Rapport à l’apprentissage dans l’Education Nouvelle : actualité et débats

 Jacques BERNARDIN

Séminaire de la FESPI (Fédération des établissements scolaires publics innovants) 18-19 janvier 2013  – Pôle Innovant Lycéen, 96 rue Barrault, Paris 13ème

Ne pouvant prétendre à donner une vision d’ensemble de la façon dont l’Education Nouvelle, dans la
pluralité de ses courants, travaille cette question, je me contenterai plus modestement de situer l’approche du GFEN, qui s’inscrit dans une filiation commune tout en déclinant ses recherches et questionnements de façon singulière.

Parler de rapport à l’apprentissage amène à interroger simultanément le regard sur l’apprenant
qui y est confronté, la conception du savoir en jeu et le paradigme d’apprentissage qui organise leur rencontre et règle l’activité d’appropriation.

I/ La vision du sujet

1) Le principe d’éducabilité  est un acquis commun (contre toutes les théories fatalistes).

Parmi les pionniers de l’Education Nouvelle, on trouve beaucoup de médecins qui ont pris en charge des enfants jugés inéducables, dont tout le monde désespérait, enfants dits « arriérés » ou difficiles : Maria Montessori (Italie), Edouard Claparède (Institut JJ Rousseau, Genève), John Dewey (USA), Ovide
Decroly (Belgique), et en France, Alfred Binet et Henri Wallon (médecin neuropsychiatre, auteur d’une thèse sur l’Enfant turbulent en 1925)…

Le GFEN parlait de « pédagogie de la réussite » en 1968, a combattu l’idéologie des dons (1974)[1], et lancera en 1982 le défi du « tous capables ! ». Aujourd’hui, les travaux des neurosciences sur la plasticité cérébrale viennent étayer ce qui était un pari éducatif à résonance sociale : rien n’est définitivement joué pour qui que ce soit, ni à 2 ans, ni à 6, le développement peut reprendre et se poursuivre tout au long de la vie… pour peu que le contexte et les activités y soient propices[2]. Du
côté de la psychologie sociale, les travaux de Rosenthal et Jacobson dans les années 70 sur l’effet Pygmalion[3], qui ont été soumis au débat critique à travers de multiples recherches depuis, attestent de l’importance des attentes professorales à l’égard de celui qui apprend, attentes qui se traduisent par des modifications inconscientes du comportement et de la conduite de classe[4].

2) La centration sur le développement (contre une naturalisation… justifiant les inégalités).

L’Education Nouvelle est contemporaine des travaux de la psychologie, y trouve son appui et
sa légitimité : travaux de Jean Piaget, Henri Wallon (et parallèlement de L.S. Vygotski) sur la psychogenèse. Ces travaux convergent sur l’importance de plusieurs facteurs contribuant au développement du sujet, notamment du milieu et de l’activité de l’apprenant.

L’importance du milieu, de ses stimulations (contre l’idée d’« auto-développement »). D’une part, le milieu où l’individu évolue n’est pas un milieu naturel, mais culturel et technique, milieu social façonné et transformé par l’histoire humaine. D’autre part, l’enfant est au carrefour de plusieurs milieux, l’amenant à des comparaisons et à des choix, permettant l’émancipation de celui qui vivait « encastré dans sa vie familiale » (H. Wallon). Enfin, le groupe est « initiateur de pratiques sociales », pousse à la double contrainte de singularité (faire sa place) et de conformité (qui ne se plie pas aux règles communes se met « hors jeu »), servant conjointement la personnalisation et la socialisation.

Le GFEN développera la notion de « milieu stimulant » : maison du Renouveau à Montmorency,
accueillant des orphelins de la Shoah (1945-1960)[5] ; groupe expérimental du XXè arr. de Paris (34 classes – de 1962 à 1971) avec ateliers-clubs intégrant les parents[6] ; équipes d’école à Morlaix, Ivry, Drancy, Paris [école Jourdain], Antony…[7] ; Parlement d’élèves au collège des Gorguettes à Cassis (1982)[8]

La prévalence de l’activité, du « faire », de l’expérience… (contre le formalisme abstrait)

Les références pourraient se multiplier sur ce point. Nous ne citerons que quelques auteurs :

* O. Decroly : « Pour ce qui concerne les méthodes d’acquisition des connaissances et des techniques, il faut accorder le plus d’importance à celles qui permettent la redécouverte, l’expérience personnelle, l’activité, la réalisation individuelle ou collective, en un mot, la solution complète de problèmes réels »[9].

