Devoirs ou travail personnel Journée thématique FCPE à Paris, 31 mars 2012 Devoirs ou travail personnel ? Jacques BERNARDIN Equipe ESCOL- Circeft, Université Paris 8 Président du GFEN I/ Les devoirs, d’hier à aujourd’hui 1) Une histoire ancienne Les écoliers ont toujours fait des devoirs, semble-t-il, comme en atteste un fragment de tablette écrite à Sumer il y a environ 4 000 ans : « … ils m’ont donné mon travail écrit. Je suis rentré chez moi… J’ai lu ma tablette et mon père était content… « Réveille-moi tôt demain. Je ne dois pas être en retard, sinon mon maître me fouettera ». Je suis arrivé avant mon maître. Je l’ai salué avec respect. Mon maître a dit : « ton écriture n’est pas bonne » et il m’a fouetté. Il m’a dit : « tu n’as pas bien pratiqué l’art du scribe ».[1]». 2) L’externalisation du travail scolaire. Jusqu’à la fin du 19è siècle, dans l’enseignement secondaire, les cours duraient deux heures et le travail aujourd’hui nommé « du soir » se faisait dans le cadre scolaire, avec l’aide de répétiteurs qui encadraient les élèves hors de la classe et notamment à l’étude. Le raccourcissement des heures de cours et l’expansion des programmes ont contribué à externaliser le travail de l’étude, jugé nécessaire pour poursuivre et parfaire les apprentissages initiés dans l’école. Avec l’ouverture du Secondaire et le prolongement des cursus, l’école primaire a vu elle aussi ses exigences augmenter, afin de préparer tous les élèves au collège. Le travail du soir s’est banalisé, gage de sérieux pour beaucoup de parents (et d’enseignants), dans la conviction qu’il était indispensable pour asseoir les apprentissages, tout autant que lien d’information entre les deux instances. 3) Le cadrage institutionnel, nécessaire mais insuffisant Censé aider les élèves, il ne répond que très inégalement à cette ambition. On le sait depuis longtemps… mais les pratiques résistent aux textes. Faisons un petit rappel historique. Dans les années 50, Robert Gloton (ancien Président du GFEN), alors qu’il était Inspecteur de l’Education nationale dans l’Eure, fait une étude montrant l’inefficacité et l’injustice du travail du soir. Sur cette base, il rédige un rapport au Ministère qui sera à l’origine de l’arrêté de 23 novembre 1956 interdisant les devoirs à la maison dans toutes les écoles primaires[2]. Mais on sait que les habitudes vont perdurer… En 1994, le Ministère de l’Education nationale tente de clarifier la situation et crée les études dirigées dans le primaire. « Les maîtres aident les élèves à intégrer diverses méthodes et à mieux les utiliser à bon escient. Ils contribuent ainsi à développer leurs capacités d’attention, d’organisation et de réflexion (…) dans ces conditions, les élèves n’ont pas de devoirs écrits en dehors du temps scolaire ». On sait ce qu’il en est advenu depuis. Fin 2004, Dominique Glasman constate dans son rapport au Haut Conseil à l’Evaluation de l’Ecole que « 80 à 90 % des enseignants prescrivent régulièrement des devoirs à la maison, y compris à l’écrit, surplus à une journée déjà chargée, pratique au bénéfice contestable et aux effets discriminatoires accrus »[3]. Depuis, rien de nouveau… Les parents haussent le ton, étouffés par ces « devoirs ». II/ Les parents face aux devoirs 1) Le temps qu’ils y consacrent… Selon une enquête réalisée par l’INSEE en 2004, l’aide apportée par les parents est, en moyenne, de 19H par mois (30 minutes de plus qu’au début des années 90). Elle est plus importante au primaire et début de collège qu’après (14 H par mois au CP ; 4 H en Première-Terminale). La mère consacre en moyenne plus du double du temps que le père, tous milieux sociaux confondus, avec des différences selon les niveaux d’études. Du côté des élèves, le temps consacré au travail du soir varie (selon une étude de 1995) au CP de 12 à 27 minutes pour les plus lents et, en CM2, de 22 à 45 minutes. 