« N’ayons plus peur des mauvais élèves… », nous dit Serge BOIMARE

Après avoir animé en juin une journée de travail à Tours, Serge BOIMARE approfondit la réflexion à Chartres  et invite les enseignants à ne plus avoir peur des mauvais élèves, affirmantque « c’est sur eux que repose l’espoir d’améliorer l’école. » Cette conviction prend appui sur ses observations et
analyse de praticien qui pendant 45 ans a fréquenté ces « réfractaires à l’apprentissage ». Il décrypte l’empêchement de penser de ces élèves et bat en brèche quelques idées reçues sur l’aide à apporter. Il sera présent le mardi 7 janvier, au Lycée Diderot 61 rue David d’Angers à Paris 19e.

 N’ayons plus peur des mauvais élèves,

c’est sur eux que repose l’espoir de remonter le niveau de l’école

Serge BOIMARE
12 décembre 2013

 

45 ans de fréquentation des réfractaires à l’apprentissage pour en arriver à une idée dérangeante pour nos pratiques pédagogiques.

Au cours de cet exposé, je voudrais réussir à vous convaincre d’une seule idée. Une idée qui va peut être vous surprendre, et peut être même vous sembler bizarre, mais qui pour moi est une idée essentielle, si l’on veut imaginer un jour une école de la réussite pour tous. Cette idée la voici :  »
il ne faut plus avoir peur de nos mauvais élèves, c’est sur eux que repose l’espoir d’améliorer l’école ».

Je ne parle pas seulement de l’ambiance ou du climat général, mais bien d’une amélioration de notre rang dans les classements internationaux.

Pour ne pas que vous me preniez pour un farfelu ou un provocateur, je vais m’appuyer, pour tenter de le montrer, non pas sur des théories psychologiques ou psychanalytiques, encore moins sur les découvertes récentes des neurosciences, mais sur des observations simples, qui me viennent de 45 ans de pratiques pédagogiques, passés dans la fréquentation des enfants et des adolescents
réfractaires aux savoirs que leur propose l’école, de leur famille et de leurs professeurs.

Cette pratique, ces observations m’ont amenés à avoir trois certitudes que je vais soumettre à votre jugement critique et qui vont alimenter les trois parties de cet exposé.

La première certitude, c’est que l’école ne sait pas faire avec la difficulté d’apprentissage dès que celle-ci se montre sévère et résistante.

L’explication de ce manque d’efficacité me parait assez évidente :

A tous les niveaux et à tous les âges, l’école se laisse aveugler par les lacunes et les retards qu’elle veut combler en priorité. Elle n’arrive pas à voir ou elle ne veut pas voir, que derrière ces manques, deux fois sur trois, c’est la machine à apprendre qui est déréglée. Quand le moteur d’une voiture est en panne, il ne viendrait à l’idée de personne de continuer à mettre de l’essence dans le réservoir pour la faire repartir. Eh bien, c’est à l’image de ce que nous faisons pour aider les élèves qui ont des
difficultés persistantes.

  • Pourquoi cette absence de lucidité sur l’efficacité de nos remédiations ?
  • Pourquoi ces explications trop simples sur le mal dont souffrent ceux qui
    restent réfractaires aux savoirs de l’école ?

C’est ce que nous verrons dans la première partie de cet exposé.

Ma seconde certitude, sera le temps fort de cette conférence, je défendrai cette fois l’idée que les besoins essentiels des élèves les plus réfractaires aux apprentissages, sont d’excellents tremplins
pour améliorer la transmission des savoirs pour tous et pour favoriser le fonctionnement de la classe.

D’où cet espoir annoncé dès mon introduction de remonter dans le classement PISA, en proposant à tous, les besoins qui permettent de réconcilier les moins bons avec la classe et avec l’apprentissage.

En quoi consistent ces besoins ? Par quel miracle seraient-ils favorables à tous ? Est ce qu’ils mettent
nos meilleurs en danger ?

C’est ce que nous verrons dans la seconde partie.

Ma troisième certitude concerne cette fois les professeurs eux mêmes : l’institution devrait beaucoup plus soutenir ceux qui rencontrent ces situations paradoxales.

