Les logiques parentales

Les logiques parentales

Jacques BERNARDIN

(ESCOLParis 8 / GFEN)

 A/ L’implication parentale dans l’éducation, ses effets

1 –  Un constat : la famille est la première source de savoirs

C’est ce que révèlent les études réalisées en ZEP depuis les années 90 par Bernard Charlot et l’équipe ESCOL (Paris 8), auprès de jeunes de collèges, de lycée, mais aussi de l’élémentaire. Dans 80 % des« bilans de savoir » réalisés, la famille est présente à travers au moins d’un de ses membres (alors que l’école est absente d’un tiers des bilans de savoir !) :

– la famille est citée de façon très personnalisée (père, mère, s?ur…) ;

– la famille élargie (grands-parents, oncles, cousins…) apparaît dans 20 % des cas ;

– la mère est le personnage central qui assure les apprentissages (marcher, manger et boire, parler, s’habiller, se laver, jouer, dessiner), au-delà même des savoir-faire domestiques ;

– les parents sont régulièrement cités à propos d’apprentissages de type scolaire.

Ces bilans mentionnent des apprentissages très variés, au sein d’un réseau familial riche en occasions d’apprendre, confirmant d’autres recherches(Europe, Etats-Unis, Canada) : contrairement aux idées reçues,les familles populaires accordent de l’importance aux apprentissages scolaires et essayent d’y contribuer. Si la famille initie à certains apprentissages, elle contribue également à l’édification de repères, de manières d’être et de faire qui influent sur le développement de l’enfant.

2 –  Les divers « styles » éducatifs… et leurs incidences

L’exercice de la fonction parentale comporte deux dimensions majeures : l’attachement et le contrôle. « Etre parent, c’est d’abord prendre l’enfant en charge, l’aimer et lui exprimer son affection par des manifestations de proximité et de chaleur. (… mais) c’est également contrôler les conduites de l’enfant, exercer la supervision en convenant des règles et des exigences, fixer des limites et imposer des sanctions en cas de dérogation »1.Quatre modes d’éducation se dégagent des diverses recherches menées sur cette question :

-les parents autoritaires exercent un contrôle très ferme, avec peu de place à l’affection ;

-les permissifs sont très affectueux mais exercent peu la fonction de contrôle ;

-les négligents n’assument ni le contrôle, ni l’attachement ;

-les « authoritatifs »exercent les deux fonctions, imposent des règles et des exigences fermes tout en assurant l’affection et la présence chaleureuse2.

Parmi ces modèles, liés à une conception de l’enfant et de ses besoins éducatifs, deux sont très pénalisants : le modèle désorganisé ou chaotique, qui entraîne chez les enfants des déficits d’attention, des problèmes d’apprentissage et de conduite (opposition envers les professeurs,conflits avec les pairs) ; le modèle contrôlant et rigide, qui entraîne anxiété face à l’échec, obsessions, passivité et résistances. Un certain nombre de parents revendiquent un contrôle fréquent du travail scolaire quand d’autres font plus confiance à l’enfant, gèrent l’accompagnement dans la souplesse et le souci d’autonomie, de responsabilisation3. Certains parents accordent peu de place à l’individualité et aux désirs de l’enfant, imposant plutôt une pression importante pour l’assimilation de normes de conduite. L’enfant est rarement autorisé, et jamais encouragé, à explorer de lui-même des lieux,des choses, des idées, des contacts avec autrui (ce qui influe sur le développement des capacités d’autonomie et de réflexivité).

B/ Les pratiques socialisatrices des familles populaires

1 –  Les sorties avec l’enfant

De nombreux travaux ont établi que les sorties « culturelles » sont très peu fréquentes (sorties qui n’appartiennent pas à l’horizon social de leur existence : théâtre, visite d’expositions, musée,voire film au cinéma). Les sorties sont limitées par des contraintes économiques et matérielles (manque de temps, nombre d’enfants… et difficultés liées au comportement des enfants à l’extérieur du quartier (« ils sont pas tranquilles », «… ne m’écoutent pas bien »).Lieu familier, le quartier n’exige pas un contrôle aussi strict des enfants, de leurs comportements (contrairement à l’extérieur,mettant sans cesse les parents en contradiction avec les comportements légitimes).