2) Un suivi inégal selon les familles Selon une étude réalisée en 2009 à l’initiative des étudiants de l’AFEV auprès de 400 élèves accompagnés dans leur scolarité[4], 61 % des élèves déclarent que leurs parents leur demandent « tous les jours » s’ils ont des leçons ou devoirs à faire ; 28 % quelquefois et 12 % jamais (soit près de 40 %). « Pour autant, ces parents (…) ne se sentent pas armés pour aider leurs enfants à les faire » : 24 % affirment être souvent aidés, 35 % parfois et 41 % sont rarement voire jamais aidés par leurs parents (49 % au collège). On note un fréquent sentiment d’incompétence chez certains parents. Dès le primaire, un sur cinq a l’impression de ne pas avoir les connaissances nécessaires. Plus de la moitié des mères sans aucun diplôme se sentent dépassées dès l’école élémentaire, avec une difficulté à « suivre » les contenus scolaires (au-delà des fondamentaux) et le sentiment fréquent d’un décalage par rapport aux méthodes utilisées. 3) La nature des aides On sait que prévaut souvent un modèle « 3è République » dans les familles populaires, plus tourné vers la mémorisation que vers la compréhension, conception qui a des incidences sur les conseils prodigués à l’enfant et sur la conduite du travail du soir. Certaines modalités d’accompagnement peuvent être contre-productives, oscillant entre confiance exagérée et travail en plus voire harcèlement[5]. C’est souvent en termes de surveillance et de contrôle que le suivi scolaire est assuré au quotidien, les enfants prenant alors l’habitude de ne faire leur travail « que si on est derrière ». L’aide des parents de milieux favorisés n’est pas de même nature, est moins crispée sur la réalisation du travail que sur son sens. Ces parents interviennent plutôt du côté de la médiation culturelle (sorties, lectures, visites, consultations documentaires, recherche en bibliothèque, etc.), la contextualisation de ce qui a été appris à l’école (pratiques sociales de référence, lien avec le quotidien ou le passé…) et les mises en relation. Au lieu d’être dans une incitation à « liquider les devoirs » au jour le jour pour se mettre en règle avec l’école (pouvant aller jusqu’à les faire à la place de l’enfant), ils aident à anticiper, planifier le travail et fournissent si besoin un appui méthodologique (usage du manuel, relecture de la leçon, recherche dans les dictionnaires, encyclopédies ou atlas, etc.). Cette différenciation des aides, en décalage ou en en phase avec les attendus scolaires redouble les discriminations. Cela peut à pour certains – suppléer ce que l’école n’a pas assuré : sens et légitimation des contenus travaillés, renforcement de la compréhension, techniques de travail et organisation dans la temporalité… Un tel étayage accroit la responsabilisation de l’élève, la confiance en lui et une autonomie croissante face aux études. Outre le fait que les inégalités scolaires se creusent jusqu’à l’insupportable, les parents à y compris les plus en connivence avec l’univers scolaire à n’en peuvent plus d’y consacrer une telle énergie et d’avoir le sentiment de « devoir faire l’école à la place de l’école »… III/ Quel contenu des devoirs ? Sens, pratiques… et effets 1) Ce qui est donné : quels problèmes récurrents ? Le travail à la maison est souvent trop long. Une étude de la DEP menée il y a dix ans sur le métier enseignant montrait que beaucoup de professeurs attendaient de leurs élèves un temps de travail hors classe disproportionné avec le travail que les élèves, même consciencieux, pouvaient réellement fournir (surtout au collège). Par ailleurs, le sens des devoirs ne semble pas toujours clair. Une étude menée sur un quartier populaire[6] révélait que ce travail était perçu comme une perte de temps voire une punition pour 25 % des élèves interrogés, que cela ne servait qu’à faire son métierd’élève en attendant les parents pour plus de 15 %. Pour les 60 % restants, cela permettait de poursuivre le travail engagé en classe, sous des formes différentes : à mémoriser les notions pour 45,5% ; à mieux les comprendre pour 13,5 %. Pour les enseignants, quelle est la fonction de ce travail : renforcement, illustration, réinvestissement ou préparation du cours ? Quel usage en est fait en classe ? Est-ce contrôlé ou pas ? Obligatoire ou facultatif ? Il subsiste beaucoup d’implicites sur les attendus : que faut-il réellement savoir ?