* J. Piaget : « (…) une vérité n’est réellement assimilée en tant que vérité dans la mesure seulement où elle a été reconstruite ou redécouverte au moyen d’une activité suffisante (…) Les connaissances dérivent de l’action (…) Connaître un objet, c’est agir sur lui et le transformer (…)»[10].

* H. Wallon : « (…) s’accommoder, s’adapter au réel, l’utiliser et, à cet effet, le connaître. L’intelligence, instrument de connaissance, sort de l’action et y retourne »[11].

Comme bien d’autres, le GFEN parle de « pédagogie active ». Marqué par l’empreinte de ses présidents
successifs (Paul Langevin 1936-46, Henri Wallon 1946-62), ce sont les pratiques d’apprentissage qui seront au cœur de sa réflexion. Promotion des ateliers d’écriture (1975)[12] puis de création ; pédagogie du projet (1982)[13] et
– parce qu’il ne s’agit pas de négliger la question des savoirs – démarches de construction de savoir.
Lente gestation, depuis la « méthode d’observation » (portée par Aurélien Fabre, faisant transition avec les travaux de Wallon auprès de Robert Gloton qui la met en œuvre avec les équipes du groupe expérimental du XXè)[14], qui deviendra « démarche d’observation et de structuration » (1971) avant
d’être appelée, suite à l’expérience du Tchad avec Henri et Odette Bassis (occasion de formation des maîtres à l’échelle d’un pays, de 1971 à 1975)[15], « démarche d’auto-socio-construction du savoir » dans les années 80, Odette Bassis en formalisant les caractéristiques depuis les apports croisés de
Piaget, Wallon et Bachelard notamment [16].

3) La lucidité sociologique (contre une vision idéalisée de l’enfant)

On ne peut ignorer la nature socialement ségrégative des difficultés scolaires, ce qui explique notre attention aux travaux de sociologie pouvant rendre compte de « la reproduction ». Si la sociologie critique de Bourdieu la dévoilait en 1970, elle était insuffisante à en expliquer précisément les rouages, faisant la part belle à des surdéterminations sociales. Or, la reproduction n’est pas aussi automatique et les cas atypiques marquent les limites de cette logique « mécaniste » faisant peu de cas du sens que
les individus accordent aux situations.

En 1982, Bernard Charlot contribue à l’ouvrage collectif du GFEN « Quelles pratiques pour une autre école ? » avec un article intitulé « Je serai ouvrier comme papa, alors à quoi ça me sert d’apprendre ?» Réflexion amorçant le travail développé à l’université Paris 8 sur le rapport au savoir, visant
à comprendre la logique des élèves face aux apprentissages[17]. Comment le « social » s’incarne-t-il dans l’appétence à apprendre, dans la posture et les comportements des élèves en classe ? Aujourd’hui, la crise du sens d’apprendre est plus marquée que jamais : les certifications ne sont plus garantes de l’emploi ; l’inflation des diplômés alimente la déflation de la valeur des diplômes ; la concurrence des nouvelles technologies d’accès à l’information interroge la pertinence de ce qui est proposé à l’école, au
niveau de la forme comme des contenus. A quoi ça sert ? Ne cessent de demander certains élèves, n’investissant que ce qui leur apparaît « utile » dans la course scolaire ou vis-à-vis du futur
professionnel. Leur rapport à l’apprentissage balance entre attente passive et activisme improductif, ils sont imbriqués dans le « faire » mais sans distance vis-à-vis de la situation, dont ils peinent à percevoir et investir les véritables enjeux cognitifs, élèves qui sont plus prompts à l’exercice et à la mémorisation qu’à la recherche et à l’exploration créatrice. Bien des élèves sont ainsi en situation de « décrochage cognitif » précoce… et cumulatif, qui se traduit par la fuite ou l’absentéisme, sur fond de dégradation
de l’estime de soi.