On préfère ainsi les sorties en famille, la promenade au parc, au stade voisin. « On s’éloigne peu des lieux « qui nous appartiennent », de l’espace dans lequel on tend à s’enfermer parce qu’on y est enfermé ». En dehors, sentiment ou risque de ne pas être« à sa place ». Le monde extérieur paraît hostile et inquiétant à force d’y essuyer des échecs.

Les sorties sont exemptes de tout caractère éducatif (contrairement aux pratiques des classes moyennes et supérieures). Il s’agit de quitter l’appartement, de ne pas rester enfermés, de se détendre, de permettre aux enfants de « se défouler », se dépenser,d’éviter qu’ils deviennent insupportables par un trop long séjour à l’intérieur. Promenades, parties de football… :l’important, c’est le plaisir qu’on prend ensemble.

2 – Les « jeux » avec les enfants

Ce ne sont pas d’abord des jeux de société. Contrairement aux familles des classes supérieures, les jouets ne sont pas considérés comme « instruments de développement cognitif ou supports de l’imagination »(B. Bernstein, 1975). Jouer, c’est prendre du plaisir,s’« éclater » ensemble, sans visée « pédagogique ».

Beaucoup de jeux spontanés entre les individus, fréquents jeux corporels(chatouilles, bagarres, corps à corps). Le langage du corps tient une place capitale dans les familles populaires et l’affection des parents envers leurs enfants passe surtout par le corps. Valorisationde la force et de la résistance physique (valeurs de« virilité »). S’investir par le contact physique :forme dans laquelle on peut le mieux manifester ses sentiments sans perdre de son autorité et de sa légitimité (les parents gardent« le dessus »).

3 –  L‘autorité parentale

Les parents sont souvent accusés de ne pas tenir les enfants, de les laisser sans surveillance, livrés à eux-mêmes, sans autorité et à l’inverse,d’être trop stricts, trop autoritaires, de ne pas leur laisser suffisamment d’autonomie (critiques contradictoires, incriminant le manque de cohérence, l’irrationalité ou l’illogisme des pratiques parentales).

Limites strictes,surveillance et liberté

Selon B. Charlot, « dans les milieux populaires, l’adaptation de l’enfant passe par l’action et par la conquête d’une grande autonomie dans l’action ». Pour J. Kellerhals et C. Montandon, « les techniques d’influence des parents sur les enfants dans les familles populaires sont prioritairement des techniques de contrôle », contrairement à d’autres familles, qui jouent davantage sur les relations avec les enfants et privilégient l’autonomie.

Ce qui domine, c’est une combinaison de la sévérité et de la liberté. Il n’y a pas de surveillance permanente et directe, pas de règle pour régir chaque moment de l’enfant, mais des limites à ne pas dépasser,limites territoriales et limites d’acceptabilité qui, en cas de transgression, entraînent la répression verbale ou physique.

Les parents fixent un cadre à respecter de façon impérative (ex. rentrer à telle heure), mais la liberté est laissée en dehors de ce cadre : on fait « ce qu’on veut ». Dans certaines familles, les enfants peuvent jouer dehors, autour des immeubles ou dans la rue pendant de longues heures sans grande surveillance (le logement en haut de l’immeuble rend la surveillance effectivement difficile).

L’idée de surveillance et de contrôle semble importante pour tout ce qui concerne l’extérieur du domicile familial. Les parents disent avoir peur de voir leur enfant « mal tourner » (exemples pris dans le quartier ou leur propre enfance), évoquent le risque de déchéance, de stigmatisation par le comportement de l’un des membres de la famille.