 – Etre professeur avec des élèves qui ne reçoivent pas votre message et qui bien souvent le conteste et le dévalorise, est terriblement déprimant et déstabilisant. Cela fait rapidement perdre la confiance en soi, casse le plaisir de la transmission et oblige à des postures anti pédagogiques pour se protéger.

Comment l’institution peut-elle prendre en charge ce soutien ?
Pourquoi tolère-t-elle que des professeurs travaillent ensemble sans se réunir ?
Comment le faire pour que cela reste compatible avec les budgets actuels ?
C’est ce que nous verrons dans la troisième partie.

Première certitude : l’école ne sait pas faire avec la difficulté d’apprentissage sévère, trop souvent elle la transforme en échec scolaire et en marginalisation.

  • Avec la difficulté passagère, ponctuelle, légère, l’école s’en sort plutôt bien et des résultats sont obtenus. Par contre, dès que le problème persiste après la mise en place d’aides et de soutiens personnalisés, rien ne va plus. Plus les années passent et plus les écarts avec les autres se creusent, surtout si cette difficulté remonte à un ratage dans l’acquisition des savoirs de base
    comme la lecture, l’écriture ou la maitrise des opérations. Le seul résultat visible dans nos statistiques, est toujours le même : l’école arrive au fil des années à transformer la difficulté sévère en échec scolaire et en marginalisation.

Ce n’est pas très gentil de dire des choses pareilles, surtout devant des professeurs, mais pour moi les statistiques sont là et elles sont cruelles : chaque année, 15% de jeunes gens, au moins, sortent de l’école sans maitriser les savoirs de base. Et je peux vous assurer, pour fréquenter régulièrement les adolescents qui n’arrivent pas à décrocher le Brevet des collèges que cela est vrai. Ils existent bel et bien ceux qui ne savent pas trouver l’idée principale d’un texte de cinq lignes quand ils lisent et qui ne
peuvent pas davantage enchainer deux arguments pour défendre une idée quand ils parlent.

Plus ils avancent dans leur scolarité et plus leurs professeurs se sentent démunis pour les aider dans cette acquisition des savoirs fondamentaux qui vont leur manquer tout au long de la vie.

Les réfractaires à l’apprentissage sont d’abord des enfants qui ne supportent pas la confrontation avec le doute.

Avant de penser à des solutions et de mettre en place des groupes de soutien personnalisés qui nous donne bonne conscience, il faut quand même se demander d’abord :

– Pourquoi 15% d’élèves échappent ainsi à notre présentation des savoirs ?

– Comment est ce possible, qu’à 14 ans certains ne parviennent toujours pas à acquérir le niveau scolaire d’un enfant de 9 ans ?

Manquent-ils d’intelligence ou de curiosité ? de motivation ou de concentration ? puisque c’est ce que nous entendons dire le plus souvent.

Non, ces réactions sont pour moi secondaires, je vais essayer de vous montrer qu’elles sont la conséquence d’un mal particulier que j’appelle   » l’empêchement de penser « .

Pour comprendre de quoi il s’agit, je vous engage à observer de plus près les stratégies d’apprentissage déployées par les enfants et les adolescents intelligents qui buttent sur les savoirs fondamentaux. Vous verrez alors qu’ils ont toujours un point commun : un malaise devant le temps du doute.

Même s’ils se présentent différemment, dans leur fonctionnement intellectuel, dans leur comportement en classe, dans leur façon d’apprendre et surtout de ne pas apprendre, ils ont toujours ce point en commun : écourter le temps de la réflexion. C’est à dire qu’à chaque fois qu’il doivent faire un retour à eux-mêmes, pour chercher, réfléchir, élaborer… parce qu’ils n’ont pas la réponse immédiate à la
question posée, nous les voyons utiliser des moyens divers et multiples, pour réduire ce temps  essentiel de  l’apprentissage. L’agitation, le retrait, la provocation, l’auto dévalorisation, étant les moyens les plus couramment utilisés pour cet évitement.

En fait nous devons comprendre que ces troubles du comportement jouent un rôle protecteur pour ces enfants.