Aussi, de notre point de vue, c’est moins l’élève qu’il faut mettre au centre (par une sorte de bienveillance compassionnelle) que son rapport au savoir, qu’il faut prendre en compte et faire évoluer.
Et ce, grâce à l’activité… Mais de quelle activité parle-t-on ?

II/ La « pédagogie active » en question

L’Education Nouvelle est dans un paradoxe. Alors qu’elle est mal connue (à cause d’une reconnaissance
institutionnelle incertaine et de sa faible place dans la formation, rendant sa diffusion très aléatoire), elle est accusée de tous les maux, que ce soit par les courants réactionnaires (dénonçant le « pédagogisme », avatar de l’esprit de 68) ou à ce qui est plus gênant à par la recherche.

Ainsi, Basil Bernstein qui critique les « pédagogies invisibles »[18] ; Philippe Perrenoud qui s’interroge : « Les pédagogies nouvelles sont-elles élitaires ? »[19] ou ces chercheurs québécois qui, en 2005, à travers une recension de recherches internationales, font une critique radicale du constructivisme, des approches centrées sur l’élève, de la différenciation pédagogique et de la pédagogie du projet
(constatant de mauvais résultats des élèves malgré la dynamique pédagogique apparente des écoles) et prônent un « enseignement explicite »[20].
Plus récemment, en 2011, le réseau RESEIDA piste les processus de différenciation à l’œuvre dans les classes « ordinaires », interroge la doxa constructiviste qui les sous-tend[21].

Que constatent-ils ? Assez souvent, un retrait du maître au prétexte qu’il faut mettre les élèves « en activité ». Deux processus sont distingués. Le processus de différenciation « passive » présuppose
tous les élèves en phase avec les demandes et attendus scolaires. Faute de clarification préalable, les élèves s’égarent dans des interprétations inappropriées des situations. Et il n’y a guère de recadrage par la suite, l’activité d’appropriation n’étant pas assez planifiée par manque d’analyse approfondie de l’objet travaillé. Enfin, au terme de la situation, comme il n’y a pas de reprise réflexive, les élèves restent dans la logique de l’expérience vécue. Au total, tout se passe comme si l’habillage des tâches et le déroulé de la séance étaient privilégiés, au détriment de la réflexion sur les enjeux cognitifs.

Le processus de différenciation « active » est à l’œuvre quand l’intervention éducative, cherchant à s’adapter aux élèves, les dessert à son insu. L’organisation standard des séances comprend un temps de travail individuel suivi d’une phase de confrontation et de validation, avant une reprise conclusive aboutissant à une synthèse. Or, on observe que ce dernier temps, essentiel pour la montée en généralité et l’exercice de la réflexion, est souvent écrasé et ne sollicite que les « meilleurs » élèves… et
l’enseignant. Comment s’étonner alors du décalage entre ce qu’on croit avoir travaillé collectivement à l’oral et les résultats du travail individuel écrit ?
Face aux difficultés rencontrées par certains élèves, les professeurs aménagent le support ou la tâche en réduisant leur complexité, segmentent le travail et font un guidage renforcé. Les sollicitations et interactions sont ainsi revues à la baisse, aboutissant dans la même classe à des « contrats didactiques
différentiels » qui étirent les différences en croyant les réduire. Quant aux usages du langage, plus les élèves sont considérés comme ayant de difficultés scolaires et/ou étant de milieux populaires, plus les interventions et le dialogue sont sur le registre quotidien, local et contextualisé, discours régulateur « horizontal » au détriment d’un discours instructeur « vertical » qui décontextualise, tire leçon de l’expérience, sert l’élaboration intellectuelle dans une visée cognitive.

D’où la nécessité d’interroger la pédagogie active… dans sa mise en œuvre concrète. Cela oblige à mieux cerner l’objet de savoir, « ce qu’il y a à comprendre », et à revisiter les modalités d’apprentissage en conséquence.