Ce contrôle« extérieur » (des comportements, des conduites répréhensibles, la surveillance des fréquentations) consistant à fixer les limites et à réprimer sur-le-champ tout écart va à l’encontre d’autres pratiques, visant à transmettre, à faire intérioriser une morale par un discours éducatif, à produire des dispositions par explication de principes moraux, permettant aux enfants de faire eux-mêmes la part des choses, de discerner les bonnes et les mauvaises influences.

Les limites sont rappelées au « coup par coup », les règles à respecter sont peu nombreuses, peu explicites, et pas justifiées par un long discours. Les pratiques des enfants sont en général moins contrôlées quand elles ne semblent pas avoir de répercussion directement visible ( Ex. contrôle de l’usage de la télévision, heure du coucher).

Des sanctions contextualisées et immédiates

Lorsque les parents sanctionnent l’acte de l’enfant, la sanction prime sur la justification (« je veux pas le savoir »…).L’autorité se manifeste de façon toujours très contextualisée,s’applique en relation avec une situation précise et immédiate davantage qu’en référence à des conséquences éducatives lointaines. Répression de l’acte coupable qu’il faut interrompre immédiatement pour faire cesser dans l’instant l’action que les parents désapprouvent, parce qu’elle met en danger l’enfant ou un de ses camarades, parce qu’elle donne une représentation négative de la famille ou contredit l’autorité parentale.

La sanction est généralement peu justifiée par des considérations éducatives générales, mais par l’acte lui-même. Si dans les familles populaires, elle vise à empêcher les actes de désobéissance ou condamnables, les parents de classes supérieures sont plus sensibles aux intentions, en référence à des normes qui s’inscrivent dans un cadre plus large. La morale qui sous-tend la punition est peu ou pas explicitée. Qui plus est, dans certaines familles, les sanctions et punitions semblent dépendre de la colère des parents, de leur état de patience plus que de règles formelles,de principes intangibles valables à tous moments (« ils me font craquer jusqu’à la dernière limite »).

De façon générale, le mode d’autorité est inséparable du contexte dans lequel ils’applique, et ne peut s’exercer que par la présence physique des parents (contrairement à l’intériorisation des principes de comportement, qui permet l’« auto-contrôle » des conduites). Autorité ferme… mais seulement quand l’enfant est présent. Cris et corrections physiques sont des moyens privilégiés pour « voir le dessus », imposer son autorité.

C/ Un rapport difficile à l’institution École…

1 –  Desraisons de ne pas les voir…

Des raisons matérielles sont fréquemment évoquées : horaires de travail (qui ne conviennent pas ou sont peu prévisibles à l’avance) ; souci des enfants (ceux en bas âge à garder ;aînés à récupérer, faire goûter, etc.). Raisons objectives auxquelles s’ajoutent parfois des problèmes de communication(numéro de téléphone pas toujours fiable, oubli de ce qui est proposé trop à l’avance ou passe par l’écrit) mais aussi des raisons symboliques sans doute plus profondes et qui ne« se disent pas » (d’ailleurs parce que certaines agissent de façon diffuse, inconsciente, à l’insu des acteurs).

L’entrée àl’école maternelle…

avec la fréquentation de l’école maternelle, mise à l’épreuve des manières d’être et de faire familières, « appréciation des résultats de l’inculcation familiale » sur divers plans :

état de santé (propreté, fatigue…) ;

développement du caractère (agressif…) ; socialisation de l’enfant (signalé comme étant toujours seul, ou violent avec les autres…) ;

développement cognitif (n’écoute pas, ne comprend pas, peu « éveillé »)

Sans compter le dévoilement possible de problèmes familiaux spécifiques (violence,pauvreté, mauvaise nutrition). La famille se trouve exposée au regard, au jugement social (ce qui pourrait expliquer que certaines familles soient en retrait ou « fuyantes »,soucieuses de s’en préserver). Les messages entre les diverses instances (école / centre / famille) sont potentiellement porteurs de conflits, de culpabilisation, de stigmatisation(notamment en comparaison avec les modes de faire des parents d’autres milieux).

