Rapport au savoir

  • Quel sens des savoirs ?

     
     
     
     
Jacques BERNARDIN
Président du GFEN
 
 
À tous niveaux, on accueille des élèves qui doutent de l’importance de ce qu’ils apprennent et ont du mal à s’impliquer dans les activités, si ce n’est en surface, à « moindre coût ». Oscillant entre attente passive et activisme aveugle, leurs acquis sont fragiles et peu opératoires, avec des effets de cumul dégradant leurs résultats (1) . Face à cela, les réponses adaptatives courantes (qu’elles passent par les petits groupes proposant un travail différencié ou par l’aide accrue) ont tendance à renforcer les différences en pensant les réduire (2) . Qu’est-ce qui est de nature à (re) mobiliser les élèves, à restaurer leur appétit de savoir ?
 
 

Croire en leurs capacités

Les recherches convergent sur l’importance des attentes élevées à l’égard des élèves, signifiées moins par les discours que par les actes, à travers des situations ambitieuses. C’est du dépassement des obstacles, du défi relevé que le sentiment de maîtrise peut s’affirmer (3).
Ces situations d’apprentissage sollicitent la recherche personnelle, s’appuient sur la créativité des élèves et sur l’échange entre pairs. Face au problème, l’écoute et la parole se succèdent en s’éprouvant à la double exigence du réel à comprendre et des autres à convaincre, le dépassement des impasses et contradictions révélant la puissance de l’intelligence collective. La reprise réflexive émancipe de la situation, activité de formalisation propice aux prises de conscience, spécifique de la conceptualisation.
Ce qui ne peut se faire, chacun s’en doute, sans objet ni enjeu.
 

Restituer l’essence des savoirs

Si les élèves doutent de la valeur des contenus, comment les ouvrir à un autre rapport à la culture ? Une voie s’avère fructueuse, qui consiste à restituer aux savoirs leur épaisseur humaine à travers deux dimensions constitutives : leur valeur opératoire (ils répondent à des problèmes) et leur genèse (ils sont les produits d’une histoire jalonnée d’erreurs rectifiées).
Comment communiquer à distance ? Rendre compte d’une grande quantité ? Mesurer la hauteur de l’arbre ? « Toute connaissance est une réponse à une question », affirme Bachelard. C’est le sens du problème qui caractérise la pensée scientifique. Or, l’école professe trop souvent des « vérités » sans que les élèves aient eu le temps d’en percevoir l’intérêt ou la signification. Si beaucoup pensent que savoir ne sert que pour avoir des bonnes notes ou réussir aux examens, sans doute est-ce faute de mieux.
La valeur sociale d’échange des savoirs (pour passer, obtenir des certifications) masque leur valeur anthropologique d’usage : les outils, qu’ils soient techniques ou conceptuels, ont avant tout une fonction opératoire. Ils ont permis à l’humanité de vaincre ses handicaps (guérir les maladies ; aller plus vite que l’animal,  etc.) et d’élargir ainsi sa vision du monde. Sans doute est-ce essentiellement cela, savoir : s’émanciper des fatalités, conquérir de nouveaux pouvoirs de compréhension et d’action sur le réel.
 
Par ailleurs, tout savoir est le fruit d’une genèse faite d’inventions, d’erreurs, d’impasses et d’emprunts interculturels. Le savoir « épuré » d’aujourd’hui n’est donc qu’une forme cristallisée socio historiquement construite (donc provisoirement définitive) n’ayant conquis sa légitimité qu’au terme d’un long débat critique : Pasteur ferraille à la fin du 19ème siècle avec la communauté scientifique pour faire admettre sa thèse contre l’idée de génération spontanée ; il faut attendre le début du 20ème siècle pour qu’Hugo de Vries redécouvre et légitime les travaux de Mendel sur la génétique et que dire de l’invention de ces outils fondamentaux que sont les systèmes de numération et d’écriture ? (4)
 
C’est amputer le savoir de cette dimension humaine que le présenter sous une forme réifiée et atemporelle. Ce qui fait sa force, c’est qu’il répond au double critère d’efficacité et d’économie ; ce qui assoit son universalité, c’est que l’arbitraire de ses formes s’impose comme nécessité. Le système de numération positionnelle évite les risques d?erreurs et la lourdeur des systèmes additifs précédents : les Égyptiens avaient besoin de 27 signes pour écrire 1998 et les Romains de 9 ; ce n’est qu’au 12ème siècle que les chiffres arabes et le zéro (inventé 600 ans plus tôt) seront utilisés en France, faisant alors gagner un temps précieux pour calculer.
 