Ils sont surtout là pour les aider à échapper à la déstabilisation identitaire, provoquée par les contraintes de l’apprentissage qui remettent en cause leur fonctionnement habituel. Même si nous n’en percevons que les signes les plus superficiels, cette déstabilisation est plus profonde qu’elle n’en a l’air. Elle
s’accompagne souvent d’un réveil de peurs infantiles, voire même parfois par l’arrivée d’angoisses archaïques chez ceux qui sont le plus en difficulté.  Ces infiltrations parasites  finissent par entraîner un dégoût de l’étude et une véritable peur d’apprendre.

Il va donc être nécessaire pour ces enfants de faire barrage à ce dérèglement et c’est ici que nous les voyons inventer des stratégies anti pensée de plus plus invalidantes pour l’apprentissage.

C’est ce scénario j’appelle «  l’empêchement de penser  »
Il représente pour moi la meilleure explication au blocage des enfants intelligents devant les savoirs de base.

Comment en arrivent-ils à l’empêchement de penser ?

Pour être plus précis dans mes explications et réussir à vous convaincre de cette idée, je vous dirais que l’empêchement de penser se met en place en quatre étapes, que je résume ainsi.

Première étape :

Des enfants arrivent à l’école, sans avoir mis en place lors de leurs premières expériences éducatives, les  compétences psychiques qui sont indispensables à l’apprentissage. Ils ne sont pas capables d’admettre leurs manques, de savoir attendre, de respecter des règles, de supporter un moment de solitude .

Les insuffisances éducatives qui produisent ce résultat sont repérables. Je peux vous citer les trois plus fréquentes qui ne vous surprendront pas :

1 – une initiation insuffisante à la frustration

2 – un manque d’interaction langagière

3 – pas de préparation à l’autonomie

Deuxième étape :

Comme on peut s’y attendre, ces enfants se font bousculer par les contraintes de l’apprentissage.

Elles provoquent une remise en cause excessive de leur fonctionnement psychique habituel. Elles viennent réveiller chez eux des peurs, des inquiétudes infantiles, des idées de dévalorisation ou de persécution.

Ce parasitage accentue encore si besoin en était, la perturbation du fonctionnement intellectuel nécessaire à l’apprentissage.

Troisième étape :

L’école ne veut voir que les conséquences de cette difficulté. Elle propose des aides et des soutiens, avec un cadre relationnel amélioré certes, mais toujours pour combler, rattraper, entrainer plus, donner de la méthodologie. C’est surtout ce qu’il ne faut pas faire avec ces enfants. Ils sont alors poussés à
deux actions de verrouillage :

1 . l’opposition, avec contestation et dévalorisation des savoirs pour justifier leur démission et leur incapacité à apprendre.

2 . l’utilisation de stratégies anti pensées pour se protéger.

C’est ici que nous basculons dans la quatrième étape : au cours de laquelle nous allons voir ces enfants, mettre en place deux barrières à la pensée qui se complètent et se renforcent l’une l’autre.

Le premier barrage est le plus superficiel :

Il consiste à saborder le temps de confrontation avec le doute, en utilisant à l’excès des idées d’auto dévalorisation et de persécution. Le mécanisme chez certain est tellement fort et répétitif que l’on peut parler de véritable phobie du temps de suspension.

Le second barrage est le plus grave et le plus profond :

Il est marqué par un rééquilibrage identitaire progressif induit par l’évitement de penser. C’est ce qui va influencer négativement le comportement, la curiosité, le langage et surtout les stratégies d’apprentissage qui ne vont plus évoluer normalement. C’est d’ailleurs ce qui permet aux professeurs de
repérer, de différencier dans les difficultés à apprendre celles qui sont la conséquence d’un empêchement de penser.

Comment reconnaitre l’empêchement de penser ?

Le phénomène est facile à repérer pour un professeur, car il vient perturber les quatre points d’appuis essentiels pour apprendre.

Le comportement d’abord : dès qu’il y a remise en cause (et la confrontation avec le doute est ici remise en cause), le relais est très vite passé au corps.
L’agitation, l’instabilité, la violence, l’endormissement, les troubles psychosomatiques…. sont très fréquents.