La nature de la situation de rencontre avec les enseignants (les animateurs ?…) :

Les parents sont souvent appelés quand il y a des difficultés scolaires et/ou des comportements réprouvés (les pratiques familiales, les modes de vie peuvent être alors mis en cause). « Etre convoqué »,c’est le signe d’un problème, d’une conduite répréhensible.Ils ont le sentiment d’être suspectés ou désignés comme responsables de problèmes qui leur échappent. Image de« non-conformité », d’illégitimité de leurs pratiques. Les parents se sentent « sur la sellette »(Sentiment d’inquiétude, de culpabilité).

Les interactions sont dissymétriques et inégales (sur les plans institutionnel, culturel,langagier). Il s’échange de l’autorité, de la reconnaissance ou de la dénégation de l’autre. Cela fait ressurgir des souvenirs douloureux (votre enfant est « agité », « en difficultés »… les mots sont retournés, avec le sentiment de revivre leur scolarité)

Pour certains parents,il faut « rester à sa place », « ne pas se mettre en avant », c’est une question de dignité… Venir s’apparente à une démarche de sollicitation d’avantages ou de faveurs, ce qu’ils refusent.

On note un fréquent sentiment d’infériorité (par rapport à la langue notamment) ou d’incompétence. Il faut cacher ce qu’on ressent comme un manque d’instruction. Parfois, les parents craignent que les rencontres produisent des effets négatifs sur leur enfant, et limitent les informations sur eux pour ne pas renforcer de perception négative des enseignants (et parallèlement, les jeunes eux-mêmes n’aiment pas que leurs parents viennent à l’école).

« De la même manière qu’il existe des formes d’auto-censure dans les échanges langagiers, l’évitement de l’école par les parents, leur non participation aux réunions, leurs silences… sont des anticipations des sanctions menaçant leur présence, leur langage,leurs pratiques, leur être sur le terrain de l’école » (D .Thin, p. 182)

2 – Les diverses postures face à l’Ecole

Le repli : Pour ces familles, dont le seul repère est la scolarisation élémentaire (au mieux) la tactique scolaire est le plus souvent « soustractive »ou d’ « abstention ». « Cet évitement prend, mais à l’envers, valeur de stratégie défensive. Se tenir à l’écart du monde scolaire, c’est aussi protéger son identité »  (évite de « perdre la face »ou d’apparaître comme des « mauvais parents »)

La distanciation soumise :Souvent, les familles ayant le moins de maîtrise de l’Ecole ont intériorisé le différentiel de légitimité en leur défaveur et ont aussi un fort sentiment d’incompétence éducative.

– Soumission / résignation(Acceptation respectueuse à confiance « aveugle » du dominé)

– Se sentent incompétents à aider leurs enfants > délégation de responsabilité à l’école.

– Avec le sentiment que le fonctionnement de l’école et les méthodes pédagogiques ne relèvent pas de leurs prérogatives (« chacun à sa place » :refus d’ingérence…)

La collaboration :qui peut être de type…

– savante (médiation réflexive .ex.connaissance ou sensibilité pédagogique)

– domestique (rapport direct au monde des choses concrètes : participer à des sorties scolaires,cuisiner…). A priori, les parents de milieux populaires s’y retrouvent davantage…

D/ S’impliquer dans l’Ecole… ou dans la scolarité ?

Lorsqu’on parle de l’implication des parents, on pense tout d’abord à se manifestations tangibles, à ses formes extérieures :participation aux structures de représentation officielles (ex.conseils d’école…), aux diverses initiatives éducatives(sorties, visites, animations d’ateliers, interventions ponctuelles), aux réunions de parents (de la classe, de l’école,du Centre de Loisirs), etc.