OEuvres, codes symboliques, concepts, mais aussi modes de représentation (plan, schéma technique) ne sont que les points d’orgue d’autant d’aventures de la pensée, balises historiques de l’intelligence humaine, dont nous avons la charge d’actualiser l’héritage auprès des élèves.  » les professeurs remplacent les découvertes par des leçons. Contre cette indolence intellectuelle (), l’enseignement des découvertes le long de l’histoire scientifique est d’un grand secours. Pour apprendre aux élèves à inventer, il est bon de leur donner le sentiment qu’ils auraient pu découvrir » : les propos de Bachelard restent d’actualité (5).
Une telle approche anthropologique des savoirs noue l’histoire de chacun à celle de l’humanité. Peu d’élèves y restent insensibles.
 
Intervention lors de l’Université d’Automne OCCE , du 23 au 26 2017
 
 1. BernardinJ. (2013), Le rapport à l’école des élèves de milieux populaires.Paris-Bruxelles, De Boeck
2. Rochex J.-Y. (2011), « Au coeur de la classe, contrats didactiques différentiels et production d’inégalités », dans Rochex & Crinon J. (dir.), La construction des inégalités scolaires. Presses Universitaires de Rennes.
3. Bandura A. (2002 [1997]), Auto efficacité. Le sentiment d?efficacité personnelle. Bruxelles, De Boeck.
4. Lespremières traces de numération positionnelle à neuf chiffres apparaissent enInde au 5ème siècle après J.-C., soit environ 4 000 ans après les premièresrecherches de précédés de comptage ; en matière d?écrit, il faudra 2500 anspour mettre au point le principe alphabétique, autant pour élaborerl?orthographe de notre langue
5. BachelardG. (1938), La formation de l?esprit scientifique, J. Vrin, rééd.1993.
 
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Ouvrages de référence

 
 
Education ou Barbarie, Bernard CHARLOT, ed Economica & Anthropos, février 2020
 
 
Ce livre est porté par l’idée qu’il faut réintroduire la question de l’homme dans le débat sur l’éducation. Mais comment penser l’homme ? Bernard Charlot pose la question à des auteurs modernes et contemporains, en particulier Gehlen, Heidegger, Arendt, Patocka, Sloterdijk, Descola, Schaeffer, et il interroge la paléoanthropologie, qui étudie scientifiquement comment sont advenues ces diverses espèces humaines dont nous, Sapiens, sommes l’ultime forme.
Cet appel à une anthropo-pédagogie contemporaine est une contribution importante au débat sur l’avenir de notre monde, de notre espèce, de notre planète. Éducation ou barbarie.
 
 
 
Du rapport au savoir, éléments pour une théorie, Bernard CHARLOT, col Anthropos, 1999
La notion de rapport au savoir s’est répandu  dans le champ des sciences humaines. Elle attire l?attention sur le savoir comme sens et plaisir et ouvre un espace de dialogue entre disciplines. Mais par là même elle court le risque de devenir attrape-tout. L’auteur, qui est l?un des « pères » de la notion, entreprend ici de lui donner statut de concept. Ce faisant, il bouscule quelques idées reçues sur « les causes » de l’échec scolaire et transgresse un tabou en avançant l’idée d’une sociologie du sujet. Prenant appui sur une réflexion anthropologique, il explore diverses « figures de l’apprendre » et propose plusieurs définitions du rapport au savoir. Ce livre repose sur un pari : rien n’est plus utile que la théorie, dès lors qu’elle parle du monde, en un langage accessible à tous.
 
 
 

 

Le rapport à l’école des élèves de milieux populaires, Jacques BERNARDIN, de boëck, 20L’auteur étudie l’évolution du rapport entre origines sociales et institution scolaire : comment les jeunes d’aujourd’hui, d’origine tant aisée que populaire, appréhendent-ils l’école et la notion de savoir ?Quel sens les élèves donnent-ils à leur présence à l’école et à ce qu’on leur enseigne ? Qu’est-ce qu’apprendre de leur point de vue ? Face aux situations et aux contenus scolaires, quelles logiques sont à l’oeuvre et contribuent à la différenciation des résultats ? Autrement dit, qu’est-ce qui caractérise le rapport à l’école des élèves de milieux populaires ? sur le site du GFEN

 
 
 

