Neuropédagogie, Le cerveau au centre de l’école. Michel Blay et Christian Laval

Michel Blay et Christian Laval  

Tschan & Cie 201910 euros

 

Un livre de 77 pages à mettre entre toutes les mains des professionnels de l’éducation qui s’interrogent sur le bien-fondé du recours systématique aux neurosciences pour expliquer les difficultés d’apprentissages des élèves et justifier le recours aux bonnes méthodes ( exemple, le livret : Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP) qui seraient fondées sur l’état de la recherche. Loin de s’arrêter aux portes de l’école, il semble que ce soit la société toute entière qui s’est emparée d’un nouveau paradigme où le « cerveau » et son potentiel computationnel devient central. Le registre neuronal envahit tous les secteurs d’activité : neuroéconomie, neuromanagement, neurodroit, neuroculture, neuropédagogie. On enjoint à tout un chacun d’apprendre « à bien se servir de son cerveau pour mieux réussir à l’école, pour mieux travailler en entreprise, pour mieux décider en matière d’économie financière et choisir en politique », une sorte de neuropolitique généralisée. Cette conception de l’homme que réfutent les auteurs s’appuie sur les interprétations d’une imagerie cérébrale qui, certes, donne de précieux renseignements sur la façon dont fonctionne le cerveau lors de tâches plus ou moins complexes. Il est à noter que ces images corroborent ce que beaucoup de pédagogues pressentaient : la grande plasticité neuronale qui accompagne et que favorise le développement de la pensée au cours des apprentissages. Le Tous Capables ! du GFEN y trouve bien un argument au postulat d’éducabilité mais il conviendrait qu’on ne se limite pas à renvoyer chacun à son cerveau et ses règles « naturelles » de fonctionnement au détriment des apports de l’environnement et des autres.

 
 

Deux parties pour cet ouvrage

 
La première partie présente le contexte historique et intellectuel dans lequel ce mouvement  s’est opéré et qui a conduit à l’avènement de la neuropédagogie, volet éducatif de la neuropolitique.
Christian Laval (professeur de sociologie à l’université Paris Ouest Nanterre La défense) montre que l’entrée de la neuropédagogie en France (2017) n’est qu’un « effort de rattrapage » par rapport à une situation mondiale  débutant à la fin des années 80 dans un mouvement général qu’on retrouve dans tous les domaines : politique, économique, juridique et où l’on entend définir les modes de gouvernance des individus à partir de la connaissance du cerveau humain. La neuropédagogie deviendrait la science unique de l’éducation gommant les déterminations sociales et culturelles des parcours scolaires et détiendrait « la clé de l’efficacité universelle en matière éducative ».
 
Christian Laval rappelle que la neuropédagogie est née aux Etats Unis  dans un contexte historique et économique particulier marqué  par la compétition entre économies et entre systèmes éducatifs à l’échelle mondiale.  Dans les années 1990, le développement de l’imagerie cérébrale d’une part, la mise en accusation des méthodes pédagogiques d’autre part  (alors qu’il n’y a aucun lien apparent) permettent  une inflexion dans la réforme néolibérale de l’école visant « l’excellence » plutôt que « l’équité ». Parallèlement l’enseignant deviendrait « un ingénieur éducatif », « traducteur entre recherche et pratique ». Les chercheurs de l’OCDE ont  joué un rôle de catalyseur  dans la dissémination de ces conceptions au niveau européen (2007), avec une accélération remarquable en France. Derrière les conceptions neuropédagogiques, l’auteur  montre que la visée réelle concerne la définition d l’homme lui-même. Peut-on définir biologiquement « les outils intellectuels », les concepts, les pensées ?
 
La seconde partie soumet à la critique historique et épistémologique les fondements de la conception actuelle du cerveau (cerveau computationnel)  sur lesquels s’appuie la neuropédagogie.
 
Michel Blay (sociologue et historien des sciences, directeur de recherche au CNSR) montre que les chercheurs actuels associent le plus souvent le fonctionnement du cerveau à celui d’un ordinateur (computer) : il serait algorithmisé. De ce fait, les neuroscientifiques minimisent  le rôle de l’environnement historique, culturel et social ; seules comptent les observations faites à partir de l’imagerie cérébrale et des zones du cerveau repérées au cours des activités. Mais comment  de cette simple observation en déduire la présence de processus de types algorithmiques qui se programment et déprogramment ? Sauf si on part de ce postulat, auquel cas on voit ce qu’on attend y trouver. Ce qui renvoie à une certaine conception de la nature et du monde qui nous entoure.
 
Michel Blay replace cette conception dans une perspective historique en déclinant les différentes représentations de la nature et du monde en fonction des époques,  l’évolution   des techniques et des transformations sociales qu’elles produisent.
« Depuis deux siècles environ les choses comme les êtres ne sont plus ce qu’ils sont, mais déjà mécanisés, transformés en réserve d’énergie et nombrés, ils sont déjà un peu désincarnés, dépourvus de leur existence réelle ». Pour lui, le monde computationnel s’impose en lieu et place de choix politiques et de modes d’existence nouveaux. Il s’interroge sur le « ni droite, ni gauche »  affiché par certains scientifiques  alors que leurs travaux influent sur le mode de vie d’hommes et de femmes sans que ces derniers aient donné leur avis..Cette vision computationnelle renvoie à « l’homme ordinateur » au cerveau normé et éduqué. Est ce souhaitable ? Est ce ce que nous souhaitons ?
« Il serait temps de se rappeler qu’un homme vivant, vous et nous, n’est jamais réductible à un nombre, à une fiche, à un code ou à un algorithme quelle que soit la plasticité de son cerveau ! »
 
Ouvrage rapide à lire, clair et éclairant sur un processus qui vise à changer en profondeur l’acte d’enseigner et met à mal nos valeurs.
 
Jacqueline BONNARD