III/ La conception du savoir

Pour les élèves scolairement fragiles, les savoirs sont perçus comme des obligations formelles plus ou moins utiles pour obtenir de bonnes notes, passer et avoir un bon métier plus tard. Savoirs qui sont appréhendés comme des objets réifiés, vérités atemporelles qu’il s’agit, de leur point de vue,
d’ « enregistrer », de mémoriser puis de restituer lors des contrôles. Faut-il alors s’étonner de la forte déperdition des savoirs et de leur improbable transfert ? Faible valeur des savoirs et méprise quant à
leur nature pourraient expliquer l’extériorité des élèves vis-à-vis de leur apprentissage. Quels renversements viser ?

1) La valeur du savoir

Perçus dans leur unique valeur sociale d’échange, les savoirs ne sont pas perçus comme ayant plus foncièrement une valeur anthropologique d’usage : les objets techniques, les œuvres culturelles, les concepts, les systèmes symboliques sont autant d’outils de compréhension, de maîtrise symbolique mettant de l’ordre dans le chaos, médiatisant le rapport au réel et redoublant les pouvoirs d’action sur le monde. Ni tombés du ciel, ni jaillis spontanément de l’expérience, ils sont produits de l’activité humaine face aux besoins qui se sont imposés, faisant reculer les limites du possible par les audaces inventives
et la puissance de l’intelligence collective. Autrement dit, pour l’humanité comme pour celui qui en recueille l’héritage, ce sont des outils d’émancipation faisant pièce à l’esprit de fatalité.

2) Leur nature

Ces outils et les significations qu’ils incarnent ont été progressivement élaborés, sont les fruits de processus socio-historiques ayant des caractéristiques semblables. A l’origine, ils sont réponses à des problèmes sociaux qui se sont transformés en défis cognitifs (comment communiquer à distance sans ambiguïté, garder trace de grandes quantités, prévoir les récoltes, mesurer le temps, restituer les terrains inondés par le Nil, rendre compte de l’espace, mesurer à distance, prévenir les catastrophes naturelles, éviter ou soigner les maladies, etc.). Par ailleurs, leur genèse est jalonnée d’obstacles successifs, d’étapes constitutives avec :

– une formalisation progressive (d’une vaste pluralité d’idéogrammes à un nombre restreint de lettres, dont la valeur est organisée dans un pluri-système graphique ; des calculi dans leur bulle d’argile à leur représentation chiffrée, dans un système de numération positionnelle ; de la corde à treize nœuds des égyptiens au théorème de Pythagore ; de la ruse pour mesurer la hauteur de la pyramide au théorème de Thalès…) ;

– des ruptures, englobant les états antérieurs des connaissances en les débordant ou bien invalidant les savoirs passés (ainsi, la théorie microbienne de Pasteur contre la génération spontanée, la tectonique des plaques contre la dérive des continents de Wegener, la révolution évolutionniste de Darwin, la conception héliocentriste de Copernic…).

Sans se noyer dans une histoire culturelle exhaustive, l’interrogation épistémologique permet de ressaisir les savoirs au cœur de leur intimité conceptuelle : à quelle question répondent-ils ? Qu’est-ce qui les a amenés à évoluer ?
Autant d’appuis donnant sens et saveur aux savoirs, pouvant redonner goût d’apprendre et servir une appropriation raisonnée.

Autrement dit, pour transformer de façon sensible le rapport aux objets culturels, il s’agit d’amener les élèves à s’approprier les savoirs à travers les processus qui les ont constitués, qui en justifient l’existence et en légitiment la forme actuelle.

IV/ Le paradigme d’apprentissage

En écho avec cette conception socio-historique des savoirs, le GFEN se situe dans une approche
socioconstructiviste de l’apprentissage. Quelques points de repères.

1) Cerner la rupture (G. Bachelard : « on connaît contre une connaissance antérieure »…)

Une double interrogation s’impose pour cerner la (ou les) rupture(s) à faire opérer :

– du côté du savoir : questionnement épistémologique de ses amonts constitutifs ;

– du côté des élèves : pour transformer les conceptions préalables, encore faut-il les
connaître, observer les élèves et analyser leurs erreurs pour en déterminer la nature.

2) Débat contenu / méthode : pas de fétichisation du dispositif

Le dispositif d’apprentissage ne vaut que par rapport à l’intention, à l’enjeu, au contenu visé.