Analyses et réflexions

 
La notion de rapport au savoir : origines et problématiques, un texte de Bernard Charlot qui retrace l’historique de l’élaboration de ce concept.  « Si la question est ancienne et si la notion apparaît au début des années 60 en psychanalyse et au début des années 70 en sociologie, la problématique du rapport au savoir naît vraiment en sciences de l’éducation, à partir de la fin des années 70″. Une mise en perspective historique pour comprendre l’articulation de cette notion entre différents champs conceptuels et surtout la pertinence de « refuser de séparer, d’un côté la question du social et, de l’autre, la question du sujet. » lorsqu’on s’interroge sur les apprentissages scolaires et les conditions à mettre en place pour la réussite de tous.lire
 
L’école face aux inégalités, intervention à l’Université d’automme du SNUipp de Haute Garonne,  ESPE de Toulouse (2017) Jacques BERNARDIN
Dans un contexte où les familles de milieux populaires vivent de plus en plus difficilement, quelles conséquences de ces conditions de vie  sur la façon dont leurs enfants sont initiés à la réalité : la construction d’un rapport au monde et d’un rapport au monde ; le rapport à l’école et au savoir. Quelles réponses de l’école ? lire
 
Professionnalisation des enseignants et démocratisation scolaire : une formation initiale pensée à l’aune de la réduction des inégalités scolaires ? Claire BENVENISTE in Education et socialisation, cahiers du CERFEE (centre de recherches sur la formation, l’éducation et l’enseignement) n° 50, 2018. en savoir plus
 
Transformer le rapport aux savoirs, Jacques BERNARDIN  Face aux apprentissages, les élèves en difficulté oscillent entre attente et fulgurance improductive. Ils veulent bien faire mais sont plus rétifs à réfléchir. Ils doutent d’eux et de ce qu’on attend d’eux, redemandent la consigne, sollicitent les enseignants à l’excès pour valider leur travail pas à pas. Ils ont par ailleurs souvent du mal à stabiliser les acquis et ne cessent d’interroger la valeur de ce qu’on leur enseigne (« à quoi ça sert »).lire
 
Rapport au savoir, métier d’élève et sens du travail scolaire, Olivier Maulini, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Octobre 2009
Rapport au savoir, métier d’élève, sens du travail scolaire : à quoi renvoient ces trois concepts, et en quoi nous aident-ils à lire, penser, exploiter ou aménager des situations éducatives (complexes) ? lire
 
Le « rapport au savoir », nouveau handicap, Jacques BERNARDIN (2006)
Victime de son succès, la notion de rapport au savoir est parfois utilisée comme version soft et moderniste du handicap socioculturel, habillant de mots neufs l’explication des différences par des caractéristiques psychologiques, cognitives ou langagières qui apparaissent intrinsèques aux élèves et intangibles, relevant de leur seule expérience familiale : renvoi habile à des différences interindividuelles qui, encore une fois, maquille les inégalités persistances face à l’école et  alimente les sentiments de fatalité et d’impuissance.
Dans quel contexte la notion émerge-t-elle ? Comment la définir ? En quoi cela renouvelle-il la compréhension des problèmes  et  ouvre de nouvelles possibilités d’action ? lire
 
 
Les malentendus face à l’apprentissage , Jacques BERNARDIN (2003)
Le constat réitéré d’une fragilité face à l’écrit tendanciellement plus fréquente et plus conséquente chez les élèves issus de milieux populaires incite à croiser les travaux de psychologie avec un éclairage plus sociologique pour tenter d’en rendre compte.
Si ce sont bien à chaque fois des sujets irréductiblement singuliers qui sont confrontés à des apprentissages culturels, ils sont néanmoins porteurs d’une histoire familiale elle-même inscrite dans un paysage social. Antérieurement puis parallèlement à la scolarité, la famille a à de façon explicite ou implicite à initié l’enfant à la signification et à la valeur des choses, à des façons de penser et de parler le monde et d’y désigner sa place. lire
 
Construction des inégalités scolaires dans la confrontation des élèves à l’école, Stéphane Bonnery
Plutôt que de postuler l’existence d' »élèves en difficulté » par essence, la recherche vise à comprendre comment se construisent les processus désignés comme « difficulté » par l’École. lire
 
Comprendre les parcours de « ruptures scolaires » et de « déscolarisation » des collégiens de milieux populaires, Daniel THIN
Intervention sur la compréhension des parcours de « ruptures scolaires » et de « déscolarisation  » des collégiens de milieux populaires à partir de ses recherches, sur les relations entre les familles populaires et l’école.(Actes des séminaires interacadémiques 2001-2002 – Regroupement des acteurs des classes relais – site EDUSCOL)
Plan de l’intervention
– De quelques comportements communs aux collégiens des quartiers populaires
– Ambivalence des collégiens des milieux populaires
– L’expérience scolaire et le rapport au savoir
– La tension entre la socialisation primaire (familiale) et la socialisation secondaire (ici scolaire)
– Des familles fragilisées
– Le risque de disqualification de la famille par la scolarisation
– Le groupe de pairs
– Les formes de prise en charge des comportements perturbateurs lire
 