… Ne serait-il justifié que parce que les parents en demandent ? Le travail du soir accroît les tensions école/famille alors qu’il est censé les réduire. Exigeant une mobilisation journalière après leur propre travail, les parents ne comprennent pas toujours ce qui est demandé, sont parfois en conflit avec leur enfant parce que « ce n’est pas comme ça que la maîtresse a expliqué » ou sont en difficulté face à ses demandes (« Tu peux même pas m’aider ! »), ce travail du soir exaspère… y compris les parents enseignants ! Pour les parents de milieu populaire, si l’école est perçue comme « moyen de s’en sortir », il n’est pas facile d’y entrer. Plusieurs facteurs pourraient l’expliquer : blocage vis-à-vis d’une institution perçue comme « territoire étranger et défendu » ; eux-mêmes disqualifiés par l’école, ils ont du mal à se penser comme acteurs importants de la réussite scolaire de leur enfant et préfèrent rester à l’écart. Une constante : l’auto-dévalorisation de leurs capacités et potentialités éducatives, qui les amènent souvent à déléguer le suivi à l’école ou aux dispositifs d’accompagnement à la scolarité. 2) L’accompagnement à la scolarité : pratiques et effets… Servant la pacification des relations dans la famille, l’accompagnement à la scolarité a une fonction réparatrice pour certains élèves, qui apprécient la bienveillance et la disponibilité d’un adulte compétent. Cet espace tiers, soulagé des impératifs scolaires comme de l’impatience parentale, permet de reprendre confiance en soi et de se réconcilier avec l’univers scolaire. On note moins de refus ou de rejet de l’école, un recul de l’absentéisme chez ceux qui en bénéficient, ce qui n’est pas rien. Au-delà de ce rapport à l’école plus serein, qu’en est-il sur le plan des apprentissages ? Selon la synthèse de D. Glasman en 2004, « pour une part non négligeable des enfants et des adolescents, l’accompagnement scolaire est loin de faire la preuve de son efficacité en termes d’appui au travail ». Selon lui, « si on centre sur les résultats scolaires, c’est-à-dire l’amélioration des acquisitions, globalement, la fréquentation de l’accompagnement à la scolarité ne se traduit pas par des progrès notables » (p.129-131). Bruno Suchaut, sur la base des études menées par l’IREDU de 2001 à 2003, fait le même constat. « A caractéristiques scolaires et sociales comparables, l’effet global de l’accompagnement à la scolarité est assez ténu : en moyenne, les élèves ayant fréquenté un dispositif, quelle que soit sa configuration, ne progressent pas différemment des autres élèves comparables (non pris en charge dans les dispositifs). »… Et parfois même, on note des effets négatifs ! [7] Pourquoi ? Il apparaît qu’en tendance, l’aide au travail du soir s’inscrit dans une logique de réussite plus que dans une logique de compréhension. Il s’agit pour les élèves à et souvent pour ceux qui les aident – de faire les devoirs, de les « liquider » selon la formule consacrée, et non d’en profiter pour saisir l’enjeu des tâches et mieux comprendre les notions en jeu. Ce qui conduit à une reconfiguration et à un balisage des tâches qui rétrécit le travail intellectuel : on explique ou on montre au lieu d’inciter à chercher, à mettre les paramètres en relation, type d’aide qui laisse peu de traces et ne modifie en rien la posture face à l’étude. De l’avis de plusieurs partenaires éducatifs impliqués dans l’aide aux devoirs, les principaux obstacles pour les élèves sont : la compréhension des notions censées être apprises à l’école (avant d’être révisées ou réinvesties hors l’école) et la question du sens (sens du travail à effectuer et, plus largement, sens de ce qui se fait et s’apprend à l’école)… IV/ Faut-il supprimer tout travail après l’École ? Est-il nécessaire pour les élèves de travailler après l’école ? Critiquer l’existant l’empêche pas de s’interroger sur la fonction de ce travail personnel, dont on sait la part augmenter tout au long du cursus scolaire. 1) Quelle fonction pourrait avoir le travail du soir ? En quoi serait-il indispensable ? – Contribuer à la maîtrise des contenus. Reprendre et stabiliser les connaissances, parfaire la compréhension des notions étudiées en classe par des exercices et des réemplois créatifs : opérer le passage du comprendre au s’approprier (intégrer, incorporer, faire sien : ce qui est historiquement à l’origine de l’introduction des « devoirs » du soir… MAIS en s’assurant que la notion a été antérieurement comprise à l’école !) Construire des dispositions pour l’étude. Apprendre à devenir « étudiant », c’est-à-dire capable d’étudierseul : prendre l’habitude d’utiliser des outils de référence pour trouver les ressources nécessaires (manuels, ouvrages divers, dictionnaire, encyclopédie, atlas, internet…) ; gagner