Le « travail de groupe », qui fait partie de la doxa de l’éducation contemporaine, n’a pas de sens hors d’objectifs précis : confrontation des points de vues singuliers ; débat sur des critères de catégorisation ; recherche commune d’invariants ; changement d’orientation de l’activité (ex. formaliser par un schéma, un tableau, une phrase conclusive…). A contrario des idées reçues, le magistral peut avoir sa place à un moment donné…

Une « démarche » est opératoire pour optimiser l’appropriation d’une nouvelle notion, de concepts-clés. Elle est pertinente pour modifier le rapport au savoir car elle « met en scène » le problème à résoudre et aménage les étapes pour y parvenir. Elle sollicite l’engagement personnel, pousse au débat de preuves, stimule l’intérêt, la recherche individuelle et collective, ouvre à une compréhension partagée. L’essentiel étant moins le dispositif que la démarche intellectuelle des apprenants, la conduite de l’activité importe tout autant que sa préparation.

3) Une conduite de classesur le fil des paradoxes.

Il s’agit de prendre en compte la singularité des élèves, de ne pas se substituer à leur libre cheminement sans pour autant qu’ils se perdent, au regard de l’objectif à atteindre. Jamais semblable selon le groupe et les individualités qui s’y expriment, la conduite de classe – notamment lors de séances inaugurales de
nouvelles notions – est au carrefour de plusieurs zones de tension qui en assurent la dynamique et en gagent la pertinence.

– Cadre instruit / libre cheminement. Le lancement de l’activité est un moment clé de la mobilisation initiale : présentation de l’enjeu, clarification du but à travers la réappropriation de la consigne voire présentation des formes de travail et de leur durée contribuent à installer le cadre de travail, à
éviter les interprétations hasardeuses de la situation et les malentendus parasites, sans pour autant rien dévoiler de ce qui va faire l’objet de l’exploration conjointe.

L’accompagnement passe ensuite par d’éventuels recadrages afin de ne pas perdre l’objet et de faire en sorte que chacun saisisse clairement, au-delà du but opératoire (ce qu’il y a à faire), le but cognitif (la question à résoudre) : temps de « dévolution » du problème aux élèves, amorce incontournable pour sa
résolution.

– Engagement individuel / dynamique collective. Tension ici entre la nécessité  pour chacun de s’engager, de s’impliquer, de tisser un rapport personnel à l’objet (point de vue inévitablement subjectif)
comme de la rencontre avec les points de vue des autres sur le même objet, afin de l’appréhender avec plus de recul, de distance.

Pour Piaget, faute de confrontation, « l’individu demeure prisonnier de son point de vue qu’il considère naturellement comme absolu. (…) L’objectivité ne suppose pas seulement en effet l’accord avec l’expérience mais plutôt l’accord des esprits, ou plutôt, c’est par la critique mutuelle et la
coordination des perspectives que l’esprit dépasse l’expérience immédiate 
».
Point de vue partagé par Aurélien Fabre, s’appuyant sur Wallon : «(Le facteur commun) se dégage de la confrontation des représentations individuelles que les enfants, chacun pour leur propre compte, viennent de tirer de l’objet. Il se situe exactement au point de convergence de ces représentations par leur retour sur l’objet ; il consiste dans le réajustement des perceptions sur l’objet de manière à donner à la représentation un même contenu que le mot viendra enfermer et fixer. C’est dans cette activité à double face, perception du côté de l’objet, et langage du côté du social, que se trouve le moment de la connaissance, celui où se décide le sort de la vérité ou de l’erreur »[22]. Moment
clé du débat de preuves, où les pensées subjectives évoluent en entrant dans un processus d’objectivation.

– Viser la réussite / … ou la compréhension ?

La question, provocatrice, attire l’attention sur les limites de l’expérience en matière d’apprentissages,
notamment intellectuels. « Faire » voire réussir ne suffit pas pour savoir. Encore faut-il tirer leçon de l’expérience, prendre du recul : « (…) Le réel, pour être objet de connaissance, ne se donne pas directement à voir, il doit être représenté, construit, interprété, faire l’objet d’une élaboration.»[23].  Ressaisie de l’objet et/ou des stratégies utilisées qui vise la prise de conscience. Piaget insiste sur ce point, Vygotski le confirme : « la prise de conscience, conçue comme généralisation, conduit directement à la maîtrise »[24].