Le langage ensuite, qui sans l’appui de la pensée ne parvient pas à franchir le stade de l’argumentaire.

La curiosité aussi est particulière : elle ne peut pas se décentrer ni encore moins se sublimer. Elle reste en prise avec des préoccupations personnelles et infantiles qui freinent l’accès à la règle et à la loi.

Et enfin le plus grave : les stratégies d’apprentissage se développent de façon à ne pas s’appuyer sur la boucle réflexive. Le conformisme, le souci d’immédiateté, la rigidité mentale, l’inhibition intellectuelle…. s’installent et conduisent à l’échec scolaire.

Seconde partie – seconde certitude : les besoins des empêchés de penser pour se réconcilier avec l’apprentissage sont excellents pour les autres aussi et favorisent le fonctionnement de la classe.

Que proposer à ceux qui supportent aussi mal les contraintes de l’apprentissage ?

– Est-ce raisonnable, d’espérer les intégrer aux activités de la classe sans réduire les exigences dont les autres ont besoin ?

– Je voudrais vous démontrer maintenant que les besoins des empêchés de penser pour se remettre dans le sens de la marche et se réconcilier avec l’école sont excellents pour tous, y compris pour nos meilleurs élèves car ces besoins n’ont rien à voir avec du rattrapage, ni encore moins avec un appauvrissement des savoirs puisqu’il s’agit :

            1 – de nourrissage culturel

2 – d’entrainement à argumenter

3 – de savoirs qui prennent du sens et de la force en étant reliés aux questions humaines fondamentales.

Si nous nous appliquons à répondre à ces 3 besoins, nous allons vérifier que non seulement ils permettent de raccrocher les plus démunis aux intérêts du groupe en quelques jours, mais qu’ils enrichissent aussi les possibilités d’apprendre de tous et qu’ils favorisent le fonctionnement de la classe

I – Premier besoin : d’abord du nourrissage culturel pour enrichir et sécuriser les représentations.

a) Pourquoi le nourrissage culturel ?

Le but du nourrissage culturel avec les empêchés de penser peut être résumé simplement : il faut leur donner les moyens de résister aux sentiments parasites qui se déclenchent trop vite, dès qu’il y a confrontation avec le doute.

 – Comment pourraient-ils comprendre le sens d’un texte ou d’un problème s’ils doivent affronter d’un même pas des peurs infantiles ou des idées de persécution ?

– Le nourrissage culturel va être là et c’est son premier rôle : fournir des mots et des images qui vont sécuriser les représentations et les rendent fréquentables.

b) Comment faire pour que le nourrissage culturel enrichisse et sécurise les représentations?

Pour faire ce travail je compte d’abord sur la lecture à voix haute de récits qui vont présenter trois qualités.

1 – Réussir à capter l’intérêt d’enfants et d’adolescents peu concernés par la classe en mettant des mots sur des préoccupations personnelles qu’ils n’ont jamais réussi à formuler et dont ils n’arrivent pas à se dégager.

2 –  Présenter des situations et des personnages aux intentions suffisamment claires et organisées, avec un vocabulaire adapté à la lecture à haute voix, pour les aider à faire de l’image avec le mot entendu, car le défaut le plus grave des empêchés de penser est bien celui-ci : ne pas savoir faire de l’image avec le mot entendu.

3 –  Mais ce n’est pas encore suffisant. Ces deux qualités doivent être complétées par une
troisième.

Après avoir approché les interrogations personnelles, il faut aussi que le texte réussisse à les mettre en lien avec les préoccupations humaines fondamentales, sache trouver le fil pour les universaliser. C’est à cette condition que les inquiétudes et les émotions excessives s’apaiseront et deviendront fréquentables.

c) Le rôle clef des textes fondamentaux :

Les textes fondamentaux qui sont au programme de toutes les classes, chez les grands comme chez les petits sont formidables pour l’exercice. C’est la botte secrète dont disposent les professeurs dans leur arsenal pédagogique.