Si cette forme d’implication dans l’école est importante, elle ne suffit pas à assurer une scolarisation réussie…Celle-ci dépend davantage de l’implication quotidienne des parents dans l’espace familial, implication plus souterraine, diffuse voire implicite et néanmoins fondamentale vis-à-vis de la scolarité… (et sans forcément investir l’école !).

Trois processus interagissent dans la dynamique éducative familiale, contribuant à alimenter et à accompagner le projet d’apprendre :

– la construction d’un système de référence. La famille propose des modèles et contre-modèles permettant à l’enfant de se construire par identifications croisées (« ne fais pas comme ton frère ! » ; « regarde ta cousine » ;« elle voudrait bien faire comme sa tante »…). Elle renvoie à l’enfant une image de lui-même (si certains enfants sont décrits comme étant curieux, débrouillards et volontaires, Christophe est présenté par sa mère au début CP comme étant « maladroit, écrivant toujours cochon,cabochard, faignant… et gaucher » !).

– L’incitation.La présentation de l’école, de sa spécificité, de son intérêt, de l’importance des apprentissages qui s’y réalisent participe à donner sens à la scolarisation. Au-delà, les parents ont des attentes vis-à-vis de la scolarité, visent plus ou moins explicitement un niveau d’études pour leur enfant,développent des projets d’avenir pour lui.

L’opérationnalisation. C’est ce qui est concrètement mis en oeuvre : les pré-apprentissages réalisés à la maison, l’aide au travail scolaire et les modalités d’accompagnement.

1 –  La place faite à l’école.

Les familles dont les enfants réussissent à l’école se distinguent par l’importance accordée aux études et aux aspirations scolaires et professionnelles. La valorisation des études n’est pas seulement déclarée,mais exprimée très tôt, à travers une série de gestes symboliques :

– organisation du temps et de l’espaceà la maison dans le but de favoriser les apprentissages ;

– discussions sur les devoirs, sur lesenseignants, les camarades, la vie de la classe ;

– suite donnée aux activités scolaires (ex. visites, sorties, lectures…).

L’attitude des parents vis-à-vis du travail à l’école et l’intérêt qu’ils manifestent ont un effet direct sur les performances scolaires et l’estime de soi.Les « standards parentaux » intériorisés (tolérance ou exigence et visée d’excellence) servent de repères aux enfants. A contrario, il y a problème quand les attentes et« missions » ne sont pas signifiées à l’enfant(interprété comme désintérêt, indifférence) ou quand elles sont ambivalentes, contradictoires (La mère de Vincent :« Moi, j’ai toujours aimé l’école, mais s’il n’y avait que mon mari, il irait pas à l’école. Pour lui, ça sert à rien… »).

En ZEP, il n’est pas rare de noter chez les parents interrogés des sentiments mêlés d’insatisfaction(de leur situation actuelle) et de fierté (de leur culture d’origine)4.Ils oscillent entre deux attitudes : encourager leurs enfants à« ne surtout pas faire comme eux », et les inciter à les imiter et à les dépasser (injonction contradictoire).

2 –  Les attentes à l’égard de l’Ecole :

L’École, pour « s’ensortir », ne pas déchoir…

« Les attentes vis-à-vis de l’Ecole doivent au moins autant à la potentialité de la carrière négative’ omniprésente dans le monde ouvrier qu’à l’espoir d’une promotion sociale »(p.130). On espère, grâce à l’école, « s’en sortir », être capable de se débrouiller dans la vie de tous les jours ; pouvoir remplir ses papiers ; ne pas être perdu devant la complexité des démarches administratives,l’évolution des techniques et moyens de communication ; être autonome. Les attentes par rapport à l’école ne sont pas de l’ordre de l’ascension sociale, mais de la maîtrise de ce que la vie impose quotidiennement. Ce sont des attentes pratiques(sont critiques à l’égard de l’école qui leur semble transmettre de manière abstraite des savoirs de plus en plus abstraits, dont les finalités sont de moins en moins saisissables à court terme).