Faire partager les valeurs de la République, une mission prioritaire mais difficile à l’école aujourd’hui, Jean-Paul Delahaye Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire, intervention aux rencontres nationales du GFEN « Les valeurs à l’épreuve des pratiques : valeurs à l’école, valeurs de l’école » (2017) lire
 
Rapport au savoir, rapport à savoir. Enjeu de formation, Odette BASSIS.  Dialogue n° 159, Conformer ou transformer ? Enjeux des formations, janvier 2016
Le rapport au savoir concerne le rapport à « l’objet » du savoir (c’est-à-dire son contenu) dans la richesse propre qui le constitue et l’a constitué et le rapport à savoir désignant les chemins engageant « le sujet » qui entre, pour lui-même, dans le vivant de l’élaboration et l’aventure d’une telle conquête. Former à une pensée critique et créatrice, responsable et solidaire est bien un défi face aux impératifs d’une société en mal de réussites monnayables et utilisables à merci. lire
 

Rapport au savoir et « devoirs à la maison » : Pour beaucoup de familles, les devoirs sont partie intégrante du travail scolaire. Mais tous les élèves sont-ils égaux devant le devoir ?

Devoirs : autour d’un malentendu. Entretien avec Patrick Rayou, entretien réalisé et publié par le Café Pédagogique dans son « expresso », 2010
« Le bien fondé du travail hors la classe n’est pas évident », écrit Patrick Rayou dans l’ouvrage « Faire ses devoirs » publié par les Presses Universitaires de Rennes.
L’ouvrage dirigé par P. Rayou interroge le devoir sous des angles complémentaires, sociologique ou pédagogique. Pourquoi le devoir résiste-t-il aussi bien aux injonctions officielles ? Comment est assurée la continuité entre le travail fait en classe et celui à faire à la maison ? Comment est-il reçu dans les familles alors que nombre d’entre elles ont très tôt arrêté l’Ecole ? Patrick Rayou nous éclaire sur ces points. lire
 
Les implicites du travail du soir, Sylvie MEYER DREUX (2009)
Dans le cadre de l’accompagnement à la scolarité, à la sortie de la classe, l’objet le plus visible à interroger est le fameux « travail du soir ». Pour préparer les journées de Saint Denis, le groupe Paris a mené à ce sujet, dans 2 écoles parisiennes (une située en ZEP et une autre relevant d’une dite « mixité sociale »), des entretiens avec des enseignants et des élèves, prenant appui sur les travaux, recherches et séminaires menés sur la question de l’accompagnement et de l’aide et principalement sur le rapport de Dominique Glasman « Le travail des élèves pour l’école en dehors de l’école » lire
 

A visionner

Décrochage scolaire : quels obstacles, quels leviers ?
Vidéo – à voir sur le site de l’Ifé – Centre Alain Savary un entretien avec Jacques BERNARDIN (2014) Visionner
 
Une continuité éducative réussie : à quelles conditions ?
Les 5 et 6 décembre 2018, le laboratoire de sciences de l’éducation de Normandie (CIRNEF)  organisait les 10èmes journées sur l’enfance sur le thème de la continuité éducative. S’interroger sur les conditions d’une continuité éducative réussie suppose de concevoir l’éducation sous toutes ses déclinaisons, dans la multiplicité des acteurs, des lieux et des temps qui y participent. Plus précisément, la thématique amène à considérer l’éducation formelle (à l’école principalement) et non formelle (dans cette école et dans d’autres espaces). Il s’agit d’entrer par les expériences et les motivations des acteurs de terrain, leurs conditions de vie et conditions d’exercice professionnelles, leurs histoires, leurs cultures familiales et professionnelles, leurs représentations sociales et leurs désirs, plus que par les projets politiques et les institutions qui ont pour mission de les mettre en ?uvre. La problématique suppose de regarder et d’analyser comment, du fait de ces politiques, et dans le cadre de leurs institutions respectives, ils mettent en place ou non une éducation des enfants et de jeunes qui suppose des éléments de continuité et des ruptures. Visionner sur le site Canal U
 
 
Jacqueline BONNARD – juin 2019