– Qu’il s’agisse de contes ou de récits mythologiques,
– de textes fondateurs des religions ou des civilisations,
– de romans initiatiques ou historiques,

Qu’ils prennent la forme de poésies ou de théâtre, de fables ou d’épopées ….
On peut toujours compter sur eux pour réussir à donner une forme et à contenir dans une histoire, ces émotions ou ces sentiments excessifs qui font disjoncter la pensée de certains.
Comme on peut compter sur eux aussi pour stimuler l’envie de savoir et l’intérêt pour la classe de nos meilleurs élèves.
Je conseille donc cette lecture des textes fondamentaux 15 à 20 minutes tous les jours.

d) Le nourrissage culturel est-il compatible avec le respect des programmes ?

Est-ce que consacrer du temps chaque jour à la lecture à haute voix des textes, fussent-ils fondamentaux, ne va pas nuire à l’organisation de la classe et au respect des programmes ? L’expérience nous montre, que non seulement cette lecture ne freine pas l’apport des savoirs mais qu’elle le facilite grandement.

Elle donne à chacun des questions, des images qui l’intéressent et stimulent sa pensée.

Elle donne à tous un patrimoine commun qui rassemble et qui permet de fonctionner ensemble, en évitant la marginalisation de certains, cause principale du décrochage et du dysfonctionnement de nombreuses classes hétérogènes.

J’ai d’ailleurs du mal à comprendre comment pourrait fonctionner une classe dans laquelle se trouvent des élèves de niveau et de culture différents, si nous ne leur donnons pas des références communes, qui les rapprochent, qui favorisent la communication et qui leur permettent de vivre ensemble.

Au moment où l’on se prépare tous à renouer avec la morale laïque ces textes qui savent faire comprendre à travers un récit, le rôle de la loi, de la sagesse, de l’interdit, qui savent mettre en histoire l’importance de la solidarité, de la persévérance, du respect de la tradition, facilitent l’approche de ces
grandes questions avec des enfants et des adolescents, surtout quand ils sont issus de cultures différentes.

II – Le second besoin des empêchés de penser, c’est d’être entrainés à argumenter et débattre. Si l’on veut qu’ils se réconcilient avec l’apprentissage, il faut les mettre en situation d’utiliser leurs capacités réflexives d’abord, pour les amener au langage argumentaire, ensuite

a) Comment faire cet entrainement ? :

Sur cette base nouvelle d’images et de thèmes apportés par le nourrissage culturel, nous allons disposer d’un support formidable pour l’exercice.

Avec ce matériel riche, nous allons mettre en place une activité régulière d’expression orale (20 mn chaque jour) et d’expression écrite (20 mn aussi).

Activité au cours de laquelle chacun va être sollicité, pour faire part de ce qu’il a compris après la lecture à haute voix et pour donner son avis sur une question mise en débat.

b) Argumenter pour utiliser les capacités réflexives :

C’est comme cela que nous allons pouvoir remettre les empêchés de penser dans une position active, indispensable à leur intégration aux travaux et projets de la classe.

Selon moi, on ne peut pas faire mieux pour les initier, les encourager, les habituer à utiliser leurs capacités réflexives que de les entrainer à argumenter en confrontant leur point de vue à celui des autres.

Après la lecture d’un texte fondamental qui les a nourrit mais qui a souvent bousculé les certitudes, les sujets de débats ne manquent pas. Ils se dégagent d’eux mêmes quand les élèves remettent de l’ordre dans ce qu’ils ont entendu.

Je vous cite les dix derniers sujets de débats auxquels j’ai assisté, dans les classes que je vois ainsi fonctionner :

* Après la lecture de « la Belle au bois dormant » :

– Vaut-il mieux dormir 100 ans ou mourir de suite ?

– Les qualités demandées à une princesse sont-elles les mêmes que celles demandées à
un prince ?

– Faut-il toujours écouter le plus vieux ?

Après la lecture du « feuilleton d’Hermès » :

– Est-ce que tout savoir sur tout rend heureux ?

– Est-ce bien de connaitre l’avenir ?

– Faut-il connaitre le passé ?

– Comment se désigne le chef d’un groupe ?

* Après la lecture de « Pinocchio » :

– Doit-on parfois mentir ?

– Peut-on apprendre à lire en un jour ?

