Relever le défi de la démocratisation, par Philippe LAHIANI (GFEN)

Intervention au débat public « Comment parvenir à une école égalitaire et démocratique ?«  à l’initiative de : À gauche citoyens !, Ensemble, Génération.S, NPA

Besançon, 21 novembre 2024

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Présentation

Le GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle) est une association, mouvement de recherche et de formation en éducation.

Il a été fondé en 1921 en réaction à la boucherie de 14-18. Depuis les années 80, en opposition à l’idéologie des dons, des talents, du mérite, il a pour slogan « Tous capables » et propose  des ponts entre recherche, formation et pratiques sur le terrain de la maternelle à l’université, dans toutes les disciplines, dans comme hors l’école.

Plus de cinquante ouvrages témoignent de pratiques pour transformer les modalités d’apprentissage de nature à permettre l’engagement intellectuel de chacun et la compréhension partagée.

Un passé récent qui marque encore le présent

C’est dans les années 60 que les réformes Berthoin et Fouchet prolongent la scolarité de 14 à 16 ans puis la réforme Haby qui, en 1975 ouvre le secondaire à tous les élèves en instaurant le collège unique.

Beaucoup pensaient alors qu’ouvrir le collège à tous permettrait une véritable démocratisation.

Mais, dans ces mêmes années, de grandes enquêtes statistiques mettent en évidence que, dès l’école primaire, le milieu social, mais aussi les comportements et aspirations des familles et l’origine géographique, sont des déterminants massifs pour la réussite scolaire.

Aujourd’hui encore, si on ne peut nier les effets de massification qui montrent une augmentation des bacheliers et une baisse des sorties sans qualification,  force est de constater que les enfants de milieux populaires réussissent moins bien que les enfants de cadres.

Selon une note de l’Observatoire des inégalités (2008) « Les catégories sociales les moins favorisées (…) les enfants d’ouvriers, d’employés et des sans activité représentent 84 % des élèves en difficulté alors qu’ils constituent la moitié des jeunes qui suivent un enseignement général ».

Quand la réussite scolaire proposée à tous (ce qui n’était pas le cas auparavant) est refusée à certains il faut trouver une explication.

Les premières tentatives d’explication furent celle d’un déficit d’intelligence : la fameuse théorie des dons qui fait des enfants de pauvres de pauvres enfants. Mais les recherches, notamment celles sur le cerveau, ne découvrirent jamais le gêne de la bêtise et montrèrent que l’acquis prime sur l’inné. Ce sont les expériences sociales qui permettent au cerveau de se développer biologiquement.

En 1974, pour contester cette théorie, le GFEN publiera « L’échec scolaire : doué ou non doué ? ». Livre qui rencontra un grand succès, au-delà des professionnels de l’éducation.

Puis il y eut les théories du handicap socio culturel (dans une falsification de la théorie Bourdieusienne) qui ont mis en cause la responsabilité des familles de milieux populaires, dans l’échec de leurs enfants (on comprendra que ces familles aient des réserves, voire se méfient de l’école).

Des sociologues comme Bourdieu développent une théorie de la reproduction dont la thèse centrale est que de façon indéniable le système éducatif transforme les injustices et les inégalités sociales en inégalités scolaires ; ce qui, en retour, justifie les inégalités sociales et substitue aux privilèges de la naissance ceux du mérite certifié par l’école.

Ils développent l’idée que c’est par ses valeurs et ses pratiques, que l’École est en connivence avec les valeurs et pratiques qui sont celles des classes moyennes et supérieures et en décalage – voire en contradiction ou conflit – avec celles des milieux populaires, devenant handicapantes pour ceux-ci.

Bourdieu parlera de la violence symbolique de l’École quand celle-ci est indifférente aux différences, quand elle s’adresse à tous de la même façon en supposant un déjà là chez chacun, quand elle fonctionne sur des implicites partagés par quelques uns (ceux qu’il appellera les héritiers), quand elle ne donne pas explicitement à tous ce qu’elle exige de chacun.

Mais ces théories sociologiques, si elles permettent d’expliquer le phénomène indéniable de la reproduction sont impuissantes à expliquer les cas atypiques qui ne sont pas rares et vont chercher les manques ou ce qui fait distance du côté de l’enfant et de sa famille sans véritablement interroger les pratiques de l’École !

