Savoir enseigner dans le secondaire, Vincent Carette et Bernard Rey

Editions de boeck , 2010

 

Collection LE POINT SUR… Pédagogie

159 pages, prix 14 euros

 

Dans une période où la refondation de l’école suscite de nombreux débats, où la réforme du collège visant à « faire réussir tous les élèves » ne rencontre pas le consensus souhaité, les enseignants du second degré peinent à définir les contours de leur mission. S’interroger sur la spécificité du métier d’enseignant du second degré est donc d’actualité. N’attendons pas de cet ouvrage « des recettes pour faire la classe », il s’agit davantage d’une réflexion sur le métier d’enseignant spécialiste d’une discipline scolaire et sur la nécessité de repenser la transmission de savoir comme un acte vivant  où l’élève exerce sa pensée à partir de savoirs problématisés. 

Enseigner est un métier difficile qu’on ne peut exercer sans y avoir été formé. L’école a la mission de « transmettre des savoirs et des compétences, c’est-à-dire une culture et plus encore, de faire que cette culture soit émancipatrice et débouche sur la faculté de penser par soi-même ». Les auteurs posent d’emblée cette question : Comment faire pour que cette culture soit transmise à tous les élèves ? Comment réussir à ce que tous les élèves apprennent ? C’est tout l’enjeu de la formation initiale et continue des futurs enseignants.

Pour l’enseignement secondaire, une formation approfondie sur les savoirs disciplinaires à aborder est sans conteste indispensable mais il faut également des stages en responsabilité, moments propices à tester  une mise en pratique enseignante accompagnée d’une réflexion sur cette pratique pour développer un savoir d’expérience. Ce savoir va s’appuyer sur la didactique de la discipline mais également sur les apports de la recherche en psychologie, sociologie, histoire de l’enseignement… auxquels on ajoutera « les connaissances accumulées par les praticiens et qu’on appelle la pédagogie ». Pour Rey et Carette, la pédagogie n’est pas un « discours sur les pratiques » mais un véritable savoir qui permet au professionnel de catégoriser la réalité pour interpréter les situations. Ce savoir emprunte à différents champs conceptuels, ce qui nécessite d’articuler pratiques et apports de la recherche.

Trois parties dans cet ouvrage

1 – La première partie fait un état de la recherche sur le processus d’apprentissage en milieu scolaire et les conditions qui lui sont favorables. Prenant le contre-pied d’une représentation commune de l’apprentissage par « remplissage » où il suffirait de déposer les connaissances dans l’esprit de l’élève, trois conceptions de l’apprentissage et les pratiques associés sont développées : le constructivisme, le « socio-constructivisme« , les apports du cognitivisme. Pour chacune d’entre elles, les sources théoriques, leurs déclinaisons dans différents champs disciplinaires, la posture de l’enseignant et le statut de l’erreur de l’élève.

2 – Le chapitre 2 revient sur « cette irrésistible ascension des compétences » (Romainville, 1996) dans de nombreux systèmes éducatifs. Dans un premier temps, on résume les principes de la pédagogie par objectifs qui a prévalu dans la conception des programmes scolaires du 20 ème siècle et visant le découpage de l’apprentissage en unités aussi petites que possible pour réduire le risque d’erreur des élèves. Progressivement la pédagogie par objectifs est remplacée par une approche par compétences, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de paradoxes. Issue de l’univers professionnel la notion de compétence peut-elle s’appliquer à l’espace scolaire ?  Il y a un lien de parenté entre compétence et conception socio-constructiviste de l’apprentissage mais l’approche pédagogique se confond-elle avec des visées programmatiques des apprentissages et de leur évaluation ?

Ce qui amène le débat sur la notion de compétence en milieu scolaire. Les auteurs y voient des intérêts pédagogiques et didactiques :

– la proposition d’activités suffisamment globales pour qu’elles fassent sens ;

– la compétence débouche sur la réalisation d’une tâche et appelle la mobilisation du sujet pour atteindre le but visé ;

– elle redonne de la finalité et du sens au savoir construit ;

– elle donne à l’apprentissage son statut de processus dans la transformation même du sujet qui apprend.

Mais la notion de compétence fait l’objet de nombreuses critiques dans le milieu scolaire comme dans le milieu de l’entreprise. S’agit-il de développer le savoir agir ou le pouvoir d’agir ? Faut-il ériger la complexité inédite comme norme ? Peut-on évaluer une compétence et si oui, comment ? L’approche par compétences serait-elle élitiste ?

Carette et Rey démontrent que ces critiques reposent sur des malentendus :

L’approche par compétences n’est pas une pédagogie par compétences, il s’agit de remettre en avant des situations pédagogiques qui mobilisent les ressources cognitives des élèves. Loin d’être la norme, « la complexité inédite » est un niveau ultime de maîtrise qui nécessite en amont l’apprentissage de procédures ou compétences élémentaires qui permettent de procéder à une opération en réponse à un signal. Ces dernières peuvent être utilisées et travaillées lors de situations d’entraînement proposées par l’enseignant. Il est d’autre part important d’insister sur le fait qu’une tâche inédite et complexe ne l’est que par rapport à un individu.