en autonomie intellectuelle, penser de plus en plus par soi-même ; progresser dans ses capacités à réfléchir, élaborer, produire… 2) Pour l’Ecole, des objets d’attention qui devraient être permanents : a. S’assurer du niveau de compréhension de ce qu’il est demandé d’apprendre, d’appliquer et/ou réinvestir… Afin de ne pas transférer aux familles les prérogatives de l’institution scolaire : initier les apprentissages, fonder la compréhension des notions. Rappelons quelques données : 64 % des élèves suivis par l’AFEV disent ne pas comprendre certaines fois à l’école (20 % souvent) et 41 % des élèves ont peur de se tromper. b. Veiller à la clarté des attendus. Expliciter ce qui est visé, les critères de maîtrise de tel contenu ou technique. Ainsi, lorsqu’on demande d’« apprendre », s’agit-il de savoir par cœur ? De savoir réexpliquer ? De pouvoir appliquer ?… Et dans quelle perspective le travail est-il demandé ? S’agit-il de : – Poursuite du travail engagé en classe (visée d’appropriation, d’incorporation) ; – Extension, transfert (asseoir la maîtrise par le réinvestissement, le réemploi créatif) ; – Anticipation du travail qui va se mener (effectuer des recherches préalables). c. Il revient enfin à l’école d’initier les élèves aux techniques du travail intellectuel requises pour effectuer les tâches demandées, techniques propres à développer l’autonomie : – stratégies de lecture explicites car partagées en classe ; pratique de l’autodictée pour la mémorisation orthographique ; du texte recréé pour s’approprier un texte ; échange sur les manières de faire pour écrire ou résoudre les problèmes, etc. – sur un plan plus transversal, comment faire pour apprendre une leçon ? Trouver la documentation adéquate ? etc. Au-delà de l’initiation à des méthodes opératoires, on peut aider les élèves à la programmation de leur travail, à son anticipation dans la durée. Conclusion S’il s’agit de faire le lien avec les parents, bien d’autres modalités peuvent être imaginées : des contacts personnels aux réunions de classe en passant par la collaboration sur tel point sollicitant leur compétence spécifique, sans compter toutes les occasions provoquées (fêtes d’école, soirées thématiques) ou informelles. Encore faut-il qu’ils se sentent reconnus et légitimés comme partenaires respectables et indispensables, dans une complémentarité des rôles. Encore faut-il qu’ils soient invités plus que convoqués. Encore faut-il qu’ils soient sollicités sur la base des progrès réalisés par leur enfant et non pour entendre des récriminations culpabilisatrices… Du côté de l’élève, en matière d’activité personnelle propre à développer « les gestes de l’étude », on peut aussi valoriser ce qu’il a fait, eu fierté de réussir ou souhaite préparer pour le lendemain : document sur un thème qui passionne ou interroge ; récit, livre à présenter ; écrit pour la boîte à lettres ; préparation d’exposé… Il arrive même qu’ils se « donnent des devoirs » quand le contenu les a passionnés : ainsi, le montage électrique qui a mobilisé toute la famille présenté avec fierté ; la réponse à l’énigme technologique qui nous mettait en impasse sur le fonctionnement du vélo… ou tel questionnement en sciences ou en histoire ayant fait l’objet d’échanges passionnants avec les aînés… Oui, chercher, apprendre, comprendre, ça peut être passionnant ! [1] Rayou, P. (2009), Faire ses devoirs, Presses Universitaires de Rennes, p. 9. [2]Gloton, R. (1979), Au pays des enfants masqués, Casterman E3, p. 181-182. [3] Glasman, D. & Besson, L. (2004). Le Travail des élèves pour l’école en dehors de l’école. Rapport pour le Haut Conseil à l’Evaluation de l’Ecole. [4] Baromètre Trajectoires / AFEV, Année 2009. 2ème journée du refus de l’échec scolaire, 23 sept. 2009, p.8. [5] Cf. Thin, D. (1998), Quartiers populaires. L’école et les familles, Lyon, PUL. [6] Enquête menée en décembre 2008 sur un quartier populaire de la banlieue chartraine, cherchant à croiser les perceptions des divers acteurs (élèves, parents, enseignants, travailleurs sociaux chargés de l’accompagnement), [7] Suchaut, B. (2007), « Accompagnement à la scolarité et réussite éducative. Intérêts et enjeux de l’évaluation ». 2èmes Rencontres de l’Accompagnement à la scolarité. Université Paris X Nanterre. ^ Haut de page 22 septembre 2013 Valérie Pinton