Pour ces parents, à travers l’école, il s’agit surtout de sortir de la précarité et de la vulnérabilité (…) ce qui n’est possible qu’à la condition « d’avoir un bon métier ».S’il faut travailler à l’école, c’est pour ne pas être comme ses parents (« Discours qui transmet aux enfants l’idée de l’indignité de la vie des parents en même temps que ses difficultés »).

Des ambitions« réalistes »….

Les études longues ? Séduisant mais plus aléatoire, pas toujours rentables et aux débouchés plus lointains, incertains. Hésitation entre le rêve difficile à atteindre… et une réalité plus tangible et plus accessible : avoir « quelque chose dans les mains ».

Les parents qui escomptent des études générales au-delà du collège sont dans le flou des objectifs et des perspectives (il faut aller « le plus loin possible », « jusqu’au bout », « aussi loin qu’il pourra »). Ils ont du mal à envisager des formations précises (faute de les connaître) et manquent d’assurance quant à l’avenir des enfants. On a le « sentiment que si le “meilleur” est souhaité pour les enfants, il n’est jamais sûr, mais le “pire” est toujours possible »(D.Thin).

3 – Valeur et conception du travail à l’école

Un rapport« instrumental » à l’école

« Chaque instant de la vie scolaire est appréhendé selon la logique de l’efficacité ». Toutes les activités qui semblent détourner le enfants des apprentissages dits fondamentaux apparaissent plus ou moins suspectes (arts plastiques, sorties :inutiles, perte de temps). Cela vaut pour le péri-scolaire (Etudes surveillées disqualifiées si les devoirs ne sont pas faits…).Pour ces familles, l’école ne doit transmettre que des savoirs utiles et tous les savoirs utiles.

Pour apprendre, lalogique du « travail ».

Pour les familles populaires, l’acquisition de connaissances est conçue comme addition de savoirs (stock à constituer) davantage que maîtrise de processus ou capacité à raisonner. Pour apprendre, il suffit d’écouter et de « travailler » (bien, beaucoup…disent les enfants). Les parents réclament davantage de travail à l’école (du « sérieux » !) et de devoirs à la maison (dans la même logique, il y a dévalorisation du jeu et de l’école maternelle).

4 – L’accompagnement de la scolarité : du suivi distant au sur-investissement

Extériorité des incitations au travail / Recherche de résultats concrets et immédiats.

Les parents des familles populaires font surtout attention aux résultats (mesurés par les notes et le livret scolaire, seuls repères fiables). « Pour les parents n’ayant pas eux-mêmes d’acquis scolaires suffisants pour apprécier l’évolution des connaissances et la maîtrise des savoirs scolaires, une bonne scolarité est d’abord une scolarité dans laquelle les résultats scolaires sont bons (…)Dans cette optique, les notes deviennent plus importantes que la maîtrise des connaissances qu’elles sont censées évaluer ». (D. Thin, p.142)

Il y a comme une équivalence : mauvaise note/manque de travail (notes :récompense, « salaire » du travail fourni) > logique de récompense et de sanctions (… voire corrections physiques).« En punissant, en corrigeant ou en promettant des récompenses pour tenter d’améliorer les résultats scolaires, les P. agissent de “l’extérieur”(…). Il n’y pas là l’idée de transmettre des dispositions au travail et à l’étude, pas non plus l’idée d’une action continue sur les apprentissages scolaires » (p.145). Les punitions,les sanctions sont des solutions à court terme, immédiates et contextualisées (en phase avec le rapport à l’autorité).

Du suivi distant à la « sur-scolarisation »

Pour les parents n’ayant jamais ou très peu été scolarisés, « s’intéresser à la scolarité est une gageure tant il leur manque les outils nécessaires non seulement pour aider les enfants, mais aussi pour comprendre le sens de ce que les enfants font à l’école et pour l’école ».(p.146)

a/ Le suivi distant :

C’est le lot des parents dont les pratiques socialisatrices sont les plus éloignées du mode scolaire de socialisation, dont la logique n’est pas une action systématique, d’une emprise totale (pour la scolarité comme pour les autres domaines).