Il existe une confusion entre ce qui est attendu et les moyens à mettre en oeuvre. Il est attendu que les élèves soient amenés à utiliser correctement dans une situation inédite ce qu’ils ont appris, ce qui nécessite une transformation de la gestion de la classe. Quelles modalités inventer pour évaluer la mobilisation des acquis (transfert de connaissances) et l’impact réel des propositions pédagogiques sur cette mobilisation ? Un chantier ouvert pour le monde de la recherche en collaboration avec les enseignants de terrain.

3 – Le chapitre 3 est consacré aux savoirs et disciplines scolaires. Les auteurs dissocient la notion de connaissance de celle du savoir avant d’exposer la démarche scientifique du chercheur productrice de savoir qui n’a rien à voir avec la démarche d’investigation prônée par les programmes actuels des enseignements scientifiques. Car le chercheur ne part pas de faits pris au hasard, il les recueille en fonction de ce qu’il cherche dans le domaine d’études qui est le sien. Les hypothèses de travail sont émises en amont de la recherche et déterminent les dimensions des phénomènes à retenir et la méthodologie à suivre. Ce n’est pas parce que les élèves font des observations de faits, qu’ils utilisent ensuite une démarche scientifique même lorsqu’elle est balisée comme telle par l’enseignant. Si l’observation n’est pas génératrice d’un questionnement, d’un problème, l’élève aura des difficultés à isoler les aspects significatifs de la réalité à travailler. Cette construction des problèmes en amont d’une démarche scientifique est essentielle. Elle est guidée par deux principes :

Problématiser sa pensée, c’est-à-dire réinterroger ce que l’on croit de la réalité ce que Bachelard appelait une rupture épistémologique.

Problématiser la réalité, à savoir « ne pas se contenter de constater comment elle est, mais se demander pourquoi elle est ainsi.« 

Construire un problème, c’est articuler deux domaines : celui des faits (mais au départ, ils ne sont pas déterminés) et celui des modèles explicatifs. Un savoir vaut par sa capacité à rendre intelligible une réalité observable. Entrer dans l’aventure des savoirs ce n’est donc pas mémoriser une série de propositions tenues pour vraies mais s’inscrire dans une activité de construction de problèmes et acquérir les compétences suivantes : s’interroger sur la réalité, la conceptualiser, construire des problèmes propres à ces savoirs. La situation-problème peut apparaître comme la réplique scolaire de la problématisation du chercheur.

Même si les contenus de savoir  enseignés ne constituent qu’une partie de la science correspondante, même si certaines disciplines scolaires empruntent à plusieurs champs scientifiques ou à des pratiques sociales de référence, la construction des savoirs passe par la transposition didactique qui impose une forme propre au « savoir scolaire ». Contrairement au processus de production de savoir des chercheurs qui partent toujours de l’état de savoir qui préexiste (théories, concepts, méthodes, résultats), on a une reconstruction du savoir produit sous une forme textuelle accessible à des personnes novices en la matière. Le savoir est reconstitué de façon à s’appuyer sur rien de préalable ou seulement sur des éléments pouvant apparaître comme évidents. Les énoncés successifs sont présentés dans un ordre qui n’est pas forcément celui de la rationalité théorique. Le savoir enseigné est souvent dépersonnalisé, organisé selon un programme qui tient compte des logiques d’apprentissages et en fonction des unités temporelles propres à l’institution scolaire. Le « texte du savoir scolaire » se veut explicite avec un contenu suffisamment stable pour qu’on puisse l’ériger en norme afin de permettre l’évaluation des acquis.

La forme textuelle du savoir scolaire, si elle est le seul contact que les élèves ont avec le savoir, met en difficulté ceux dont le rapport à la langue écrite est éloigné de celui qui prévaut à l’école. Entre l’usage courant du langage et l’usage textuel qui est fait dans les savoirs scolaires, les modalités d’attribution de sens, autrement dit les façons de comprendre sont entièrement différentes : référence à la réalité dans un cas, relation mutuelle entre énoncés dans l’autre. Une des préconisations est donc de faire vivre des situations ou des tâches par référence auxquelles les énoncés de savoir prendront sens. Il s’agit de mettre les élèves en situation de recherche afin que les énoncés du savoir s’articulent avec les observations ou actions qu’ils font. Dans cette situation « a-didactique », les élèves sont mis en capacité d’agir et exercer leur pensée pour faire émerger le savoir (la dévolution pour Brousseau), ce qui ne suffit pas à l’appropriation du savoir visé. Elle se construit par la rencontre de familles de situations de même type autour d’un même concept, lors d’une structuration collective. Le danger serait de penser qu’il suffit de mettre les élèves « en activité » pour qu’ils apprennent.

     En conclusion, si la mission de l’enseignant du secondaire est de transmettre un savoir disciplinaire dont il est spécialiste, il ne doit pas seulement penser ce savoir à transmettre mais surtout s’interroger sur l’écart entre ce savoir et l’organisation mentale des élèves : cohérence et logique de pensée, préconceptions. Plutôt que d’exposer les choses, il convient de faire faire un pas de côté pour changer de perspective (situation-problème par exemple) afin de créer une situation d’étonnement pour que le savoir se présente sous une forme problématique, c’est à dire comme la réponse à un problème qu’on s’est préalablement posé.

Devenir enseignant d’une discipline, c’est s’arracher à ce sentiment d’évidence des formes d’organisation mentales et des types de questionnement qu’elle suppose pour recontextualiser et repersonnaliser les connaissances visées en problématisant la réalité.

Jacqueline Bonnard