Pédagogie active, oui… mais à condition qu’elle intègre l’activité intellectuelle des élèves.

– Du rôle de l’enseignant d’Education nouvelle.

Se mettre en retrait, renvoyer en miroir les questions que les élèves nous adressent (afin qu’ils se sentent autorisés à penser par eux-mêmes) est une attitude pertinente pour qui vise leur émancipation intellectuelle. Toutefois, on a évoqué les limites d’un retrait excessif, pouvant contribuer aux malentendus, au brouillage des pistes pour les élèves qui ne sont pas en connivence avec
l’univers scolaire. Ce qui amène à poser le dernier paradoxe :

Adopter la posture du « maître ignorant »[25], certes… mais sans pédagogie de l’abstention !


[1] GFEN, L’échec scolaire. « Doué ou non doué » ? Editions sociales, 1974.

[2] GFEN (coll.), Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, 2009.

[3] Robert A. Rosenthal et Lenore Jacobson, Pygmalion à l’école. L’attente du maître et le développement intellectuel des élèves, Casterman, 1971.

[4] David Trouilloud, Philippe Sarrazin, « Les connaissance actuelles sur l’effet Pygmalion : processus, poids et modulateurs » (Note de synthèse), Revue Française de Pédagogie N°145, oct.-nov.-déc. 2003, p. 89-119.

[5] Claude François-Unger, L’adolescent inadapté, PUF, 1957.

[6] Robert Gloton (dir.), A la recherche de l’école de demain. Collection Bourrelier, Armand Colin, 1971.

[7] GFEN / Robert Gloton (dir.), L’établissement scolaire : unité éducative, Casterman, 1977.

[8] Vincent Ambite, Il s’est passé quelque chose à Cassis. Des témoins parlent, Casterman, 1982.

[9] Ovide Decroly, Manuscrit, oct. 1929 (Cf. Le Docteur Decroly et l’éducation, Centre d’Etudes decrolyennes, Ecole Decroly-Ermitage, Bruxelles, mars 1999, p. 20).

[10] Jean Piaget, Psychologie et pédagogie, Denoël / Gonthier, 1969 (respectivement, p. 45 et 48).

[11] Henri Wallon, De l’acte à la pensée. Essai de psychologie comparée, Flammarion, 1970, p. 9.

[12] GFEN / Michel Cosem (dir.), Le pouvoir de la Poésie, Casterman, 1978.

[13] GFEN / Michel Huber (dir.), Agir ensemble à l’école. Aujourd’hui… la pédagogie du projet, Casterman, 1982.

[14] Aurélien Fabre, L’école active expérimentale, PUF, 1972 (Vice-président du GFEN à l’époque).

[15] Henri Bassis, Des maîtres pour une autre école : former ou transformer ? Casterman, 1978.

[16] GFEN, Quelles pratiques pour une autre école ? Casterman, 1982 ; Odette Bassis, Se construire dans le savoir, ESF, 1998.

[17] Cf. Bernard Charlot, Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Armand Colin, 1992 ; Bernard Charlot, Du Rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Anthropos, 1997.

[18] Basil Bernstein, Classes et pédagogies : visibles et invisibles, Paris, CERI-OCDE, 1975

[19] Philippe Perrenoud, La pédagogie à l’école des différences. Fragments d’une sociologie de l’échec. ESF, 1995

[20]
Steve Bissonnette, Mario Richard, Clermont Gauthier, « Interventions pédagogiques efficaces et réussite scolaire des élèves provenant de milieux défavorisés », Note de synthèse, Revue
Française de Pédagogie
, n°150, janvier-février-mars 2005, p. 87-141.

[21] Jean-Yves Rochex, Jacques Crinon (dir.), La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement. PUR, Rennes, 2011.

[22] Aurélien Fabre, L’école active expérimentale, PUF, 1972, p. 96.

[23] Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Henri Wallon. L’enfant et ses milieux, Hachette, 1999, p. 49.

[24] L.S. Vygotski, Pensée et Langage, Editions Sociales (1934/1985).

[25] Jacques Rancière, Joseph JacototLe maître ignorant, 10/18, 2004.