Le manque de temps (conditions d’existence, horaires de travail, nombre d’enfants) s’ajoute à la faible maîtrise des savoirs et attendus scolaires. Ils ont le sentiment d’être « hors jeu », évitent d’intervenir…de peur de nuire (ils ont le sentiment de ne pouvoir ou de ne devoir rien faire pour la scolarité).

Ils se contentent d’assurer des conditions correctes d’existence, en tentant de mobiliser et d’utiliser différentes aides pour leurs enfants (personnes extérieures, aînés, dispositifs d’entraide scolaire) et en réalisant des achats de matériel éducatif, parfois très coûteux(dictionnaires, encyclopédies, cassettes et CD Rom « éducatifs »,etc.)… Mais « patrimoine culturel mort » (comme les livres, sacralisés), car «  la possession d’instruments de savoir ou de  culture  est sans efficacité si elle n’est pas accompagnée de la  transmission des dispositions à s’en servir et à acquérir les savoirs qu’ils contiennent ».

b/ Ceux qui « sur-investissent »

Certains parents n’hésitent pas à ajouter du travail supplémentaire aux devoirs donnés par l’enseignant (Selon plusieurs recherches [Cf. Cléopâtre Montandon], c’est dans les milieux populaires qu’on trouve les temps les plus longs pour les devoirs à la maison.)

Parfois, les devoirs sont faits par les parents eux-mêmes, afin que l’enfant soit « en règle » avec l’école, ce qui lui évite le risque d’être pénalisé. Par crainte de l’échec, ils laissent très peu d’autonomie aux enfants. Ceux-ci, au dire des parents, ne font leurs devoirs que si « on est derrière eux » (surveillance,contrainte, contrôle).

Cette logique de sur-investissement apparaît aussi dans les exigences que les parents imposent : les devoirs « bien faits », ce sont des réponses justes mais aussi (surtout ?) un travail propre,soigné, bien présenté… en référence à leur propre scolarité primaire et aux catégories de perception de ce qu’est un travail bien fait dans le monde ouvrier. « Transposition des impératifs scolaires dans les termes de la logique populaire (…)pratiques contraires à la logique pédagogique d’aujourd’hui,qui suppose l’apprentissage de l’autonomie dans le travail scolaire et par là dans la vie sociale » (p.158)

L’école est un espace d’interactions où les membres des classes populaires sont confrontés à des normes et à des logiques dominantes dont la maîtrise leur échappe complètement. Ces parents ont ainsi moins de difficulté à saisir les enjeux de l’école que la manière adéquate de jouer le jeu : accusés de ne pas s’occuper suffisamment de leurs enfants, de « démissionner » ou de se désintéresser de l’école ou bien, à l’inverse, d’en faire trop (trop de pression, trop de travail inutile, d’exigences outrancières qui nuisent) ; ils se trouvent dans les deux cas disqualifiés…

BIBLIOGRAPHIE

-Geneviève BERGONNIER-DUPUY, « Famille(s) et scolarisation »à la Revue Française de Pédagogie n°151« Pratiques éducatives familiales et scolarisation »,avril-mai-juin 2005.

-Jean-Marc Jaeggi et Françoise Osiek, Familles, Ecole et quartier.De la solitude au sens : échec ou réussite scolaire d’enfants de milieu populaire, SRED (Service de la Recherche en Education),Genève, avril 2003.

-Eric MANGEZ, Magali JOSEPH, Bernard DELVAUX, Les familles défavorisées à l’épreuve de l’Ecole maternelle.Collaboration, lutte, repli, distanciation, CERISIS-UCL (Centrede Recherche Interdisciplinaire pour la Solidarité et l’Innovation Sociale), Université de Louvain (Belgique), octobre 2002.

-Daniel THIN, Quartiers populaires : l’école et lesfamilles, Lyon, PUL, 1998.

