir, avec les autres qui manifestent aujourd’hui, pour le passé et pour l’avenir des plus jeunes.

Toi, tu es en âge de t’engager aussi. Je sais, c’est difficile de penser qu’à 16 ans on peut construire des choses “pour la vie”, c’est difficile de penser qu’un système, aussi imparfait soit-il, vaut le coup d’être défendu. Je suis convaincu pourtant que si l’école actuelle mérite d’être transformée, elle ne mérite pas d’être démolie et livrée aux appétits capitalistes. Pour ce qui est du système de la retraite, là aussi, des transformations sont nécessaires… mais l’argent existe, il faut le prendre là où il est, faire payer les riches, les patrons, les grands financiers et non pas rogner sur les retraites des salariés ni allonger la
durée des cotisations. Il faut prendre beaucoup plus là où il y a beaucoup plus.

Je ne sais pas si je t’aurai convaincu.
L’important pour moi, c’est de t’avoir dit pourquoi je suis en grève, pourquoi  je crois qu’il est important que nous soyons des millions dans la rue.
A toi de décider !