Interroger le rapport à l’école et au savoir des élèves

À partir des années 80, un autre courant de la recherche va s’interroger sur la nature des difficultés des élèves pour essayer de comprendre pourquoi des enfants qui ont tout (sociologiquement) pour réussir échouent et pourquoi d’autres qui auraient tout pour échouer (enfants de chômeur et/ou d’immigré et/ou vivant dans une famille monoparentale pauvre…) réussissent, parfois même brillamment.

Ils vont interroger des centaines d’élèves pour connaître le sens qu’ils donnent à leur présence à l’École et à leur scolarité en leur demandant « Pourquoi apprendre ? ».

L’hypothèse de ces chercheurs est que selon le sens que les élèves donnent à leur présence à l’école ils vont travailler de manière différente, utiliser des moyens en correspondance avec ce sens donné.

D’où la deuxième question posée à ces élèves : « Comment fais-tu pour apprendre ? »

Pour certains, l’école est faite pour avoir des bonnes notes, passer de classe en classe et accéder au « bon métier ». Ils n’investissent que ce qui leur apparaît utile à ces fins et interrogent la valeur des contenus (« A quoi ça sert ? » demandent-ils). Le savoir apparaît comme un objet extérieur que l’on reçoit en vue de le stocker avant de le restituer. Apprendre consiste ainsi à « écouter l’enseignant », à mémoriser « par cœur, surtout si on a un contrôle le lendemain ». Dans une conception émiettée des activités et des contenus, les situations se succèdent sans lien les unes avec les autres, ni avec des contenus qui les justifient. Dans un tel flou, les élèves restent dans une dépendance excessive à l’enseignant, duquel ils attendent tout.

D’autres élèves n’oublient pas que l’école permet d’obtenir des certifications permettant de choisir son métier, mais y trouvent d’autres bénéfices culturels ou symboliques : leur développement, l’émancipation. Le projet professionnel s’élabore au fil de l’expérience scolaire et des centres d’intérêts qui en émergent.

Résultat d’une activité faite de recherche et d’erreurs rectifiées, savoir est important car cela permet d’exercer son intelligence, de comprendre le monde en échangeant avec d’autres. L’apprentissage est conçu comme processus nécessitant l’engagement personnel, dans la durée. Apprendre consiste surtout à comprendre.

Interroger les pratiques

Les deniers ministres de l’Éducation nationale font des fondamentaux un axe essentiel de leur politique éducative et multiplient injonctions et évaluation standardisées afin d’en vérifier la mise en œuvre.

Avec le retour du mantra « Lire, écrire, compter », classique dans les périodes conservatrices, l’horizon scolaire s’est rétréci, au détriment d’autres domaines (arts, sciences, EPS), pourtant sources de questionnements propres à motiver l’accès à ces fondamentaux, à en diversifier et multiplier l’usage. Ces fondamentaux sont pensés à courte vue, réduits à des gymnastiques combinatoires et à la mise en place d’automatismes, contribuant à appauvrir la pédagogie, dans une logique d’école à deux vitesses.

Viser la réussite à l’école et de l’école nécessite de repenser ce qui en est au cœur : la transmission des savoirs.

On a longtemps pensé que cela allait de soi, renvoyant à la bonne volonté, au sérieux du travail, autrement dit au « mérite » personnel : la réalité dément cette croyance. Les mobiles d’investir la scolarité, la valeur accordée aux contenus, la façon d’appréhender les situations d’apprentissage sont divers selon les univers sociaux. Enrayer les inégalités exige d’en tenir compte, avec lucidité et détermination.

Réduire ou simplifier les contenus s’est avéré une impasse.

Multiplier les dispositifs supplétifs également, dès lors que l’ordinaire des pratiques reste inchangé.

Qu’est-ce qui peut expliquer la permanence des discriminations ?

D’une part, le regard sur les élèves, plus marqué par le jugement (élèves inattentifs, lents, peu autonomes…) que par la compréhension de leurs univers intellectuel ; d’autre part, une conception faible des savoirs, considérés a priori comme dignes d’intérêt et présentés dans l’évidence de leur forme faite.

Une ambition à soutenir : Tous capables !

Dès les années 80, ce sera le slogan du GFEN).