– L.BERNIER et F. DE SINGLY (dir.), Lien Social et Politiques-RIAC35, Montréal, Québec (Canada), 1996.

-J.-C. KELLERHALLS, C. MONTANDON et al., Les stratégies éducatives des familles : milieu social, dynamique familiale et éducation des pré-adolescents, Lausanne, Delachaux &Niestlé, 1991.

– P.PERRENOUD, C. MONTANDON (dir.), Qui maîtrise l’école ?Lausanne, Réalités sociales, 1988.

– J.LAUTREY, Classe sociale, milieu familial, intelligence, Paris,PUF, 1980.

______________________________________________________________________________________

Typologie du rapport à l’école des familles de milieux populaires

    1) Le partenariat :

– Rapport actif àl’école (assistent aux réunions, contacts réguliers avecl’enseignant) ;

– S’impliquent dans lesuivi scolaire, stimulent l’enfant, l’encouragent.

… Jamais définitivement acquis

  • Entretenir motivation et implication

2) La délégation :

– Image positive(parfois « sacralisée » à l’école > pensent qu’ils n’ont pas à intervenir (d’autant plus quand il y a un problème de langue).

– Se rendre à l’école ou participer à la vie scolaire est considéré comme une ingérence(« Chacun maître chez soi » – confiance > ne pas se mêler de ce qui « ne nous regarde pas »).

  • Faire comprendre que l’école a besoin d’eux

… pour déclencher ou soutenir l’intérêt des enfants / apprentissages

3) La résignation :

– Parents ayant eux-mêmes connu des difficultés et des échecs scolaires.

– Sont désespérés de constater les difficultés de leur enfant,

– et sont découragés car ils se sentent incapables de l’aider (sentiment d’incompétence et de fatalité : c’est normal pour « des gens comme nous »…).

  • Importance de mieux connaître l’école,

d’y vivre des expériences positives et gratifiantes (> créer des évènements)

  • Redonner confiance en leurs propres capacités éducatives

(Eventuellement…instances de médiation pour résoudre malentendus et conflits)

4) L’ambivalence :

– Pensent que l’école c’est important, s’impliquent dans le suivi de l’enfant (le font travailler…)

– Mais parallèlement,critiquent ouvertement soit :

  • l’école (qui sollicite trop les enfants) ;
  • l’enseignant(e), jugé laxiste ou injuste ;
  • les méthodes d’enseignement.

– Relève plus largementd’une « incohérence éducative »…

L’Ecole doit, plus que jamais :
Expliciter clairement les orientations, objectifs, méthodes de travail.
Valoriser le travail d’accompagnement effectué par les parents.
– Leur donner des occasions de vivre des expériences positives dans le cadre scolaire.
– Et médiation externe pour régler les éventuels conflits.

************************************

L’École a 3 fonctions à assumer auprès des familles des milieux populaires :

  1. Donner une information claire et accessible sur ses pratiques et attendus ;

  2. Réduire la distance existant entre certaines familles et l’institution scolaire ;

  3. Se sentir la co-responsabilité de créer du lien social avec le quartier et avec les autres partenaires.

1 M. CLAES, J. COMEAU, « L’école et la famille : deux mondes ? » dans L. BERNIER , F. de SINGLY (dir.), Lien Social et Politiques à RIAC 35, Montréal, Québec, 1996, p. 77.

2 L’impact sur les résultats se maintient à travers les classes sociales, les structures familiales, les ethnies…

3 Attitude différenciatrice jouant dans la scolarité des collégiens de milieux populaires, Alice DAVAILLON, « Les collégiens en difficulté : portraits de familles », Education & Formations n°36, DEPà MEN, oct. 1993.

4 R. KOHN, « La mobilisation des parents pour la réussite scolaire des enfants », dans B. CHARLOT et al., Rapport au savoir et rapport à l’école dans les zones d’éducation prioritaires, Rapport pour le FAS et la DPM. Equipe ESCOL, Université Paris 8, 1992.