– Comment prouver sa valeur ?

c) Apprendre à débattre pour accéder au stade du langage argumentaire.

A condition de faire cet entrainement tous les jours, deux trimestres suffiront pour aider « les empêchés de penser » à accéder enfin au stade du langage argumentaire. Etape clef, nous le savons tous, pour espérer maitriser les savoirs fondamentaux et en arriver à une lecture efficace.

Mais, pour les aider à utiliser normalement leurs capacités réflexives, l’expérience montre que le chemin peut être encore long. Bien souvent il faut entre 6 mois et 2 ans d’apport culturel et d’entrainement langagier réguliers, pour se débarrasser de la phobie du temps de suspension.

Ne nous laissons pas impressionner par ces délais. Sortons de l’immédiateté pour ne pas faire comme nos élèves, 2 ans c’est long, mais c’est peu au regard d’une scolarité de 14 ans parfois, qui s’achève sans la maitrise des savoirsfondamentaux.

d) Cet entrainement est-il compatible avec le respect des programmes ?

Est-ce que favoriser l’expression et l’entrainement à argumenter à ce point (je rappelle 20 minutes à l’oral et 20 minutes à l’écrit), reste compatible avec les instructions officielles ?

Voici ma réponse

Ce n’est pas parce que les activités d’expression personnelles sont les grandes sacrifiées de nos pratiques pédagogiques, quelles ne figurent pas dans les recommandations faites aux professeurs et ceci depuis toujours.

Les directives du socle commun sont claires sur le sujet. Elles parlent même de mission prioritaire de l’école qui doit être travaillée dans chaque discipline pour préparer les élèves à devenir des citoyens actifs et responsables et des adultes autonomes.

Je suis pleinement d’accord avec cette idée et cette demande et je rajoute que le moment réservé à l’entrainement à communiquer et débattre est le creuset où se travaille toutes les compétences nécessaires pour bien apprendre et bien penser.

On ne peut que regretter que ces activités aient été si décriées ces dernières années.

Souvent d’ailleurs par des politiques ou des journalistes qui ne connaissent rien aux élèves en difficulté et qui ont assimilé cet entraînement à la communication à une valorisation de la spontanéité et de la parole des enfants au dépens de celle du maître et des savoirs.

Ces critiques absurdes ont eu de l’effet, elles ont remis en scelle, !depuis une dizaine d’années, les activités de rattrapage . Elles ont culpabilisé les enseignants qui ont recentré leurs efforts sur les connaissances qui font l’objet des évaluations.

C’est une erreur regrettable qui prive ces jeunes gens du ressort le plus efficace pour les réconcilier avec l’apprentissage qu’est la remise en route de leurs capacités réflexives et qui les marginalise.

Ils viennent d’ailleurs d’en payer le prix avec un écart de plus en plus grand remarqué dans les classements Pisa entre eux et les meilleurs.

III – Quand au troisième besoin des empêchés de penser, il ne peut que s’avérer favorable à tous puisqu’il s’agit de donner de la force et du sens aux savoirs, en les reliant aux questions humaines
fondamentales 

C’est comme cela que nous allons pouvoir  récupérer l’envie de savoir de ceux qui veulent apprendre avec une curiosité qui n’a toujours pas décollée des intérêts personnels et infantiles, même quand ils sont à l’âge de l’adolescence.

C’est comme cela que nous allons pouvoir vérifier que les textes fondamentaux, surtout quand ils ont été discutés, fournissent un tremplin formidable pour donner des racines aux savoirs fondamentaux.

Je vous assure qu’apprendre à lire ou à parler, à écrire ou à compter; à faire de l’anglais ou des sciences, avec Ulysse ou Athéna, avec Blanche Neige ou Moïse, avec Pinocchio ou Robinson, offre une chance nouvelle de retrouver l’intérêt pour la classe et de relancer le fonctionnement intellectuel de ceux qui
freinent pour apprendre.

Quant à nos meilleurs élèves, on voit mal comment et pourquoi, ce lien entre les savoirs et un apport culturel pourrait les gêner. L’expérience montre, que cette façon de faire les stimule et leur permet de donner toute leur mesure.