« Tous les élèves sont capables d’apprendre et de progresser » : ce principe est encore inscrit dans la Loi d’orientation. Cependant, les conceptions fatalistes, les injonctions contradictoires perdurent et alimentent les renoncements. Or, si chacun est tributaire d’une histoire passée, l’avenir reste ouvert aux changements, les scientifiques le confirment avec la notion de plasticité cérébrale.

Autrement dit, il y a trop souvent méconnaissance et/ou minoration du potentiel transformateur des situations, pratiques et projets vécus, propres à dénouer les blocages, stimuler l’intérêt, aiguillonner la pensée, sortir du sentiment d’impuissance et relancer le développement.

La fausse évidence des savoirs : Quel sens ?

Si les savoirs ont une valeur, c’est moins en tant qu’objets de transaction scolaire et sociale (pour la note, passer, le métier) qu’au regard de leur valeur anthropologique opératoire. Ce sont des outils d’émancipation des fatalités, des moyens pour l’humain d’échapper à l’étroitesse et aux déterminismes de sa condition.

Fruits d’élaborations socio-historiques, de brassages et d’emprunts entre les peuples, de ruptures et de remaniements successifs, les savoirs ont permis de construire des repères communs et de répondre à des problèmes initialement vitaux et pratiques : chaque nouvelle génération mérite d’y être initiée par l’école. Cette question des origines des savoirs fait puissamment sens, quel que soit l’âge et l’origine sociale des élèves.

Bien souvent, le savoir scolaire percute le « bon sens », déstabilise ce que l’on croyait connaître. Ainsi à l’école, la tomate n’est pas un légume mais un fruit, le soleil ne se couche pas, la laine n’est pas chaude et l’eau ne s’évapore pas à 100°… Accéder à la vérité exige l’examen critique des connaissances familières. G. Bachelard parle d’obstacles épistémologiques : ne pas savoir gêne moins que revenir sur ce qu’on croit savoir !

Dans toutes disciplines et à tous niveaux, les contenus méritent d’être considérés avec attention, afin de déterminer ce qu’il est essentiel de faire comprendre, au regard de là où les élèves en sont. La réflexion épistémologique éclaire l’origine et la genèse des contenus : question clé du sens des savoirs, du contexte problématique de leur émergence et des étapes constitutives qui les ont façonnés.

C’est moins par une approche édulcorée des contenus qu’en restituant leur dimension culturelle et leur profondeur conceptuelle que l’on peut engager tous les élèves dans l’aventure de la connaissance.

En conclusion, pour parvenir à une école égalitaire et démocratique

L’avenir de l’école a besoin d’une ambition politique :

Vise-t-on une démocratisation restreinte ou élargie ? S’agit-il d’élargir le périmètre de recrutement de l’élite ou de promouvoir l’ensemble de la population ?

Question posée à la sortie de la guerre par Wallon, qui se repose aujourd’hui.

Efficacité rime avec équité  : tout le monde profite d’une attention accrue à la réussite de tous. Cette impulsion sert d’horizon structurant à tous niveaux.

L’avenir de l’école a besoin d’un service public fort

Qui seul un est en mesure de soutenir et d’organiser la mixité sociale et scolaire, facteur clé de stimulation réciproque : les sociologues parlent « d’effet de contexte ». Outre l’implantation des établissements, la carte scolaire y contribue, comme la composition des classes.

Autre élément : un tronc commun véritable, sans redoublement, sans classes de niveau[1], jusqu’au terme de la scolarité obligatoire (jusqu’à quel âge ? : Le plan Langevin/Wallon – tous deux anciens présidents du GFEN – l’envisageait jusqu’à 18 ans… en 1947.

L’avenir de l’école a besoin d’enseignants formés à la réussite de tous

Enseigner est un métier créatif de conception. Imaginer la progression conceptuelle (ce qu’il y a à comprendre, à travers différentes séances), mais aussi le processus de conceptualisation (la manière dont on va faire progresser la réflexion). Mobiliser chacun, mettre en scène des ruptures avec les conceptions points de vue antérieurs des élèves, provoquer des prises de consciences, des changements d’orientation, bref « mettre la pensée en culture ».

Enseigner est un métier qui nécessite un accompagnement des équipes et aussi une solide formation initiale et continue. Formation et accompagnement,  dans une articulation dialectique pratique / théorie / pratique qui permettent la prise de conscience des effets proprement pédagogiques sur les scolarités et de leur résonance avec les conditions sociales des élèves.