J’en arrive à ma troisième certitude qui sera aussi ma troisième idée avant de conclure : L’empêchement de penser est contagieux.

La fréquentation des empêchés de penser est redoutable pour le professeur : les risques de contagion et de contamination sont réels.

– On ne peut pas impunément appauvrir le contenu de ses cours, simplifier son message et se voir encore contesté, sans en payer le prix.

– Le plaisir de la transmission repose pour beaucoup sur la stimulation de la capacité réflexive des élèves, sur la mise en route de leur questionnement, qui relance celui du professeur.

Comme avec les empêchés de penser ce ressort est cassé, parfois même, nous l’avons vu,  perverti et dénaturé, puisqu’il  favorise l’apparition de troubles du comportement dans la classe. Le métier prend alors une toute autre dimension. Le risque est grand pour le professeur, de ne plus être lui-même engagé dans l’activité de penser pendant ses cours. Il ne peut plus alors se montrer en modèle du fonctionnement intellectuel à ses élèves.

Le ressort de l’identification, si important dans l’apprentissage est perdu, ce qui va encore compliquer la transmission.

C’est souvent ce qui conduit le professeur à se protéger pour survivre, derrière les défenses habituelles, que sont l’autorité excessive ou la démagogie.

Pour lutter contre ce risque

– La seule solution est d’engager chaque professeur dans une réflexion régulière sur la pratique pédagogique.

– Elle devrait avoir lieu, chaque semaine dans chaque école et faire partie des emplois du temps.

– Il est quand même très étonnant de voir des lieux d’enseignement sensibles où la cohésion des adultes est indispensable, fonctionner sans temps de concertation  sur les pratiques
pédagogiques, voire même sans temps de coordination des actions quand on est plusieurs à enseigner avec les mêmes élèves.

Au moment où l’on cherche à relancer la formation des professeurs, il y a pour moi à mettre en place une action prioritaire qui ne  coûterait pas chère :

– la co-réflexion entre professeurs.

– On ne peut pas faire mieux pour améliorer sa pratique pédagogique que de l’enrichir de celles des autres.

– On ne peut pas faire mieux pour trouver le plaisir
d’enseigner que d’expérimenter à plusieurs et de se comparer.

– On ne peut pas faire mieux pour améliorer la cohésion groupale d’une classe difficile que de présenter aux élèves, le modèle d’adultes qui se concertent et se soutiennent.

Pour moi, la meilleure des formations, c’est la co formation, deux heures hebdomadaires devraient lui être consacrées dans l’emploi du temps de chaque professeur.

Si un jour nous le faisons, il  sera alors facile de vérifier que l’heure de culture humaniste journalière  que je préconise pour les élèves, facilite ces rencontres entre professeurs et réactivent le plaisir de penser la
pédagogie, même quand elle est mise en difficulté.

Pour conclure, je poserai  trois questions.

Trois questions qui me paraissent être au cœur de ces divergences qui freinent l’évolution de notre école vers la réussite de tous.

* Première question : Est-ce que différer dans le temps, ces aides et ces soutiens qui piétinent, pour les remplacer par des activités culturelles et langagières, qui ont pour visée de stimuler la curiosité et de structurer la pensée de tous, fait courir un risque à nos élèves décrocheurs, ou leur donne enfin la chance de mieux s’en sortir ?

 * Deuxième question : Est-ce que consacrer une heure journalière à faire du nourrissage culturel et de l’entrainement à argumenter pour donner du sens à l’apprentissage, fait courir un risque à nos savoirs disciplinaires ou leur offre au contraire une chance de retrouver la vigueur dont ils auraient besoin en ce moment ?

* Troisième question : Est-ce que dire aux professeurs, que leurs meilleurs formateurs ce sont eux-mêmes, à condition qu’ils se réunissent deux heures chaque semaine, pour analyser leur pratique et expérimenter ensemble, fait courir un risque de dérive à notre cadre pédagogique ou offre une chance de relancer le plaisir du métier qui semble manquer cruellement depuis quelques
années?

En tout cas, je dirais que si nous souhaitons réellement une école de la réussite pour tous, il faudra changer certaines de nos certitudes qui ont fait la preuve de leurs limites.